our comprendre la grave crise économique et
financière qui vient de conduire à la faillite de
l'Argentine, quelques chiffres sont d'abord
indispensables.
Sur 30 millions d'habitants, 13 millions vivent dans
une très grande précarité, voire au-dessous du seuil
de pauvreté. Officiellement, le taux de chômage est de
18%, mais du fait du sous-emploi, il serait plutôt de
30%.
La dette extérieure de 145 milliards de dollars
représente près de 50% du PIB. Pourtant les capitaux
investis par les Argentins à l'étranger, évalués à 120
milliards de dollars, pourraient rembourser plus de
deux tiers de cette dette.
Ces chiffres permettent de prendre d'emblée la mesure
d'une récession gravissime d'une économie qui plaçait
pourtant, dans les années 1950, l'Argentine parmi les
dix premières puissances mondiales. Alors, la base
agraire lui rapportait son pesant d'or, mais soumise à
concurrence, elle profita moins à un trésor public que
ne remplissait pas non plus une industrialisation
indigente et que vidaient dispendieusement la
corruption, les largesses du populisme peroniste et la
militarisation fumeuse de la dictature. Le dollar qui
valait en 1954 14 pesos, en valait en 1990 40 millions !
Aussi en 1991, une rigoureuse loi de convertibilité
entreprise par le président Carlos Menem établit la
parité du peso avec le dollar. Cette loi
s'assortissait d'une obligation de n'émettre de
monnaie supplémentaire à celle en circulation qu'à
condition de disposer d'un équivalent en dollar.
Pour renflouer le trésor public, l'État mit en vente
au cours de la décennie 90 son patrimoine
d'entreprises publiques et de quelques grandes
exploitations agricoles. Les acquéreurs furent des
conglomérats étrangers. Recours fut fait également aux
investisseurs étrangers, particulièrement de nombreux
placements provinrent de fonds de pension américains
que l'administration actuelle des USA n'est pas prête
à voir ruiner par la mauvaise gestion argentine.
Parallèlement des plans sociaux drastiques mirent fin
à la couverture sociale et à une éducation publique
qui faisaient l'honneur de l'État. De l'assurance
maladie à la retraite, en passant par l'enseignement,
tout fut privatisé. Résultat, 14 millions de personnes
furent privés d'autres soins que l'assistance minimale
prêtée aux indigents. La scolarisation onéreuse exhiba
ses coupes claires : 30% d'exclus dans l'enseignement
primaire, 49% dans le secondaire, 51% dans le
supérieur. Quant aux retraites, privatisées elles aussi, elles
s'ajoutent au tableau noir du désengagement social de
l'État argentin qu'une politique « justicialiste »
avait jusqu'alors ointe de populisme.
Au cours de la décennie 90, de la loi de
convertibilité à la loi de compétitivité s'aggravèrent
les inégalités et tomba le mythe de l'État-providence
protecteur du petit peuple.
Sans le moindre sens patriotique, la bourgeoisie pour
sa part, ainsi que l'establishment administratif, mit à
l'abri les revenus de ses avantages, dans de colossaux
placements à l'étranger. L'État ne réagit que
mollement à l'évasion fiscale et à la fuite de
capitaux.
Aggravé par le service de la dette et par la
régression des exportations rendues plus difficiles
par un dollar fort, le déficit budgétaire s'amplifia.
Le FMI qui regardait jusqu'ici l'Argentine comme
l'élève docile appliquant à la lettre ses plans
d'austérité, accepta d'abord d'allouer pour l'année
2001 une enveloppe de secours de 22 milliards de
dollars. Mais vers la fin de cette année l'incurie de
la gestion et les tensions induites par la parité
rigoureuse peso-dollar ainsi que par une flexibilité
de travail multipliant les licenciements et allégeant
les salaires, annonçaient un désastre dont les
institutions financières internationales prenaient
distance alors qu'elles se montrèrent plus tolérantes
avec la Russie, en soutenant le rouble, ou avec le
Pakistan à qui elles apportèrent aides et avantages
commerciaux, ces pays étant la base arrière obligée de
l'Amérique dans sa conquête de l'Afghanistan.
En décembre 2001, le FMI refusa au ministre de
l'Économie Domingo Cavallo un secours de 1 264
milliard de dollars, tandis que, signe d'une économie
émergente, les classes moyennes descendaient dans la
rue. Fonctionnaires sinistrés, commerçants,
travailleurs et même petits entrepreneurs souvent
ruinés répondaient aux appels de grève générale et de
marches publiques lancés par les syndicats. Des
débordements et des scènes de pillages amenèrent à
quelques interventions sanglantes au terme desquelles
le ministre de l'Économie démissionna puis le
président De La Rua prit la fuite en hélicoptère.
Le nouveau président Rodriguez Saa, promettant 11
millions d'emplois et une aide alimentaire, a surtout
déclaré la faillite de l'Argentine en cessation de
paiement. C'est au futur chef de l'État, dont l'élection devra intervenir avant la date prévue de mars 2001 - le président Saa étant aujourd'hui démissionnaire à la suite de la contestation populaire et du pourrissement de la situation- qu'échoira la mission difficile - impossible ? - de remettre l'économie argentine d'aplomb.
S'il est question de gestion plus rigoureuse, de
rapatriement de l'argent argentin et d'une « constriction » applicable plus à la bourgeoisie qu'à
la population déjà appauvrie, c'est aussi à un autre
modèle de développement que celui bâti sur les
privatisations et la dérégulation qu'il faut
réfléchir, sous peine de voir aussi dans d'autres pays
émergents être déclarées d'autres faillites
publiques et se jouer, au désespoir du plus grand
nombre, le dernier tango du FMI.