Que peut une association féministe ? Tout et rien : tout parce que tout reste à faire ; rien
parce que rien ne peut être fait.
Tout reste à faire. Je me refuserai à entrer ici dans
le labyrinthe comparatif qui noie la cause des femmes
tunisiennes entre ce qu'il y a de pire, d'un côté, et
ce qui lui est exogène, de l'autre. L'horizon
émancipateur des femmes (comme de tout être,
d'ailleurs) ne s'évalue qu'à l'aune de leur propre
volonté, de leurs propres aspirations, elles-mêmes
produits de leur propre histoire. Et l'histoire des
Tunisiennes n'est ni celles des lointaines Afghanes ou
même des plus proches maghrébines ni celles des
Scandinaves ou des États-uniennes. Mais elles n'ont pas
non plus l'histoire d'un seul homme qui aurait façonné
leur condition à sa mesure en promulguant le Code du
Statut Personnel ni encore celle d'une évolution
contrainte par la confrontation à l'Occident.
Leur histoire est celle de leur patrimoine d'action et
d'activisme accumulé tout au long de la période
coloniale et jusqu'aux lendemains immédiats de
l'indépendance. Leur histoire est celle forgée par les
acquis de l'éducation et du travail féminins seuls de
nature à imposer leur présence dans l'espace public et
à donner à l'exercice de leurs droits une quelconque
réalité et effectivité. C'est par ces avancées
souterraines qu'elles modifient imperceptiblement,
graduellement mais inexorablement le paysage de la
société tunisienne et celui de leur condition propre.
C'est par cet engrenage de la perfectibilité, aussi
ancien que l'humanité elle-même, que chaque pas conquis
par les femmes les amène à entrevoir et envisager de
nouvelles frontières à atteindre, de nouvelles limites
à dépasser. En ce sens, aucune attente, aucune demande
ne peuvent être jugées extra-ordinaires, a-typiques,
irrecevables.
Car, en dernière analyse, le plus grand blocage
politico-culturel auquel se heurtent les franges
démocratiques dans ce pays et que, comme l'État, elles
persistent à vouloir considérer la population comme un
tout homogène, unifié et non pas comme une diversité,
une pluralité ; comme une communauté sédimentée par une
même appartenance notamment identitaire et non pas
comme une société construite par la coexistence entre
individualités, catégories, couches sociales
différenciées. La réalité quotidienne et les pratiques
courantes font la démonstration permanente de l'érosion
communautaire au profit d'une segmentation sociétale où
le culturel n'est là que pour servir de liant à un tout
en voie d'implosion parce que dépourvu de créneaux et
de mécanismes de médiation. Dans l'optique dominante,
qui continue à envisager le peuple comme une masse, que
les femmes émergent et se distinguent par une
spécification de leur position sociale et de leur
combat est vécu en soi comme une atteinte insupportable
à la conscience collective ; que parmi les femmes
elles-mêmes apparaissent les mêmes disparités qui
traversent l'ensemble social et on crie à la
marginalité et l'extranéité des « extrémistes » par
rapport à une mythique personnalité commune.
Il découle de cette logique que seule les innovations,
particulièrement juridiques, initiées par l'État,
gardien hypothétique de cette conscience collective,
sont acceptées comme inéluctables dussent-elles être en
« avance » sur la société. Alors même qu'il est
reproché pêle-mêle à cette instance de maintenir la
subordination des femmes, d'instrumentaliser les
manifestations de leur émancipation, de ne pas
souscrire à leurs revendications, etc., on prétend dans
le même temps qu'elle a, vis-à-vis de la question des
femmes, la légitimité suffisante pour énoncer au nom
des femmes ce qu'elles-mêmes ne peuvent prononcer.
L'assertion selon laquelle « tout reste à faire » pour
une association féministe en Tunisie se comprend alors
parfaitement. Mais ce tout pourrait être résumé en deux
axes d'orientation fondamentaux. D'abord, casser le
monopole que veut conserver à tout prix l'État sur la
définition de la libération des femmes, des processus
et des finalités de cette libération en redonnant la
parole aux femmes quant à la détermination de leur
propre devenir. Ceci est la fonction de l'association.
Ensuite, élaborer et oeuvrer pour un programme qui
justifie l'organisation des femmes en tant que femmes,
c'est-à-dire un programme que ni la progression
historique objective ni la volonté politique
n'accompliraient d'elles-mêmes comme une conséquence
inéluctable des choses ou des compromis de
circonstance. C'est dans les thématiques les plus
éloignées du cours « normal » du temps que le
militantisme puise sa raison d'être et prend toute sa
signification. Ceci rejoint la vocation féministe de
l'association.
Rien ne peut se faire. Il est inutile de dire qu'un tel
programme d'action ne peut trouver un début de
réalisation sans que l'association féministe elle-même
puisse parler au nom des femmes dont elle veut
représenter les intérêts et qu'elle puisse, en retour,
les sensibiliser à et les mobiliser autour de la
défense de ces intérêts. Faute de quoi, l'association
elle-même se convertit en autorité supérieure. Il est
inutile de dire ce que cela suppose en termes
d'institutions et de fonctionnement démocratiques.
Cependant, le fait remarquable est que la vacuité
d'institutions et de fonctionnement démocratiques a
amené les féministes (entre autres acteurs de la scène
civile et politique) à se doter de deux registres de
discours auto-justificatifs d'une certaine désillusion :
celui de la prévalence de la répression comme mode de
gestion et celui du tout politique ; les deux arguments
se rejoignant en dernier ressort.
Celui de la prévalence de la répression nous signifie
que tant qu'il n'y a pas de démocratie, et donc pas de
moyens d'opérer la convergence entre femmes et
association de femmes, il serait vain d'espérer
parvenir à un tel objectif et, par voie de conséquence,
de s'enliser dans une démarche qui ne peut demeurer
qu'une vue de l'esprit. Dit autrement, si l'association
est coupée de ses bases naturelles, cela ne relève pas
de sa responsabilité première mais de celle de son
environnement. Toutefois, ce type de raisonnement
appelle une réplique assez élémentaire : c'est que la
démocratie ne « viendra » pas s'il n'est pas fait pour
la faire venir, et inventer des moyens pour faire
participer les femmes à la vie associative contribue à
la faire venir.
Celui du tout politique qui amène à renoncer aux
propriétés associatives pour s'instaurer en groupe de
pression compris comme noyau numériquement faible mais
d'influence puissante. Bien évidemment, la cible du
lobbying est l'État qu'un tel groupe espère pousser à
prendre des décisions qui n'étaient pas inscrites à son
agenda. L'appellation de groupe de pression semble
persuader de la possibilité de se dispenser d'une
adhésion élargie sans perdre sa capacité offensive
grâce à l'élaboration de dossiers d'expertise. Mais, là
encore, si tels sont bien les processus de
fonctionnement des groupes de pression, il est certain
que de tels groupes ne se substituent pas aux
associations, d'une part, et n'ont d'existence qu'au
sein d'un système politique perméable à la pression et
où ils sont reconnus comme des forces quasiment
institutionnalisées, d'autre part.
Tout cela pour dire que si les obstacles et blocages
relatifs à un rayonnement civil d'une association de
type féministe (mais non exclusivement) trouvent leur
source dans la configuration socio-politique, il faut
se résoudre à l'idée que cette association se doit de
créer de toute pièce des modalités inédites et
singulières pour surmonter ces entraves dans un
contexte où la transposition des modèles démocratiques
en oeuvre sous d'autres cieux ne sera jamais qu'un
leurre.