e problème est que dans l'histoire propre de l'islam, les clivages ou les contraires vont de concert,
au point qu'on a pu se proclamer d'une religion de juste milieu (qui reste excessive), moderne (en demeurant
traditionnelle), partisan de la légalité (mais éradicateur par ailleurs), tolérant (mais islamiste) : j'ai
appelé ce sac de noeuds contradictoire par le mot qui convient : l'exception islamique »
(p.97)
Par ailleurs, cette série de constatations, soutient au même temps une série de questionnements :
- Pourquoi l'islam est la dernière religion qui refuse de libérer le politique de son emprise ?
- Pourquoi est-il le seul à rester en dehors de la vague de démocratisation ?
- Pourquoi reste-t-il l'unique système qui s'estime un conflit permanent avec l'accident ?
- Bref pourquoi est-il la dernière religion qui se refuse à la banalisation du religieux ?
Hamadi Redissi n'y va pas par quatre chemins, à l'entêtement de la sclérose, il oppose la critique intégrale, avec
un ton sévère ; les termes choisis sont des termes qui tranchent : « la dernière religion qui », le
« seul » (c'est-à-dire l'islam) à, « l'unique système », et c'est pour dire l'extrême
« non-bonheur » d'être musulman aujourd'hui.
Dans un rythme haletant, qui ne cache ni la révolte, ni l'émotion, ni la passion de l'analyse, ni cette
« anthropophagie de lecture et de livres » enfin la provocation, Hamadi Redissi s'enfonce dans les
arcanes de ce qu'il appelle l'islam, en navigant entre islam prophétique, islam théologique et islam historique,
tantôt avec méthode et rationalité tantôt avec arbitraire, quelquefois avec des intuitions intéressantes : en
vue de détecter les causes du blocage et de cette temporalité islamique si différente de celle du monde.
1) L'exception islamique est d'abord culturelle. Elle se résume dans cette raison conciliatoire entre les
contraires, sorte de bricolage et manière de réduire la tension qui se met entre le transcendant et l'immanent ou
l'historique par une thérapie de non-rupture, depuis les philosophes arabes qui ont marié la prophétie et la Grèce,
la révélation et la raison, jusqu'aux penseurs de la Nahdha, qui voulaient marier tradition et modernité,
jusqu'à cette sorte d'exégèse moderne qui trouve dans le texte coranique des preuves de ce qui est prouvé par la
science du XIXe et du XXe siècles - Texte d'anticipation puisque texte a-temporel ! - ou encore
jusqu'à cette modernité qui procède par sélection, sous-tendue par une « schizophrénie épistémologique », à
la place d'une dialectique du dépassement.
Une raison conciliatoire et du juste milieu, qui à travers une identité narrative marque une continuité entre passé
et présent depuis qu'elle a institué l'idée ou le statut d'une « nation médiane » qui se met entre le
premier monothéisme et le deuxième, et qui est encore marquée par la « mentalité sunnite », mentalité
consensuelle qui se dit ne pas être cassante ni tranchée.
2) L'exception idéologique, deuxièmement, se présente dans le fondamentalisme ; cette expression de
l'islam qui s'est accaparé justement de l'identité narrative en l'enfermant encore plus dans l'apologie et en
l'isolant de l'histoire.
- Le premier (fondamentalisme) avec le wahhabisme du XVIIIe et XIXe siècles.
- Le deuxième avec les « frères musulmans » et leurs ramifications à partir des années 30.
- Le troisième, celui d'aujourd'hui.
Le livre revisite l'histoire de chacun d'eux, nous informe sur leurs leaders, leurs acteurs, leurs enjeux, leurs
difficultés, les compare l'un à l'autre, met en garde contre la méprise fondamentale qui est celle de voir dans les
islamistes les « nouveaux puritains » de l'islam, Protestants, Calvinistes, autant qu'il tente des
analyses comparatives pour prouver cette méprise.
Mais, ce qui est à mon sens plus important, c'est cette intuition qu'il montre en affirmant que « le
fondamentalisme accompagne l'histoire de l'islam quand il ne l'y identifie pas, tel un mutant, il prend des formes
variées » ou encore quand il attire l'attention sur sa complicité avec la culture islamique en général ou
quand il considère « Ben Laden comme la synthèse des différents islams » (p.75)
Le livre met aussi la main sur la plus grande méprise, celle qui consiste à croire ou à continuer à entretenir
l'idée d'une différence substantielle entre islam officiel et fondamentalisme, islam classique et moderne, islam de
la CIA et celui de la banque des Emirs, alors qu'ils participent tous dans leurs variantes, et émanent d'une même
orthodoxie. J'y reviendrai plus loin.
Il se trouve que cette idéologie prône la violence, le terrorisme, l'assassinat et pousse à les pratiquer. Les
explications de ce phénomène nous orientent donc vers une troisième exception que le livre appelle
« l'exception guerrière ».
3) « Mohamed, prophète armé, a-t-il scellé sa religion ? », Hamadi Redissi s'interroge. En tout cas,
nous sommes dans l'exception guerrière, qui se prolonge des premiers moments du Jihad prophétique, c'est-à-dire à
peu près de la guerre d'Ohod, guerre perdue et où le prophète lui-même a failli être tué, et aussi guerre à propos
de laquelle a été prononcé le verset 169 de la sourate II (établissant ce que le livre appelle l'éthique et
l'esthétique du Martyr), jusqu'à l'établissement et la fin de l'État militaire turque.
La militarisation de l'islam s'est même stabilisée comme réalité depuis le IXe siècle, avec des dynasties régnantes
d'origine esclave, tels que les Buyides, les Saljûqides, les Ghazwimides, cette réalité a développé encore plus
cette « esthétique du Jihad », et à travers le fondamentalisme actuel, glisse du Jihad vers le martyre via
la suicide.
Le livre enfin n'oublie pas dans la foulée de ce développement sur l'exception guerrière d'opposer à l'apologie
contemporaine qui veut démontrer l'existence d'une tolérance foncière de l'islam, sa réalité ou sa vérité bien
consignée dans le Coran, en évoquant la guerre de Badr, victorieuse cette fois-ci mais où le prophète (via la
révélation) décide la mort pour les prisonniers pour dire d'une manière tranchante qu'il n'y a pas d'autre
alternative à part : l'islam ou la mort !
Bien évidemment cette esthétique de la guerre sainte qui mène à l'acceptation et même à la recherche du martyre est
prise en charge par la théologie, car, « la question est aussi métaphysique, portant sur le sens de la vie et
de la mort : à quelles conditions l'âme peut-elle prétendre au salut ? » et le livre de
répondre : « le fait que l'islam rompe l'incertitude du salut-délivrance attachée à l'épreuve de la foi
par la certitude du paradis est une incitation à l'attentat-suicide » (p.108).
4) Et voilà que l'exception guerrière ne pourra jamais être surmontée tant que cette théologie n'a pas aboli de son
corpus le principe même de la violence. Et nous voilà donc plongeant dans l'exception théologique, aggravée
par la connexion entre le politique et le religieux. « L'islam est spirituel et temporel, État et cité,
individu et société, culte et rapport sociaux » (p.109).
Cette connexion est d'ailleurs très profonde, dans la mesure où le théologico-politique est nécessaire au salut de
l'âme et où sans un calife qui applique la Charia, les musulmans sont en dehors de l'islam.
Mais plus encore, l'exception purement théologique est celle qui consiste à concevoir le Coran comme l'archétype
céleste, celle de se prétendre un corrigé des copies des deux autres monothéismes, celle d'être auto-suffisant,
auto-référant. De là s'est propagé parmi les masses une sorte d'islamo-centrisme, et une non reconnaissance de
l'autre (pour exemple de Hamadi Redissi, les musulmans ne lisent jamais la Bible)
Et comme grande conséquence à ses exceptions on arrive à la constatation qu'entre toutes les religions monothéistes
ou même asiatiques (qui au fait sont séculières dès l'origine), seul l'islam se refuse à la sécularisation.
Voilà, l'islam prophétique et l'islam théologique, si l'on peut dire a chacun son compte quant à sa responsabilité
et à son rôle fondateur par rapport au temps, mais aussi par rapport à la philosophie de cette religion, sa
responsabilité dans l'exception.
Il nous reste à voir les autres facettes de l'exception à savoir l'exception économique, l'exception sociale et
l'exception politique. Et là, j'avoue que dans ce rapport d'affectivité qui s'établit entre le lecteur et son
livre, j'ai eu un plaisir particulier à lire ces trois dernières parties, parties où on apprend plus de choses, où
on revient sur de vieilles lectures, où on a devant soi une analyse subtile, associant l'histoire à la sociologie,
la sociologie à l'économie, l'économie à la science politique...
5) Bref, l'exception économique tourne autour du caractère fiscaliste, rentier de l'État en islam, et cela
depuis les guerres prophétiques et la politique d'expansion avec ce qu'elle promet comme butin.
L'arbitraire et la ponction fiscale font de cet État par la suite un État prédateur bâti sur le principe de la
crainte comme tout pouvoir despotique qui se respecte, enfin même cette caractéristique tributaire n'a pas empêché
au XIXe siècle le capitalisme d'être à la porte de l'islam, elle a fait de ces pays des pays colonisables. Il
n'en est pas moins vrai aussi que le parallèle entre l'État fiscaliste médiéval et l'État rentier moderne reste
possible. Cet État rentier par excellence, c'est l'État pétrolier, où un ensemble de mécanismes fait que la richesse
facile ne demandant pas de prélèvement d'impôt sur la société enlève à cette dernière le droit à la participation à
la vie politique, et cette non-participation consacre la non-démocratie.
Par ailleurs, ces même mécanismes font disparaître l'éthique du travail parce qu'il n'y a pas de rapport causal
entre travail et gratification, ils instituent aussi le principe du clientélisme autour du partage de la rente. Sur
le plan sociologique cela nous donne une société-classe (la pyramide inversée) une nation-classe. Donc, très peu
de dynamisme social et politique. Mais si la rente s'amenuise et que la population augmente, nous voilà dans la
crise de légitimité, c'est un peu le cas de l'Algérie depuis 1989, mais c'est surtout celui de l'Arabie Saoudite
actuellement.
6) Le trait saillant de l'exception sociale se présente à travers une bourgeoisie non structurée,
parasitaire et qui « tronque ses prétentions politiques légitimes contre des privilèges économiques au profit
d'une bureaucratie d'État autoritaire », lequel État autoritaire se présente la plupart du temps sous forme
d'alliance entre paysans et militaires issus de couches inférieures du monde rural (Égypte, Algérie, Irak, Syrie...)
Par ailleurs, la société civile reste en butte contre les clivages dits primaires (tribus, éthiques, confessions...)
ou contre le radicalisme religieux ce qui fait que si jamais liberté civile il y a, elle couve nécessairement la
« tentation théocratique ».
7) L'exception politique enfin. Sur les 120 pays démocratiques, selon le « freedom House » on ne
compte aucun pays arabe ni islamique et que l'on soit dans des monarchies ou dans des républiques, le principe
général du fonctionnement de ces États reste la peur. La politique est abolie et l'État est privatisé (propriété
privée du prince avec tout ce qui s'en suit). Et bien évidemment si le pouvoir démocratique suppose le principe de
la vertu, c'est-à-dire le dévouement à l'État et l'amour des lois, un pouvoir anti-démocratique fait le contraire.
Bref, encore une fois le livre essaie d'expliquer cette réalité exceptionnelle par l'islam prophétique qui pointe
comme modèle, l'islam théologique qui consacre la jonction entre le transcendant et le politique, au point que la
raison islamique n'a pas su profiter de la rencontre (à travers la traduction des Grecs au IXe siècle) avec la
démocratie athénienne, toute conditionnée qu'elle était par cette culture.
Enfin, cette analyse débouche sur cette question : l'islam est-il compatible avec la démocratie ? Et y
a-t-il une possibilité de sortir du théologico-politique sans retomber dans la démarche conciliatoire léguée par
l'« exception culturelle » ? Comment sortir du cercle vicieux d'une séparation qui reste impensable et
d'une libération politique qui se présente comme une aventure risquée devant la menace islamiste ?
Deux alternatives à ceci : 1/ un islam libéral mais qui avec le réformisme a prouvé son incapacité à dépasser
l'exception culturelle « intermédiate » 2/ un libéralisme procédural prôné par Rawls qui ménage l'islam
dans son refus de se réformer et institue un accord sur la neutralité des institutions et sur une liste indicative
des libertés de base, un système de libertés limitées mais qui ne sort pas du principe de la priorité lexicale de
la liberté !
À cette deuxième alternative (thèse de Rawls) à qui on a reproché de pécher par trop de formalisme dans la mesure
où il est effectivement impossible de fonder un libéralisme politique sans adhérer à une certaine conception
philosophique de la nature humaine, des valeurs libérales, de la rationalité et du sujet « situé dans une
communauté culturelle » (p.195). Le livre semble quand même arrêter son choix sur cette deuxième alternative, la
considérant comme une forme de « désespoir ontologique » et comme sorte de « démission
honorable » devant l'impossibilité de résoudre cette situation piégée.
De « l'exception islamique » inextricable quant à sa solution, le livre en vient à la dure « solitude
d'être musulman » tel ce « malamatii » mystique en détresse qui « s'inflige à lui-même
un blâme pour ne pas avoir trouvé une issue ni en Dieu, ni auprès des hommes » conclut le livre.
Et là j'enchaîne directement, tout en avouant me sentir moi aussi un peu dans la solitude de ce
« malamatii », pour dire : et si la responsabilité du désespoir incombait aussi, quelque
part, à cette démarche de l'exception qui ajoute de l'enfermement à l'enfermement en piégeant son propre
concepteur ?
Après avoir joué le rôle de la présentatrice, je me permets de jouer maintenant le rôle de discutante, en
enchaînant avec ma question. Car poser à priori les problèmes dans une « allure d'exception » ne
risque-t-il pas d'en arriver au préjugé, cet a priori ne devient-il pas une autorité dans le sens de forcer un peu
les choses ou d'en rater d'autres ?
Je prends trois exemples : l'exception guerrière, l'exception théologique et le blocage qu'a eu le livre à ne
pas aller plus loin avec une idée fondamentale qui est celle de constater que le fondamentalisme a toujours
accompagné l'islam, c'est-à-dire l'islam depuis qu'il s'est stabilisé comme orthodoxie délimitée et définie et
close.
Est-il vrai que l'islam se distingue par la guerre au point que tout musulman attaché à la grandeur du commencement
est un belliqueux potentiel ? C'est vrai que la prophétie était accompagnée par la guerre (27 razzwa
en 10 ans), c'était son support profane pour ainsi dire et c'est vrai que des dynasties multiples d'origine esclave
ou d'origine bédouine avaient pris un pouvoir réel par la guerre ; il est vrai que l'empire Ottoman, le
dernier de l'islam, était un empire militaire, et c'est vrai que la révélation et la théologie par moment avaient
donné un support sacré à cet acte profane, mais même avec tout cela la question n'est pas absolue, elle est
relative, parce que la guerre était un moteur de l'histoire mondiale (toute l'histoire, des guerres mythiques et
puniques jusqu'aux guerres mondiales).
Levi-Strauss disait dans Tristes tropiques que Mohamed est un Napoléon qui a réussi. Je veux dire que si
Mohamed avait échoué et Napoléon réussi on aurait dit alors : Napoléon est un Mohamed qui a réussi. Dès
lors, en quoi les Français ne seraient-ils pas des gens plus belliqueux que les autres ?
On m'objectera que la différence est qu'ici le problème est théologique et coranique, c'est-à-dire qu'il entre
dans le champ difficile et entêté de la croyance, alors que là il est dans le champ profane de l'histoire, ouvert
à la discussion et à la relativité. Mais, ne présentons pas les choses dans l'unique version de la croyance, parce
que cette même croyance, et sans le dire ni jamais l'avouer, est elle-même sujette à l'histoire. Le monde islamique
a cessé de parler de Jihad du XVIIe siècle jusqu'au XIXe siècle, jusqu'à l'arrivée du colonialisme et l'histoire a
même établi qu'il a été très difficile au pouvoir musulman de raviver la flamme du Jihad pendant les croisades
c'est-à-dire en plein Moyen-âge !
Je veux dire que le Jihad n'est pas seulement une question de croyance, c'est une question d'histoire commandée
par le contexte, en l'occurrence celui d'aujourd'hui. Et, je pourrais même dire cyniquement, que si le Jihad
était porté par une réalité politico-économique d'expansion et de force, l'imaginaire mondial aurait pris les
musulmans comme il prend actuellement les Américains avec le même état d'âme, de refus ou d'acceptation. Ce même
imaginaire mondial et surtout américain s'est bien accommodé de l'image des « Moujahidines » afghans
pendant plus de dix ans chose tout aussi impardonnable que ce que le livre appelle « l'esthétique coranique du
Jihad » si on la considère depuis l'angle de notre croyance à nous dans les valeurs universelles de la
modernité. « L'esthétique coranique du Jihad » s'est établie au VIIe siècle, et elle correspondait bien à
son époque par contre !
Pour l'exception théologique aussi, il y a à relativiser, parce que tous les monothéismes sont apologétiques ;
toute religion cherche à établir son orthodoxie en rejetant les autres dans l'hérésie : nous sommes « la
meilleure nation que Dieu ait créé », les autres sont « un peuple élu » etc., c'est la logique même
de l'orthodoxie, entretenue par les rouages de la théologie.
L'islam taxe les textes de l'Ancien et du Nouveau testament de falsificateurs, mais le christianisme pendant tout
le moyen âge taxe Mohamed d'imposteur. Où plaçons-nous alors ce tollé provoqué par le film La Passion du
Christ et au-delà des arguments des uns et des autres, si ce n'est dans le prolongement des polémiques et du
conflit entre les religions, conflit entre les visions orthodoxes, non historiques, de chacune d'elles.
J'attire l'attention sur le fait que je ne dis pas cela pour innocenter ou défendre l'islam, mais pour remettre les
choses dans leur véritable dimension et ne pas prendre de fausses pistes. Levi-Strauss estime que l'islam « est
l'inventeur de la tolérance » rien qu'à penser à l'horreur de l'Inquisition contre les juifs, les musulmans,
contre même les chrétiens, on peut comprendre ce qu'il dit, pour autant on ne peut être d'accord avec lui dans le
sens où la tolérance avant d'avoir eu son statut philosophique avec les Lumières était une simple question de
rapport de forces, la règle étant valable pour tout le monde sans exception.
La même chose peut se dire du théologico-politique : le christianisme n'a pas pu passer à la jonction entre le
politique et le religieux parce que la chose était au début impossible et le rapport de forces compétant en faveur
du pouvoir en place, notamment celui des Romains. Mais dès que les choses ont changé, l'Église prend le pouvoir et
l'Europe se trouve organisée par des Saints empires.
L'exception si on tient absolument à la marquer, se logerait dans l'itinéraire historique de chaque religion
et absolument pas dans son essence et on ne peut prendre la mesure de ces choses que dans une démarche
comparative. Mais cette démarche semble bloquée parfois dans le livre par l'a priori de l'exception, au
point qu'on en arrive à comparer une religion réformée (le calvinisme) à une orthodoxie pure, l'intégrisme.
C'est vrai que « le fondamentalisme accompagne l'histoire de l'islam quand il ne s'y identifie
pas » - quelle belle phrase d'ailleurs ! - et chaque religion a ses expressions intégristes mais
le problème est que si l'histoire du christianisme par exemple a pu les marginaliser et les minimiser, l'islam se
trouve de plus en plus absorbé par ses expressions. Pourquoi ? Parce ce que l'islam est resté
substantiellement dans sa vision orthodoxe moyenâgeuse, il reste soumis aux postulats de la théologie
médiévale, et aucune tentative de critique (même pas celle de la Nahdha) n'a touché à son intégrité
moyenâgeuse. L'intégrisme c'est l'expression de l'islam réel, le seul, celui qui vit toujours dans la
tranquillité de la répétition et de la reproduction.
Aucune différence entre ce que postule Al Azhar ou Alzarkaoui, Alkaradhaoui, Amrou Khaled ou n'importe quel imam de
chez nous, si ce n'est les consignes du ministère de l'intérieur pour ce dernier ou les enjeux politiques ponctuels
pour les autres. Ils puisent tous dans les mêmes référents théologiques et ont la même conception du monde et de
l'homme.
Alors que l'histoire de la théologie chrétienne était celle de crises théologiques successives depuis la Réforme
(Gramsci disait que « de la grossière pensée de Luther est partie la modernité pour l'Europe »), alors
qu'elle était une continuelle soumission de la religion aux épreuves de l'histoire, depuis les humanistes au XVe
siècle, jusqu'à la fin du XIXe et même jusqu'au début du XXe, avec la crise moderniste qui s'est déclarée au sein
même de l'Église en France et en Italie pour exprimer cette nécessité d'ouverture à la modernité et jusqu'au
deuxième concile du Vatican. Rien de semblable n'arrive à l'orthodoxie musulmane qui échappe jusqu'au temps
présent à cette confrontation avec l'histoire, soutenue très fortement par ses expressions offensives
intégristes si nécessaires à son équilibre actuel.
Tant que l'orthodoxie, qui se cache sous le nom d'islam officiel, légal, moderne quelques fois, n'a pas subi les
contraintes de l'histoire qui lui imposeront une forte auto-révision et une véritable ouverture à la
modernité intellectuelle, elle nous donnera toujours de l'intégrisme, comme tension nécessaire à son propre
équilibre.
Ce bref comparatisme avec l'histoire de la chrétienté est destiné à dire qu'une religion ne se réforme pas
d'elle-même, qu'elle ne recule pas de l'espace public par elle-même, qu'il faut toujours y intervenir ; je
veux dire aussi qu'une religion n'a pas de capacité de résistance absolue devant l'histoire quelles que
soient ses méthodes de pensée, qu'elle subit aussi la loi du rapport de forces, et peut s'y incliner en se
suffisant de son rôle spirituel, celui du sens à donner pour qui en cherche à titre purement personnel.
Ce changement du rapport de forces incombe peut-être à la science politique qui cherche des solutions dans
l'immédiat, mais il incombe aussi à l'histoire, aux forces sociales, aux mutations économiques qui présentent
peut-être une force d'attente mais qui a besoin d'une offensive des idées pour la faire accoucher d'une dialectique
de dépassement. Je crois que nous sommes en période de grande germination, mais j'insiste sur le fait qu'une
religion délaissée par ses intellectuels et abandonnée aux masses ne peut être que reproductrice d'elle-même comme
une chose donnée pour toujours. C'est là qu'elle fait l'exception.
Menons la bataille sur tous les fronts, par le libéralisme procédural, s'il arrive à composer ou à ruser avec une
orthodoxie médiévale bien tenace, mais aussi sur le front intellectuel en partant de notre propre « espace
d'ordre » comme disait Foucault, de l'intérieur même de cette personnalité historique sur laquelle Djaït a
essayé en vain d'attirer notre attention sur sa consistance et aussi sur les obstacles qu'elle peut poser
devant nous, et essayons de jouer le rôle de « passeurs » de la modernité notre horizon vers l'islam,
pour qu'il ne continue plus à être en rupture avec cet horizon et à nous empoisonner la vie.