e débat sur la démocratie en Tunisie ne se résume pas au rapport du citoyen à l'État
autoritaire. Celui-ci n'est qu'un verrou sur les trois qui font obstacle à la démocratie. Or
les deux autres, le rapport du citoyen à la religion, et sa place dans l'économie, aujourd'hui
transnationale, sont, comme par une entente tacite entre les figures de proue de la défense des
droits de l'homme, soumis au tabou, alors qu'ils fondent l'essence et l'histoire du concept même
de démocratie.
Démocratie et islamisme
Pour que la démocratie retrouve pleinement sa fonction dans un processus censé conduire à un État
de droit en Tunisie, il faut lui redonner son sens historique : celui de l'émergence et de la
consolidation des droits de l'individu, en tant que citoyen, aux dépens des valeurs
communautaires, en l'occurrence religieuses, auxquelles il était soumis. Pour que la règle du
« jeu » démocratique ne soit pas un leurre, il faut donc préciser quels en sont les
protagonistes. On introduit ainsi ipso facto un clivage entre ceux qui, au nom du dogme religieux
ne voient dans l'individu qu'un membre soumis de la communauté des croyants, et ceux qui, quelles
que soient leurs sensibilités politiques, lui reconnaissent une « valeur essentielle et
fondatrice ». Pour les premiers, l'État ne peut être que de droit divin; pour les seconds, il tire
sa légitimité d'un contrat de citoyenneté. Ces derniers ont l'insigne avantage de se battre pour
les droits de l'homme dans un pays où, dès l'indépendance, la société civile s'est engagée dans
la voie de la sécularisation. Il reste, pour la cohérence de la revendication démocratique, à
approfondir et à formaliser la séparation de la religion et de l'État (ou, pour certains, de la
religion et de la politique).
Les défenseurs de la démocratie en Tunisie sont-ils, tous,
réellement acquis à cette idée? On peut en douter car parmi les plus en vue d'entre eux,
certains se taisent sur la question importante de la légitimation d'un parti islamiste dans
une société démocratique future, tandis que d'autres n'hésitent pas, pour mener à bonne fin leur
combat, à envisager un partenariat avec l'islamisme. On est ainsi en droit de craindre qu'une
stratégie politicienne, estompant la nécessaire démarcation entre les partisans du dogme et ceux
d'une société civile, ne recourt à la mythologie du discours conventionnel sur la démocratie,
pour instrumentaliser cette dernière. Elle ne serait, de la sorte, qu'un alibi légitimant le
règne de la loi aveugle du nombre - alors qu'elle est par essence au service des droits
humains, notamment ceux des femmes dont Bourguiba a fait la moitié des citoyens de ce pays. Dès
lors, à quoi bon se battre en son nom ?
Démocratie et mondialisation
Le passage à un régime démocratique ne se heurte pas seulement à l'autoritarisme de l'État et à
l'obstacle idéologique du passéïsme. Il est confronté aussi à la « perte de sens » et de rôle de
l'État national dans le contexte d'une mondialisation menée au pas de charge, qui le dépouille
progressivement des attributs de sa souveraineté : garantir des formes de protection et de
régulation sociales, fixer des cadres et des objectifs, limiter les abus... Ainsi est vidé de
son contenu le contrat qui le lie aux citoyens, réduits désormais à une poussière d'individus
cible de la marchandisation de la société. Aux questions existentielles que pose leur avenir,
hommes politiques et gouvernants évoquent, feignant l'impuissance, « l'inexorable contrainte de
l'économie transnationale ».
L'État de droit que revendiquent les démocrates tunisiens ne peut exister que par ce contrat qui
fonde son caractère national et sa légitimité, et donne en retour aux citoyens le droit et le
pouvoir d'intervenir, par le vote, dans les décisions de leurs représentants et dans la
politique de l'État. Or, celui-ci a de moins en moins besoin des citoyens-électeurs, étant
délesté de ses prérogatives, et les élus y détenant de moins en moins de pouvoirs. Ce sont des
décideurs sans États, aux pouvoirs sans frontières et sans liens avec le citoyen, qui, en vertu
de leur « droit de vote monétaire », assurent de plus en plus le pilotage des économies nationales : marchés financiers, multinationales, OMC, FMI et autres instances internationales de
l'argent. Le sens profond de la guerre menée contre la Yougoslavie de Milosevic, et de celle qui
se poursuit encore contre l'Irak, réside, au-delà de la lutte contre l'épuration ethnique et de
la défense de la démocratie - nobles objectifs dont se parent ces « acteurs transnationaux » - dans
le démantèlement de la souveraineté et des barrières douanières devant l'avancée de la
mondialisation. On veut faire croire que la libre circulation du capital et des marchandises
ouvre la voie à l'État de droit, quand il ne s'agit, en réalité, que de la démocratie de marché,
c'est-à-dire de la loi d'airain de l'ultra-libéralisme. Les exemples abondent de par le monde, qui
attestent cela. Les régimes autoritaires sont, en vertu des bons principes, moralement
indéfendables et, jusqu'à un certain point, économiquement coûteux. Mais s'ils garantissent la
« paix sociale », et s'ils ne s'exercent pas contre le capital, alors ils sont un mal nécessaire
et bénéficient d'une bienveillance. « Imposons l'État de droit, les centres commerciaux suivront »,
n'est donc pas un dogme intangible.
Une double omission
Islamisme et mondialisation piègent donc la citoyenneté. L'un parce qu'il lui est, par essence,
antinomique, l'autre parce qu'elle a substitué à l'universalité des droits de l'homme celle du
profit. Tous deux, pour des raisons différentes, amenuisent le rôle de l'État et dissolvent son
lien avec le citoyen. Que peut-il alors rester du sens et de la portée de la démocratie ? Tout
cela, les gouvernants le savent et les oppositions tunisiennes le taisent. Celles-ci, à partir
d'un « stock intellectuel » politique inchangé, voire en régression, hérité d'un long passé de
ghetto et de frustration, continuent de manipuler les signes d'une réalité politique en voie de
désorganisation et plus que jamais dominée. Les militants des droits de l'homme dans leur
diversité se battent avec un courage qu'on ne peut nier, mais nourrissent aussi des ambitions
personnelles à présent déclarées. Pour être inhérentes à l'action politique, ces dernières ne
sont pas moins soumises aux impératifs des alliances et autres opportunités politiques. C'est là
qu'est le risque encouru par les droits de l'homme qui peuvent y être sacrifiés, et par le
discours démocratique qui peut tomber dans l'illusionnisme, voire la manipulation. C'est
précisément à ces entournures que sont gênés les leaders de la défense de l'État de droit,
pour donner quelque vraisemblance à un projet démocratique qui reste exclusivement politique et
singulièrement handicapé par une double omission : une réflexion sur le volet économique et la
définition de leurs rapports avec la nébuleuse islamique.
Le Manifeste du 20 mars 2001 [voir Alternatives citoyennes numéro 0], document collectif d'importance, n'a pas échappé à ce double
travers. En omettant de désigner tous les ennemis de la démocratie et du citoyen, il a péché par
opportunisme et s'est ainsi interdit tout à la fois d'être un point de ralliement et
l'initiateur d'un débat sur de nouvelles solidarités.
La première partie de cette analyse a été publiée dans Alternatives citoyennes numéro 5.