Alternatives citoyennes Numéro 6 - 30 décembre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Société
Femmes
Que peut une association féministe ?

 

L'association tunisienne des femmes démocrates vient de tenir son congrès. Un nouveau bureau a été élu et la nouvelle présidente est Héla Abdeljaoued, connue pour son engagement en faveur des droits et des libertés publiques (elle fut en particulier membre d'un précédent comité directeur de la Ligue tunisienne des droits de l'homme). Tout le bureau s'inscrit, du reste, dans une double perspective démocratique et féministe. Par-delà quelque confusion autour du rapport financier - une commission financière a été désignée pour éclaircir les zones d'ombres liées à quelques maladresses et pour lever toute ambiguïté en assurant la transparence - c'est la vocation de cette petite association féministe qui est à l'ordre du jour. Ilhem Marzouki, sociologue et elle-même membre du nouveau bureau, nous éclaire sur ce que peut une association féministe aujourd'hui.

La rédaction

Que peut une association féministe ? Tout et rien : tout parce que tout reste à faire ; rien parce que rien ne peut être fait.

Tout reste à faire. Je me refuserai à entrer ici dans le labyrinthe comparatif qui noie la cause des femmes tunisiennes entre ce qu'il y a de pire, d'un côté, et ce qui lui est exogène, de l'autre. L'horizon émancipateur des femmes (comme de tout être, d'ailleurs) ne s'évalue qu'à l'aune de leur propre volonté, de leurs propres aspirations, elles-mêmes produits de leur propre histoire. Et l'histoire des Tunisiennes n'est ni celles des lointaines Afghanes ou même des plus proches maghrébines ni celles des Scandinaves ou des États-uniennes. Mais elles n'ont pas non plus l'histoire d'un seul homme qui aurait façonné leur condition à sa mesure en promulguant le Code du Statut Personnel ni encore celle d'une évolution contrainte par la confrontation à l'Occident.

Leur histoire est celle de leur patrimoine d'action et d'activisme accumulé tout au long de la période coloniale et jusqu'aux lendemains immédiats de l'indépendance. Leur histoire est celle forgée par les acquis de l'éducation et du travail féminins seuls de nature à imposer leur présence dans l'espace public et à donner à l'exercice de leurs droits une quelconque réalité et effectivité. C'est par ces avancées souterraines qu'elles modifient imperceptiblement, graduellement mais inexorablement le paysage de la société tunisienne et celui de leur condition propre.

C'est par cet engrenage de la perfectibilité, aussi ancien que l'humanité elle-même, que chaque pas conquis par les femmes les amène à entrevoir et envisager de nouvelles frontières à atteindre, de nouvelles limites à dépasser. En ce sens, aucune attente, aucune demande ne peuvent être jugées extra-ordinaires, a-typiques, irrecevables.

Car, en dernière analyse, le plus grand blocage politico-culturel auquel se heurtent les franges démocratiques dans ce pays et que, comme l'État, elles persistent à vouloir considérer la population comme un tout homogène, unifié et non pas comme une diversité, une pluralité ; comme une communauté sédimentée par une même appartenance notamment identitaire et non pas comme une société construite par la coexistence entre individualités, catégories, couches sociales différenciées. La réalité quotidienne et les pratiques courantes font la démonstration permanente de l'érosion communautaire au profit d'une segmentation sociétale où le culturel n'est là que pour servir de liant à un tout en voie d'implosion parce que dépourvu de créneaux et de mécanismes de médiation. Dans l'optique dominante, qui continue à envisager le peuple comme une masse, que les femmes émergent et se distinguent par une spécification de leur position sociale et de leur combat est vécu en soi comme une atteinte insupportable à la conscience collective ; que parmi les femmes elles-mêmes apparaissent les mêmes disparités qui traversent l'ensemble social et on crie à la marginalité et l'extranéité des « extrémistes » par rapport à une mythique personnalité commune.

Il découle de cette logique que seule les innovations, particulièrement juridiques, initiées par l'État, gardien hypothétique de cette conscience collective, sont acceptées comme inéluctables dussent-elles être en « avance » sur la société. Alors même qu'il est reproché pêle-mêle à cette instance de maintenir la subordination des femmes, d'instrumentaliser les manifestations de leur émancipation, de ne pas souscrire à leurs revendications, etc., on prétend dans le même temps qu'elle a, vis-à-vis de la question des femmes, la légitimité suffisante pour énoncer au nom des femmes ce qu'elles-mêmes ne peuvent prononcer.

L'assertion selon laquelle « tout reste à faire » pour une association féministe en Tunisie se comprend alors parfaitement. Mais ce tout pourrait être résumé en deux axes d'orientation fondamentaux. D'abord, casser le monopole que veut conserver à tout prix l'État sur la définition de la libération des femmes, des processus et des finalités de cette libération en redonnant la parole aux femmes quant à la détermination de leur propre devenir. Ceci est la fonction de l'association. Ensuite, élaborer et oeuvrer pour un programme qui justifie l'organisation des femmes en tant que femmes, c'est-à-dire un programme que ni la progression historique objective ni la volonté politique n'accompliraient d'elles-mêmes comme une conséquence inéluctable des choses ou des compromis de circonstance. C'est dans les thématiques les plus éloignées du cours « normal » du temps que le militantisme puise sa raison d'être et prend toute sa signification. Ceci rejoint la vocation féministe de l'association.

Rien ne peut se faire. Il est inutile de dire qu'un tel programme d'action ne peut trouver un début de réalisation sans que l'association féministe elle-même puisse parler au nom des femmes dont elle veut représenter les intérêts et qu'elle puisse, en retour, les sensibiliser à et les mobiliser autour de la défense de ces intérêts. Faute de quoi, l'association elle-même se convertit en autorité supérieure. Il est inutile de dire ce que cela suppose en termes d'institutions et de fonctionnement démocratiques.

Cependant, le fait remarquable est que la vacuité d'institutions et de fonctionnement démocratiques a amené les féministes (entre autres acteurs de la scène civile et politique) à se doter de deux registres de discours auto-justificatifs d'une certaine désillusion : celui de la prévalence de la répression comme mode de gestion et celui du tout politique ; les deux arguments se rejoignant en dernier ressort.

Celui de la prévalence de la répression nous signifie que tant qu'il n'y a pas de démocratie, et donc pas de moyens d'opérer la convergence entre femmes et association de femmes, il serait vain d'espérer parvenir à un tel objectif et, par voie de conséquence, de s'enliser dans une démarche qui ne peut demeurer qu'une vue de l'esprit. Dit autrement, si l'association est coupée de ses bases naturelles, cela ne relève pas de sa responsabilité première mais de celle de son environnement. Toutefois, ce type de raisonnement appelle une réplique assez élémentaire : c'est que la démocratie ne « viendra » pas s'il n'est pas fait pour la faire venir, et inventer des moyens pour faire participer les femmes à la vie associative contribue à la faire venir.

Celui du tout politique qui amène à renoncer aux propriétés associatives pour s'instaurer en groupe de pression compris comme noyau numériquement faible mais d'influence puissante. Bien évidemment, la cible du lobbying est l'État qu'un tel groupe espère pousser à prendre des décisions qui n'étaient pas inscrites à son agenda. L'appellation de groupe de pression semble persuader de la possibilité de se dispenser d'une adhésion élargie sans perdre sa capacité offensive grâce à l'élaboration de dossiers d'expertise. Mais, là encore, si tels sont bien les processus de fonctionnement des groupes de pression, il est certain que de tels groupes ne se substituent pas aux associations, d'une part, et n'ont d'existence qu'au sein d'un système politique perméable à la pression et où ils sont reconnus comme des forces quasiment institutionnalisées, d'autre part.

Tout cela pour dire que si les obstacles et blocages relatifs à un rayonnement civil d'une association de type féministe (mais non exclusivement) trouvent leur source dans la configuration socio-politique, il faut se résoudre à l'idée que cette association se doit de créer de toute pièce des modalités inédites et singulières pour surmonter ces entraves dans un contexte où la transposition des modèles démocratiques en oeuvre sous d'autres cieux ne sera jamais qu'un leurre.

 

Ilhem Marzouki
Universitaire. Sociologue. Tunis.
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