Alternatives citoyennes
Numéro 9 - 10 juillet 2004
Culture
Islam
L'exception Islamique de Hamadi Redissi
ou le nouveau discours du refus de soi

 

Universitaire et acteur de la société civile tunisienne, entré en contestation ouverte du régime tunisien depuis une petite poignée d'années car, jusqu'en 1994, il faisait partie du cénacle de l'ancien ministre de l'Éducation et des Sciences Mohamed Charfi - avec qui (entre autres) il signa en mars 2001 une pétition pour une transition démocratique en Tunisie - Hamadi Redissi est tout de même engagé depuis bien plus longtemps conte l'intégrisme musulman.

Volontiers iconoclaste et provocateur dans ses articles, il n'hésite pas à frapper plus fort dans le même sens en se fendant d'un second livre sur l'Islam, publié récemment au Seuil, intitulé L'exception islamique.

Vendredi 26 juin, à l'heure où un milliard et demi de musulmans se prosternent pour la prière d'al Asr, il se donnait librement lecture, au forum de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, d'un ouvrage présentant l'Islam comme un système clos, fossilisé, affublé de toutes les exceptions possibles à ce que la modernité actuelle convoie. Telle est l'exception tunisienne.

Après restitution de la substantifique moelle de l'ouvrage - que ne démentit en aucune manière Hamadi Redissi - Latifa Lakhdar, historienne, engagée sans l'ombre d'une ambiguïté depuis 25 ans dans le combat pour les libertés et les droits des femmes, opposa à la démarche - oserons-nous dire totalisante et totalitaire - de l'auteur une argumentation rigoureuse, nuancée, tramée dans l'histoire du monde, confronté aux enjeux actuels et bien entendu nourrie de savantes références aux textes, à la tradition et à la trajectoire des religions*.

Finesse, justesse et science devaient marquer la forte et limpide démonstration par Latifa Lakhdar qu'on pouvait faire la synthèse du cognitif et du militant et surtout que la réponse à apporter à une présumée « exception islamique » n'était certainement pas « d'ajouter de l'enfermement à l'enfermement » car une religion « délaissée par ses intellectuels et abandonnée aux masses » ne pouvait que se scléroser sur son noyau dur, le fondamentalisme islamique.

Dans la salle, un froid était jeté par ce livre sur une grande partie de l'assistance convaincue qu'il n'y a pas d'Islam unique, essentialisé, mais qu'il y a des musulmans différents qui le portent. Particulièrement Slah Jourchi, vice-président de la LTDH et musulman progressiste, se dit « choqué » en tant que croyant et en tant que défenseur des droits de l'homme et développa une contre argumentation, d'un point de vue différent de celui de Latifa Lakhdar, militante féministe laïque, mais qui, rejoignant parfois cette dernière, emporta également l'adhésion du public.

D'autres intervenants soulignèrent par contre combien il y avait de travail derrière cet ouvrage « salutaire » pour une société musulmane, texte dont Hamadi Redissi se défendit de l'avoir écrit « après le 11 septembre ». Il reste qu'il se dessine en Tunisie une petite échappée au coeur d'une élite favorable à la grande secousse que vient de subir le monde arabe et qu'on ne serait pas loin de penser que ce livre pourrait trouver place dans les fondamentaux théoriques d'un (démocratique et laïc ?) Grand Moyen Orient.

Pour l'heure, la controverse n'est qu'un débat d'idées sur un noeud de conflits au sein de nos sociétés et Hamadi Redissi a eu le courage de ne pas louvoyer et d'enfoncer le clou, jusqu'au bout.

*L'oralité de l'intervention de Latifa Lakhdar a été conservée.

La rédaction

 

Fallait-il ajouter « de l'enfermement à l'enfermement » ?

 

«L e problème est que dans l'histoire propre de l'islam, les clivages ou les contraires vont de concert, au point qu'on a pu se proclamer d'une religion de juste milieu (qui reste excessive), moderne (en demeurant traditionnelle), partisan de la légalité (mais éradicateur par ailleurs), tolérant (mais islamiste) : j'ai appelé ce sac de noeuds contradictoire par le mot qui convient : l'exception islamique » (p.97)

Par ailleurs, cette série de constatations, soutient au même temps une série de questionnements :

  • Pourquoi l'islam est la dernière religion qui refuse de libérer le politique de son emprise ?
  • Pourquoi est-il le seul à rester en dehors de la vague de démocratisation ?
  • Pourquoi reste-t-il l'unique système qui s'estime un conflit permanent avec l'accident ?
  • Bref pourquoi est-il la dernière religion qui se refuse à la banalisation du religieux ?

Hamadi Redissi n'y va pas par quatre chemins, à l'entêtement de la sclérose, il oppose la critique intégrale, avec un ton sévère ; les termes choisis sont des termes qui tranchent : « la dernière religion qui », le « seul » (c'est-à-dire l'islam) à, « l'unique système », et c'est pour dire l'extrême « non-bonheur » d'être musulman aujourd'hui.

Dans un rythme haletant, qui ne cache ni la révolte, ni l'émotion, ni la passion de l'analyse, ni cette « anthropophagie de lecture et de livres » enfin la provocation, Hamadi Redissi s'enfonce dans les arcanes de ce qu'il appelle l'islam, en navigant entre islam prophétique, islam théologique et islam historique, tantôt avec méthode et rationalité tantôt avec arbitraire, quelquefois avec des intuitions intéressantes : en vue de détecter les causes du blocage et de cette temporalité islamique si différente de celle du monde.

1) L'exception islamique est d'abord culturelle. Elle se résume dans cette raison conciliatoire entre les contraires, sorte de bricolage et manière de réduire la tension qui se met entre le transcendant et l'immanent ou l'historique par une thérapie de non-rupture, depuis les philosophes arabes qui ont marié la prophétie et la Grèce, la révélation et la raison, jusqu'aux penseurs de la Nahdha, qui voulaient marier tradition et modernité, jusqu'à cette sorte d'exégèse moderne qui trouve dans le texte coranique des preuves de ce qui est prouvé par la science du XIXe et du XXe siècles - Texte d'anticipation puisque texte a-temporel ! - ou encore jusqu'à cette modernité qui procède par sélection, sous-tendue par une « schizophrénie épistémologique », à la place d'une dialectique du dépassement.

Une raison conciliatoire et du juste milieu, qui à travers une identité narrative marque une continuité entre passé et présent depuis qu'elle a institué l'idée ou le statut d'une « nation médiane » qui se met entre le premier monothéisme et le deuxième, et qui est encore marquée par la « mentalité sunnite », mentalité consensuelle qui se dit ne pas être cassante ni tranchée.

2) L'exception idéologique, deuxièmement, se présente dans le fondamentalisme ; cette expression de l'islam qui s'est accaparé justement de l'identité narrative en l'enfermant encore plus dans l'apologie et en l'isolant de l'histoire.

  • Le premier (fondamentalisme) avec le wahhabisme du XVIIIe et XIXe siècles.
  • Le deuxième avec les « frères musulmans » et leurs ramifications à partir des années 30.
  • Le troisième, celui d'aujourd'hui.

Le livre revisite l'histoire de chacun d'eux, nous informe sur leurs leaders, leurs acteurs, leurs enjeux, leurs difficultés, les compare l'un à l'autre, met en garde contre la méprise fondamentale qui est celle de voir dans les islamistes les « nouveaux puritains » de l'islam, Protestants, Calvinistes, autant qu'il tente des analyses comparatives pour prouver cette méprise.

Mais, ce qui est à mon sens plus important, c'est cette intuition qu'il montre en affirmant que « le fondamentalisme accompagne l'histoire de l'islam quand il ne l'y identifie pas, tel un mutant, il prend des formes variées » ou encore quand il attire l'attention sur sa complicité avec la culture islamique en général ou quand il considère « Ben Laden comme la synthèse des différents islams » (p.75)

Le livre met aussi la main sur la plus grande méprise, celle qui consiste à croire ou à continuer à entretenir l'idée d'une différence substantielle entre islam officiel et fondamentalisme, islam classique et moderne, islam de la CIA et celui de la banque des Emirs, alors qu'ils participent tous dans leurs variantes, et émanent d'une même orthodoxie. J'y reviendrai plus loin.

Il se trouve que cette idéologie prône la violence, le terrorisme, l'assassinat et pousse à les pratiquer. Les explications de ce phénomène nous orientent donc vers une troisième exception que le livre appelle « l'exception guerrière ».

3) « Mohamed, prophète armé, a-t-il scellé sa religion ? », Hamadi Redissi s'interroge. En tout cas, nous sommes dans l'exception guerrière, qui se prolonge des premiers moments du Jihad prophétique, c'est-à-dire à peu près de la guerre d'Ohod, guerre perdue et où le prophète lui-même a failli être tué, et aussi guerre à propos de laquelle a été prononcé le verset 169 de la sourate II (établissant ce que le livre appelle l'éthique et l'esthétique du Martyr), jusqu'à l'établissement et la fin de l'État militaire turque.

La militarisation de l'islam s'est même stabilisée comme réalité depuis le IXe siècle, avec des dynasties régnantes d'origine esclave, tels que les Buyides, les Saljûqides, les Ghazwimides, cette réalité a développé encore plus cette « esthétique du Jihad », et à travers le fondamentalisme actuel, glisse du Jihad vers le martyre via la suicide.

Le livre enfin n'oublie pas dans la foulée de ce développement sur l'exception guerrière d'opposer à l'apologie contemporaine qui veut démontrer l'existence d'une tolérance foncière de l'islam, sa réalité ou sa vérité bien consignée dans le Coran, en évoquant la guerre de Badr, victorieuse cette fois-ci mais où le prophète (via la révélation) décide la mort pour les prisonniers pour dire d'une manière tranchante qu'il n'y a pas d'autre alternative à part : l'islam ou la mort !

Bien évidemment cette esthétique de la guerre sainte qui mène à l'acceptation et même à la recherche du martyre est prise en charge par la théologie, car, « la question est aussi métaphysique, portant sur le sens de la vie et de la mort : à quelles conditions l'âme peut-elle prétendre au salut ? » et le livre de répondre : « le fait que l'islam rompe l'incertitude du salut-délivrance attachée à l'épreuve de la foi par la certitude du paradis est une incitation à l'attentat-suicide » (p.108).

4) Et voilà que l'exception guerrière ne pourra jamais être surmontée tant que cette théologie n'a pas aboli de son corpus le principe même de la violence. Et nous voilà donc plongeant dans l'exception théologique, aggravée par la connexion entre le politique et le religieux. « L'islam est spirituel et temporel, État et cité, individu et société, culte et rapport sociaux » (p.109).

Cette connexion est d'ailleurs très profonde, dans la mesure où le théologico-politique est nécessaire au salut de l'âme et où sans un calife qui applique la Charia, les musulmans sont en dehors de l'islam.

Mais plus encore, l'exception purement théologique est celle qui consiste à concevoir le Coran comme l'archétype céleste, celle de se prétendre un corrigé des copies des deux autres monothéismes, celle d'être auto-suffisant, auto-référant. De là s'est propagé parmi les masses une sorte d'islamo-centrisme, et une non reconnaissance de l'autre (pour exemple de Hamadi Redissi, les musulmans ne lisent jamais la Bible)

Et comme grande conséquence à ses exceptions on arrive à la constatation qu'entre toutes les religions monothéistes ou même asiatiques (qui au fait sont séculières dès l'origine), seul l'islam se refuse à la sécularisation.

Voilà, l'islam prophétique et l'islam théologique, si l'on peut dire a chacun son compte quant à sa responsabilité et à son rôle fondateur par rapport au temps, mais aussi par rapport à la philosophie de cette religion, sa responsabilité dans l'exception.

Il nous reste à voir les autres facettes de l'exception à savoir l'exception économique, l'exception sociale et l'exception politique. Et là, j'avoue que dans ce rapport d'affectivité qui s'établit entre le lecteur et son livre, j'ai eu un plaisir particulier à lire ces trois dernières parties, parties où on apprend plus de choses, où on revient sur de vieilles lectures, où on a devant soi une analyse subtile, associant l'histoire à la sociologie, la sociologie à l'économie, l'économie à la science politique...

5) Bref, l'exception économique tourne autour du caractère fiscaliste, rentier de l'État en islam, et cela depuis les guerres prophétiques et la politique d'expansion avec ce qu'elle promet comme butin.

L'arbitraire et la ponction fiscale font de cet État par la suite un État prédateur bâti sur le principe de la crainte comme tout pouvoir despotique qui se respecte, enfin même cette caractéristique tributaire n'a pas empêché au XIXe siècle le capitalisme d'être à la porte de l'islam, elle a fait de ces pays des pays colonisables. Il n'en est pas moins vrai aussi que le parallèle entre l'État fiscaliste médiéval et l'État rentier moderne reste possible. Cet État rentier par excellence, c'est l'État pétrolier, où un ensemble de mécanismes fait que la richesse facile ne demandant pas de prélèvement d'impôt sur la société enlève à cette dernière le droit à la participation à la vie politique, et cette non-participation consacre la non-démocratie.

Par ailleurs, ces même mécanismes font disparaître l'éthique du travail parce qu'il n'y a pas de rapport causal entre travail et gratification, ils instituent aussi le principe du clientélisme autour du partage de la rente. Sur le plan sociologique cela nous donne une société-classe (la pyramide inversée) une nation-classe. Donc, très peu de dynamisme social et politique. Mais si la rente s'amenuise et que la population augmente, nous voilà dans la crise de légitimité, c'est un peu le cas de l'Algérie depuis 1989, mais c'est surtout celui de l'Arabie Saoudite actuellement.

6) Le trait saillant de l'exception sociale se présente à travers une bourgeoisie non structurée, parasitaire et qui « tronque ses prétentions politiques légitimes contre des privilèges économiques au profit d'une bureaucratie d'État autoritaire », lequel État autoritaire se présente la plupart du temps sous forme d'alliance entre paysans et militaires issus de couches inférieures du monde rural (Égypte, Algérie, Irak, Syrie...)

Par ailleurs, la société civile reste en butte contre les clivages dits primaires (tribus, éthiques, confessions...) ou contre le radicalisme religieux ce qui fait que si jamais liberté civile il y a, elle couve nécessairement la « tentation théocratique ».

7) L'exception politique enfin. Sur les 120 pays démocratiques, selon le « freedom House » on ne compte aucun pays arabe ni islamique et que l'on soit dans des monarchies ou dans des républiques, le principe général du fonctionnement de ces États reste la peur. La politique est abolie et l'État est privatisé (propriété privée du prince avec tout ce qui s'en suit). Et bien évidemment si le pouvoir démocratique suppose le principe de la vertu, c'est-à-dire le dévouement à l'État et l'amour des lois, un pouvoir anti-démocratique fait le contraire.

Bref, encore une fois le livre essaie d'expliquer cette réalité exceptionnelle par l'islam prophétique qui pointe comme modèle, l'islam théologique qui consacre la jonction entre le transcendant et le politique, au point que la raison islamique n'a pas su profiter de la rencontre (à travers la traduction des Grecs au IXe siècle) avec la démocratie athénienne, toute conditionnée qu'elle était par cette culture.

Enfin, cette analyse débouche sur cette question : l'islam est-il compatible avec la démocratie ? Et y a-t-il une possibilité de sortir du théologico-politique sans retomber dans la démarche conciliatoire léguée par l'« exception culturelle » ? Comment sortir du cercle vicieux d'une séparation qui reste impensable et d'une libération politique qui se présente comme une aventure risquée devant la menace islamiste ?

Deux alternatives à ceci : 1/ un islam libéral mais qui avec le réformisme a prouvé son incapacité à dépasser l'exception culturelle « intermédiate » 2/ un libéralisme procédural prôné par Rawls qui ménage l'islam dans son refus de se réformer et institue un accord sur la neutralité des institutions et sur une liste indicative des libertés de base, un système de libertés limitées mais qui ne sort pas du principe de la priorité lexicale de la liberté !

À cette deuxième alternative (thèse de Rawls) à qui on a reproché de pécher par trop de formalisme dans la mesure où il est effectivement impossible de fonder un libéralisme politique sans adhérer à une certaine conception philosophique de la nature humaine, des valeurs libérales, de la rationalité et du sujet « situé dans une communauté culturelle » (p.195). Le livre semble quand même arrêter son choix sur cette deuxième alternative, la considérant comme une forme de « désespoir ontologique » et comme sorte de « démission honorable » devant l'impossibilité de résoudre cette situation piégée.

De « l'exception islamique » inextricable quant à sa solution, le livre en vient à la dure « solitude d'être musulman » tel ce « malamatii » mystique en détresse qui « s'inflige à lui-même un blâme pour ne pas avoir trouvé une issue ni en Dieu, ni auprès des hommes » conclut le livre.

Et là j'enchaîne directement, tout en avouant me sentir moi aussi un peu dans la solitude de ce « malamatii », pour dire : et si la responsabilité du désespoir incombait aussi, quelque part, à cette démarche de l'exception qui ajoute de l'enfermement à l'enfermement en piégeant son propre concepteur ?

Après avoir joué le rôle de la présentatrice, je me permets de jouer maintenant le rôle de discutante, en enchaînant avec ma question. Car poser à priori les problèmes dans une « allure d'exception » ne risque-t-il pas d'en arriver au préjugé, cet a priori ne devient-il pas une autorité dans le sens de forcer un peu les choses ou d'en rater d'autres ?

Je prends trois exemples : l'exception guerrière, l'exception théologique et le blocage qu'a eu le livre à ne pas aller plus loin avec une idée fondamentale qui est celle de constater que le fondamentalisme a toujours accompagné l'islam, c'est-à-dire l'islam depuis qu'il s'est stabilisé comme orthodoxie délimitée et définie et close.

Est-il vrai que l'islam se distingue par la guerre au point que tout musulman attaché à la grandeur du commencement est un belliqueux potentiel ? C'est vrai que la prophétie était accompagnée par la guerre (27 razzwa en 10 ans), c'était son support profane pour ainsi dire et c'est vrai que des dynasties multiples d'origine esclave ou d'origine bédouine avaient pris un pouvoir réel par la guerre ; il est vrai que l'empire Ottoman, le dernier de l'islam, était un empire militaire, et c'est vrai que la révélation et la théologie par moment avaient donné un support sacré à cet acte profane, mais même avec tout cela la question n'est pas absolue, elle est relative, parce que la guerre était un moteur de l'histoire mondiale (toute l'histoire, des guerres mythiques et puniques jusqu'aux guerres mondiales).

Levi-Strauss disait dans Tristes tropiques que Mohamed est un Napoléon qui a réussi. Je veux dire que si Mohamed avait échoué et Napoléon réussi on aurait dit alors : Napoléon est un Mohamed qui a réussi. Dès lors, en quoi les Français ne seraient-ils pas des gens plus belliqueux que les autres ?

On m'objectera que la différence est qu'ici le problème est théologique et coranique, c'est-à-dire qu'il entre dans le champ difficile et entêté de la croyance, alors que là il est dans le champ profane de l'histoire, ouvert à la discussion et à la relativité. Mais, ne présentons pas les choses dans l'unique version de la croyance, parce que cette même croyance, et sans le dire ni jamais l'avouer, est elle-même sujette à l'histoire. Le monde islamique a cessé de parler de Jihad du XVIIe siècle jusqu'au XIXe siècle, jusqu'à l'arrivée du colonialisme et l'histoire a même établi qu'il a été très difficile au pouvoir musulman de raviver la flamme du Jihad pendant les croisades c'est-à-dire en plein Moyen-âge !

Je veux dire que le Jihad n'est pas seulement une question de croyance, c'est une question d'histoire commandée par le contexte, en l'occurrence celui d'aujourd'hui. Et, je pourrais même dire cyniquement, que si le Jihad était porté par une réalité politico-économique d'expansion et de force, l'imaginaire mondial aurait pris les musulmans comme il prend actuellement les Américains avec le même état d'âme, de refus ou d'acceptation. Ce même imaginaire mondial et surtout américain s'est bien accommodé de l'image des « Moujahidines » afghans pendant plus de dix ans chose tout aussi impardonnable que ce que le livre appelle « l'esthétique coranique du Jihad » si on la considère depuis l'angle de notre croyance à nous dans les valeurs universelles de la modernité. « L'esthétique coranique du Jihad » s'est établie au VIIe siècle, et elle correspondait bien à son époque par contre !

Pour l'exception théologique aussi, il y a à relativiser, parce que tous les monothéismes sont apologétiques ; toute religion cherche à établir son orthodoxie en rejetant les autres dans l'hérésie : nous sommes « la meilleure nation que Dieu ait créé », les autres sont « un peuple élu » etc., c'est la logique même de l'orthodoxie, entretenue par les rouages de la théologie.

L'islam taxe les textes de l'Ancien et du Nouveau testament de falsificateurs, mais le christianisme pendant tout le moyen âge taxe Mohamed d'imposteur. Où plaçons-nous alors ce tollé provoqué par le film La Passion du Christ et au-delà des arguments des uns et des autres, si ce n'est dans le prolongement des polémiques et du conflit entre les religions, conflit entre les visions orthodoxes, non historiques, de chacune d'elles.

J'attire l'attention sur le fait que je ne dis pas cela pour innocenter ou défendre l'islam, mais pour remettre les choses dans leur véritable dimension et ne pas prendre de fausses pistes. Levi-Strauss estime que l'islam « est l'inventeur de la tolérance » rien qu'à penser à l'horreur de l'Inquisition contre les juifs, les musulmans, contre même les chrétiens, on peut comprendre ce qu'il dit, pour autant on ne peut être d'accord avec lui dans le sens où la tolérance avant d'avoir eu son statut philosophique avec les Lumières était une simple question de rapport de forces, la règle étant valable pour tout le monde sans exception.

La même chose peut se dire du théologico-politique : le christianisme n'a pas pu passer à la jonction entre le politique et le religieux parce que la chose était au début impossible et le rapport de forces compétant en faveur du pouvoir en place, notamment celui des Romains. Mais dès que les choses ont changé, l'Église prend le pouvoir et l'Europe se trouve organisée par des Saints empires.

L'exception si on tient absolument à la marquer, se logerait dans l'itinéraire historique de chaque religion et absolument pas dans son essence et on ne peut prendre la mesure de ces choses que dans une démarche comparative. Mais cette démarche semble bloquée parfois dans le livre par l'a priori de l'exception, au point qu'on en arrive à comparer une religion réformée (le calvinisme) à une orthodoxie pure, l'intégrisme.

C'est vrai que « le fondamentalisme accompagne l'histoire de l'islam quand il ne s'y identifie pas » - quelle belle phrase d'ailleurs ! - et chaque religion a ses expressions intégristes mais le problème est que si l'histoire du christianisme par exemple a pu les marginaliser et les minimiser, l'islam se trouve de plus en plus absorbé par ses expressions. Pourquoi ? Parce ce que l'islam est resté substantiellement dans sa vision orthodoxe moyenâgeuse, il reste soumis aux postulats de la théologie médiévale, et aucune tentative de critique (même pas celle de la Nahdha) n'a touché à son intégrité moyenâgeuse. L'intégrisme c'est l'expression de l'islam réel, le seul, celui qui vit toujours dans la tranquillité de la répétition et de la reproduction.

Aucune différence entre ce que postule Al Azhar ou Alzarkaoui, Alkaradhaoui, Amrou Khaled ou n'importe quel imam de chez nous, si ce n'est les consignes du ministère de l'intérieur pour ce dernier ou les enjeux politiques ponctuels pour les autres. Ils puisent tous dans les mêmes référents théologiques et ont la même conception du monde et de l'homme.

Alors que l'histoire de la théologie chrétienne était celle de crises théologiques successives depuis la Réforme (Gramsci disait que « de la grossière pensée de Luther est partie la modernité pour l'Europe »), alors qu'elle était une continuelle soumission de la religion aux épreuves de l'histoire, depuis les humanistes au XVe siècle, jusqu'à la fin du XIXe et même jusqu'au début du XXe, avec la crise moderniste qui s'est déclarée au sein même de l'Église en France et en Italie pour exprimer cette nécessité d'ouverture à la modernité et jusqu'au deuxième concile du Vatican. Rien de semblable n'arrive à l'orthodoxie musulmane qui échappe jusqu'au temps présent à cette confrontation avec l'histoire, soutenue très fortement par ses expressions offensives intégristes si nécessaires à son équilibre actuel.

Tant que l'orthodoxie, qui se cache sous le nom d'islam officiel, légal, moderne quelques fois, n'a pas subi les contraintes de l'histoire qui lui imposeront une forte auto-révision et une véritable ouverture à la modernité intellectuelle, elle nous donnera toujours de l'intégrisme, comme tension nécessaire à son propre équilibre.

Ce bref comparatisme avec l'histoire de la chrétienté est destiné à dire qu'une religion ne se réforme pas d'elle-même, qu'elle ne recule pas de l'espace public par elle-même, qu'il faut toujours y intervenir ; je veux dire aussi qu'une religion n'a pas de capacité de résistance absolue devant l'histoire quelles que soient ses méthodes de pensée, qu'elle subit aussi la loi du rapport de forces, et peut s'y incliner en se suffisant de son rôle spirituel, celui du sens à donner pour qui en cherche à titre purement personnel.

Ce changement du rapport de forces incombe peut-être à la science politique qui cherche des solutions dans l'immédiat, mais il incombe aussi à l'histoire, aux forces sociales, aux mutations économiques qui présentent peut-être une force d'attente mais qui a besoin d'une offensive des idées pour la faire accoucher d'une dialectique de dépassement. Je crois que nous sommes en période de grande germination, mais j'insiste sur le fait qu'une religion délaissée par ses intellectuels et abandonnée aux masses ne peut être que reproductrice d'elle-même comme une chose donnée pour toujours. C'est là qu'elle fait l'exception.

Menons la bataille sur tous les fronts, par le libéralisme procédural, s'il arrive à composer ou à ruser avec une orthodoxie médiévale bien tenace, mais aussi sur le front intellectuel en partant de notre propre « espace d'ordre » comme disait Foucault, de l'intérieur même de cette personnalité historique sur laquelle Djaït a essayé en vain d'attirer notre attention sur sa consistance et aussi sur les obstacles qu'elle peut poser devant nous, et essayons de jouer le rôle de « passeurs » de la modernité notre horizon vers l'islam, pour qu'il ne continue plus à être en rupture avec cet horizon et à nous empoisonner la vie.

 

Latifa Lakhdar
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