Alternatives citoyennes Numéro 5 - 23 novembre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Sommaire

Éditorial

Actualité

Brèves

Dossier

Démocratie

Syndicalisme

Économie

Société

International
- Afghanistan
- Palestine

Culture

Partager

Démocratie
Tribune
Quelle démocratie ?
Enjeux et règle du jeu (première partie)

 

Une notion vieille comme les cités antiques. Un flambeau brandi par la Révolution française. Un acquis aujourd'hui confisqué dans le monde « libre », par le pouvoir de l'argent. Un espoir toujours nourri par les peuples sous dictature.

La revendication démocratique a été, de l'indépendance à nos jours, une constante de la vie politique tunisienne. Très tôt, elle a mobilisé contre le pouvoir personnel, parfois jusqu'à l'affrontement, les travailleurs et les étudiants, avec en arrière-plan l'aspiration révolutionnaire. La petite bourgeoisie, instruite et entreprenante, ne se sentait pas alors concernée par une revendication qui s'en prenait à un régime dont elle était l'assise et qu'elle alimentait en cadres au niveau de l'État, de l'administration et de l'économie. Sur le tard, une opposition modérée et une presse tolérée prirent place sur la scène mais sans jamais inquiéter un régime qui, jusqu'à la fin, ne desserra pas l'étau.

Aujourd'hui, l'opposition légale installée à l'Assemblée nationale ne trompe personne. En tout cas, elle n'enlève rien à la vigueur de la revendication démocratique. L'opposition extra-parlementaire, non reconnue ou légale mais sévèrement contenue, en a fait avec détermination son cheval de bataille, mais sans projet futur. L'aspiration aux libertés individuelles et d'association est, en effet, si intense qu'elle semble se suffire à elle-même, et se manifeste avec d'autant plus de force et d'acrimonie que ces libertés accusent un grand retard sur un affairisme et un libéralisme débridés.

Mais autant que pour le concept de « gauche », on peut se poser la question du sens que peut revêtir, à l'ère de la mondialisation, celui de « démocratie ». Quel rapport réel garde-t-il avec ces deux autres concepts qui paraissaient lui être tout naturellement liés : les droits humains et la souveraineté du peuple?

Il est admis que le concept de démocratie couvre la liberté de penser et de s'exprimer, ainsi que le libre exercice du droit de vote qui permet aux citoyens d'octroyer la légitimité à ceux qui sont appelés à les gouverner. La démocratie trouverait en somme sa consécration dans la règle électorale majoritaire. Dans une société politique par nature conflictuelle, cette règle est censée, par le poids du nombre, arbitrer les tensions, légitimer les choix et maintenir le consensus. Elle fonderait donc l'État de droit.

Mais le « jeu » électoral s'organise autour d'enjeux, entre autres précisément ceux qui concernent l'individu et donnent tout son sens à la démocratie. Passés et présents, ils sont un héritage universel de l'homme et représentent ses conquêtes accumulées à travers l'Histoire. Celle-ci lui a reconnu des droits naturels inaliénables, des libertés chèrement conquises, des acquis socio-économiques. En Tunisie, elle a jeté les bases institutionnelles, uniques dans un pays arabo-musulman, de la libération de la femme de ses chaînes ancestrales.

D'où la question incontournable : la « gestion électorale » des droits humains ne recèle-t-elle pas le risque de leur remise en question ? Il est clair, en effet, qu'ils peuvent être totalement ou partiellement révisés à la faveur de la règle majoritaire qui n'est, en dernière analyse, qu'un moyen de régler des conflits sociaux, qu'ils soient économiques, politiques ou idéologiques.

Il convient donc de ne pas sanctifier la règle du nombre sous prétexte qu'elle exprime la « souveraineté du peuple ». Outre le fait qu'historiquement celle-ci s'affirme en opposition au pouvoir central et non aux libertés individuelles, elle a été prise en défaut par le passé en légitimant des régimes totalitaires qui n'ont ni connu l'État de droit, ni reconnu les droits humains. Aujourd'hui encore, au nom de cette même souveraineté, pourtant enfermée dans leurs frontières nationales, les démocraties occidentales portent impunément la guerre, ailleurs, pour soumettre un régime, affamer un peuple ou tenter de le rayer de la carte. Comme jadis, en tant que puissances coloniales, elles se sont taillé des empires au nom d'une démocratie interne à vocation « civilisatrice ».

La problématique est, en clair, à formuler ainsi : la règle du jeu a-t-elle la primauté sur l'enjeu ? Peut-on accepter que la libre expression de la majorité, principe de la démocratie, puisse aller à l'encontre des droits humains, qui en sont la raison d'être ? Si l'on admet leur caractère inaliénable, toute tentative de retourner la règle du jeu contre eux la disqualifie. On ne peut accepter qu'au nom d'une majorité, fût-elle populaire, soit légitimée leur régression. Si celle-ci est acceptée comme un « mal nécessaire » dans le jeu subtil des alliances politiques, alors la règle majoritaire doit être combattue, comme doit l'être l'État de non-droit. Il y a là, de toute évidence, un devoir de désobéissance à la règle légale, et l'obligation d'imposer contre elle la légitimité des droits humains. À défaut de quoi, demain, une assemblée nationale à majorité conservatrice démocratiquement élue peut, au nom de valeurs d'un autre âge, remettre en question le code du statut personnel... et dans la foulée, d'autres droits naturels.

 

Hédi Cammoun
Médecin. Tunis.
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org