Alternatives citoyennes
Numéro 6 - 30 décembre 2001
Démocratie
Tribune
Quelle démocratie ?
De nouvelles solidarités (deuxième partie)

 

Le débat sur la démocratie en Tunisie ne se résume pas au rapport du citoyen à l'État autoritaire. Celui-ci n'est qu'un verrou sur les trois qui font obstacle à la démocratie. Or les deux autres, le rapport du citoyen à la religion, et sa place dans l'économie, aujourd'hui transnationale, sont, comme par une entente tacite entre les figures de proue de la défense des droits de l'homme, soumis au tabou, alors qu'ils fondent l'essence et l'histoire du concept même de démocratie.

Démocratie et islamisme

Pour que la démocratie retrouve pleinement sa fonction dans un processus censé conduire à un État de droit en Tunisie, il faut lui redonner son sens historique : celui de l'émergence et de la consolidation des droits de l'individu, en tant que citoyen, aux dépens des valeurs communautaires, en l'occurrence religieuses, auxquelles il était soumis. Pour que la règle du « jeu » démocratique ne soit pas un leurre, il faut donc préciser quels en sont les protagonistes. On introduit ainsi ipso facto un clivage entre ceux qui, au nom du dogme religieux ne voient dans l'individu qu'un membre soumis de la communauté des croyants, et ceux qui, quelles que soient leurs sensibilités politiques, lui reconnaissent une « valeur essentielle et fondatrice ». Pour les premiers, l'État ne peut être que de droit divin; pour les seconds, il tire sa légitimité d'un contrat de citoyenneté. Ces derniers ont l'insigne avantage de se battre pour les droits de l'homme dans un pays où, dès l'indépendance, la société civile s'est engagée dans la voie de la sécularisation. Il reste, pour la cohérence de la revendication démocratique, à approfondir et à formaliser la séparation de la religion et de l'État (ou, pour certains, de la religion et de la politique).

Les défenseurs de la démocratie en Tunisie sont-ils, tous, réellement acquis à cette idée? On peut en douter car parmi les plus en vue d'entre eux, certains se taisent sur la question importante de la légitimation d'un parti islamiste dans une société démocratique future, tandis que d'autres n'hésitent pas, pour mener à bonne fin leur combat, à envisager un partenariat avec l'islamisme. On est ainsi en droit de craindre qu'une stratégie politicienne, estompant la nécessaire démarcation entre les partisans du dogme et ceux d'une société civile, ne recourt à la mythologie du discours conventionnel sur la démocratie, pour instrumentaliser cette dernière. Elle ne serait, de la sorte, qu'un alibi légitimant le règne de la loi aveugle du nombre - alors qu'elle est par essence au service des droits humains, notamment ceux des femmes dont Bourguiba a fait la moitié des citoyens de ce pays. Dès lors, à quoi bon se battre en son nom ?

Démocratie et mondialisation

Le passage à un régime démocratique ne se heurte pas seulement à l'autoritarisme de l'État et à l'obstacle idéologique du passéïsme. Il est confronté aussi à la « perte de sens » et de rôle de l'État national dans le contexte d'une mondialisation menée au pas de charge, qui le dépouille progressivement des attributs de sa souveraineté : garantir des formes de protection et de régulation sociales, fixer des cadres et des objectifs, limiter les abus... Ainsi est vidé de son contenu le contrat qui le lie aux citoyens, réduits désormais à une poussière d'individus cible de la marchandisation de la société. Aux questions existentielles que pose leur avenir, hommes politiques et gouvernants évoquent, feignant l'impuissance, « l'inexorable contrainte de l'économie transnationale ».

L'État de droit que revendiquent les démocrates tunisiens ne peut exister que par ce contrat qui fonde son caractère national et sa légitimité, et donne en retour aux citoyens le droit et le pouvoir d'intervenir, par le vote, dans les décisions de leurs représentants et dans la politique de l'État. Or, celui-ci a de moins en moins besoin des citoyens-électeurs, étant délesté de ses prérogatives, et les élus y détenant de moins en moins de pouvoirs. Ce sont des décideurs sans États, aux pouvoirs sans frontières et sans liens avec le citoyen, qui, en vertu de leur « droit de vote monétaire », assurent de plus en plus le pilotage des économies nationales : marchés financiers, multinationales, OMC, FMI et autres instances internationales de l'argent. Le sens profond de la guerre menée contre la Yougoslavie de Milosevic, et de celle qui se poursuit encore contre l'Irak, réside, au-delà de la lutte contre l'épuration ethnique et de la défense de la démocratie - nobles objectifs dont se parent ces « acteurs transnationaux » - dans le démantèlement de la souveraineté et des barrières douanières devant l'avancée de la mondialisation. On veut faire croire que la libre circulation du capital et des marchandises ouvre la voie à l'État de droit, quand il ne s'agit, en réalité, que de la démocratie de marché, c'est-à-dire de la loi d'airain de l'ultra-libéralisme. Les exemples abondent de par le monde, qui attestent cela. Les régimes autoritaires sont, en vertu des bons principes, moralement indéfendables et, jusqu'à un certain point, économiquement coûteux. Mais s'ils garantissent la « paix sociale », et s'ils ne s'exercent pas contre le capital, alors ils sont un mal nécessaire et bénéficient d'une bienveillance. « Imposons l'État de droit, les centres commerciaux suivront », n'est donc pas un dogme intangible.

Une double omission

Islamisme et mondialisation piègent donc la citoyenneté. L'un parce qu'il lui est, par essence, antinomique, l'autre parce qu'elle a substitué à l'universalité des droits de l'homme celle du profit. Tous deux, pour des raisons différentes, amenuisent le rôle de l'État et dissolvent son lien avec le citoyen. Que peut-il alors rester du sens et de la portée de la démocratie ? Tout cela, les gouvernants le savent et les oppositions tunisiennes le taisent. Celles-ci, à partir d'un « stock intellectuel » politique inchangé, voire en régression, hérité d'un long passé de ghetto et de frustration, continuent de manipuler les signes d'une réalité politique en voie de désorganisation et plus que jamais dominée. Les militants des droits de l'homme dans leur diversité se battent avec un courage qu'on ne peut nier, mais nourrissent aussi des ambitions personnelles à présent déclarées. Pour être inhérentes à l'action politique, ces dernières ne sont pas moins soumises aux impératifs des alliances et autres opportunités politiques. C'est là qu'est le risque encouru par les droits de l'homme qui peuvent y être sacrifiés, et par le discours démocratique qui peut tomber dans l'illusionnisme, voire la manipulation. C'est précisément à ces entournures que sont gênés les leaders de la défense de l'État de droit, pour donner quelque vraisemblance à un projet démocratique qui reste exclusivement politique et singulièrement handicapé par une double omission : une réflexion sur le volet économique et la définition de leurs rapports avec la nébuleuse islamique.

Le Manifeste du 20 mars 2001 [voir Alternatives citoyennes numéro 0], document collectif d'importance, n'a pas échappé à ce double travers. En omettant de désigner tous les ennemis de la démocratie et du citoyen, il a péché par opportunisme et s'est ainsi interdit tout à la fois d'être un point de ralliement et l'initiateur d'un débat sur de nouvelles solidarités.

La première partie de cette analyse a été publiée dans Alternatives citoyennes numéro 5.

 

Hédi Cammoun
Médecin. Tunis.
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