Alternatives citoyennes Numéro 6 - 30 décembre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Le dernier tango du FMI

 

Pour comprendre la grave crise économique et financière qui vient de conduire à la faillite de l'Argentine, quelques chiffres sont d'abord indispensables. Sur 30 millions d'habitants, 13 millions vivent dans une très grande précarité, voire au-dessous du seuil de pauvreté. Officiellement, le taux de chômage est de 18%, mais du fait du sous-emploi, il serait plutôt de 30%. La dette extérieure de 145 milliards de dollars représente près de 50% du PIB. Pourtant les capitaux investis par les Argentins à l'étranger, évalués à 120 milliards de dollars, pourraient rembourser plus de deux tiers de cette dette.

Ces chiffres permettent de prendre d'emblée la mesure d'une récession gravissime d'une économie qui plaçait pourtant, dans les années 1950, l'Argentine parmi les dix premières puissances mondiales. Alors, la base agraire lui rapportait son pesant d'or, mais soumise à concurrence, elle profita moins à un trésor public que ne remplissait pas non plus une industrialisation indigente et que vidaient dispendieusement la corruption, les largesses du populisme peroniste et la militarisation fumeuse de la dictature. Le dollar qui valait en 1954 14 pesos, en valait en 1990 40 millions !

Aussi en 1991, une rigoureuse loi de convertibilité entreprise par le président Carlos Menem établit la parité du peso avec le dollar. Cette loi s'assortissait d'une obligation de n'émettre de monnaie supplémentaire à celle en circulation qu'à condition de disposer d'un équivalent en dollar. Pour renflouer le trésor public, l'État mit en vente au cours de la décennie 90 son patrimoine d'entreprises publiques et de quelques grandes exploitations agricoles. Les acquéreurs furent des conglomérats étrangers. Recours fut fait également aux investisseurs étrangers, particulièrement de nombreux placements provinrent de fonds de pension américains que l'administration actuelle des USA n'est pas prête à voir ruiner par la mauvaise gestion argentine.

Parallèlement des plans sociaux drastiques mirent fin à la couverture sociale et à une éducation publique qui faisaient l'honneur de l'État. De l'assurance maladie à la retraite, en passant par l'enseignement, tout fut privatisé. Résultat, 14 millions de personnes furent privés d'autres soins que l'assistance minimale prêtée aux indigents. La scolarisation onéreuse exhiba ses coupes claires : 30% d'exclus dans l'enseignement primaire, 49% dans le secondaire, 51% dans le supérieur. Quant aux retraites, privatisées elles aussi, elles s'ajoutent au tableau noir du désengagement social de l'État argentin qu'une politique « justicialiste » avait jusqu'alors ointe de populisme.

Au cours de la décennie 90, de la loi de convertibilité à la loi de compétitivité s'aggravèrent les inégalités et tomba le mythe de l'État-providence protecteur du petit peuple. Sans le moindre sens patriotique, la bourgeoisie pour sa part, ainsi que l'establishment administratif, mit à l'abri les revenus de ses avantages, dans de colossaux placements à l'étranger. L'État ne réagit que mollement à l'évasion fiscale et à la fuite de capitaux. Aggravé par le service de la dette et par la régression des exportations rendues plus difficiles par un dollar fort, le déficit budgétaire s'amplifia.

Le FMI qui regardait jusqu'ici l'Argentine comme l'élève docile appliquant à la lettre ses plans d'austérité, accepta d'abord d'allouer pour l'année 2001 une enveloppe de secours de 22 milliards de dollars. Mais vers la fin de cette année l'incurie de la gestion et les tensions induites par la parité rigoureuse peso-dollar ainsi que par une flexibilité de travail multipliant les licenciements et allégeant les salaires, annonçaient un désastre dont les institutions financières internationales prenaient distance alors qu'elles se montrèrent plus tolérantes avec la Russie, en soutenant le rouble, ou avec le Pakistan à qui elles apportèrent aides et avantages commerciaux, ces pays étant la base arrière obligée de l'Amérique dans sa conquête de l'Afghanistan.

En décembre 2001, le FMI refusa au ministre de l'Économie Domingo Cavallo un secours de 1 264 milliard de dollars, tandis que, signe d'une économie émergente, les classes moyennes descendaient dans la rue. Fonctionnaires sinistrés, commerçants, travailleurs et même petits entrepreneurs souvent ruinés répondaient aux appels de grève générale et de marches publiques lancés par les syndicats. Des débordements et des scènes de pillages amenèrent à quelques interventions sanglantes au terme desquelles le ministre de l'Économie démissionna puis le président De La Rua prit la fuite en hélicoptère. Le nouveau président Rodriguez Saa, promettant 11 millions d'emplois et une aide alimentaire, a surtout déclaré la faillite de l'Argentine en cessation de paiement. C'est au futur chef de l'État, dont l'élection devra intervenir avant la date prévue de mars 2001 - le président Saa étant aujourd'hui démissionnaire à la suite de la contestation populaire et du pourrissement de la situation-  qu'échoira la mission difficile - impossible ? - de remettre l'économie argentine d'aplomb.

S'il est question de gestion plus rigoureuse, de rapatriement de l'argent argentin et d'une « constriction » applicable plus à la bourgeoisie qu'à la population déjà appauvrie, c'est aussi à un autre modèle de développement que celui bâti sur les privatisations et la dérégulation qu'il faut réfléchir, sous peine de voir aussi dans d'autres pays émergents être déclarées d'autres faillites publiques et se jouer, au désespoir du plus grand nombre, le dernier tango du FMI.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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