a cour d'appel de Tunis a
ramené de quelques 20 ans à 13 ans les peines de prison ferme infligées aux 5
internautes de Zarzis. Un dernier accusé, Abderrazek Bourguiba, qui n'avait que 17 ans à son arrestation, devra
attendre qu'une autre juridiction statue prochainement sur les 25 mois de prison dont il avait écopé en première
instance. Tous sont de très jeunes gens d'à peine 20 ans à leur arrestation en février 2003 (les dates
d'interpellation n'étant pas très précises, soulignent les avocats). Ils sont aujourd'hui à la lisière de leur âge
d'homme, à l'aube d'une maturité qu'ils développeront en système carcéral avec tous les stigmates qu'il induit.
Voilà donc ce que le tribunal a choisi de faire de leur 20 ans !
Le 6 juillet, Hamza Mahroug, Amor Rached, Omar Chlendi, Ayoub Sfaxi, Ben Guisa ont comparu en état d'arrestation
devant la cour d'appel de Tunis qui les a laissé librement évoquer leurs aveux sous la torture. Il y avait bien eu
une première séance en appel le 22 juin où la cour, les avocats, la presse étrangère, les militants des droits de
l'homme et un représentant de l'ambassade d'Allemagne (un des accusés étant tuniso-allemand) étaient là. Seuls les
accusés manquaient à la barre, n'ayant pu être amenés à temps, alors qu'ils étaient incarcérés à quelques
centaines de mètres de la salle d'audience, bloqués par une sorte de mystère mécanique incompréhensible dans une
Tunisie si sécurisée, si carrossable et si technologiquement avancée !
Il est vrai qu'un tel procès eût été bien inconvenant au moment où à Hammamet, dans le cadre de la réunion
préparatoire au Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), la Tunisie, pays hôte, s'évertuait à
démontrer à grands renforts de cohortes d'une société civile officielle formatée pour l'occasion, braillarde et
energisée, que la culture d'Internet se boit librement comme du petit lait.
Du lait de palmier, du legmi, peut-être, dont les vapeurs alcoolisées ont dû tourner la tête de nos
gamins. Car les voilà dans les trois publinets de leur bourgade, ou sur un ordinateur personnel, à s'essayer à des
fantaisies, et à des connections interdites entre toutes.
Pourtant, d'El Gorgeni à l'ATI (Agence tunisienne de l'Internet), panoptique de contrôle de toutes les
connections, jusqu'aux postes de guet d'où les tenanciers de cybercafé exercent leur vigilance à laquelle ils se
sont engagés contre leurs patentes, Internet est bel et bien cadenassé, de multiples verrouillages, de fire-wall et
de mécanismes que le profane ne reconnaît qu'à travers l'ineffable « page introuvable » opposée à
ses recherches.
L'exil sur Internet
Il est vrai, toutefois que nos jeunes sont des as de l'informatique, qu'ils se communiquent les astuces et piratent
à gogo. Ils tchatent, amorcent un flirt à distance, commencent un mariage blanc, et prennent à travers l'écran les
plaisirs de leur âge que bride la moralité. Ils s'inscrivent aussi et pas que sur des listes de diffusion...
C'est qu'à l'agonie muette, dans une société où le chômage frappe plus que quiconque les jeunes diplômés ou
professionnellement qualifiés (en dépit de mesures incitatives de l'État à l'emploi), l'inactivité conduit des
garçons dans la force de l'âge vers le hittisme algérien (tenir le mûr), ce destin qui prépose à toutes
les dérives.
À Zarzis, en morte saison, il n'y a rien d'autre que la croûte aride que personne ne veut plus bêcher, et les cafés
désoeuvrés où se sèment les graines de révolte. D'autant que l'été, leurs aînés partis outre-Méditerranée, parfois
à fond de containers, parfois légalement, reviennent richissimes et débarquent de voitures rutilantes des
réfrigérateurs, des machines à laver, des ordinateurs portables, de la Hi-Fi, et des adolescentes au nombril nu
piqué de diamant, qui font rêver.
L'imagination de cette jeunesse restée en rade caracole alors, s'accroche aux trois étages de villas-champignons et
aux hôtels cinq étoiles, autant que peut-être aux minarets de la ville. Car la richesse du parvenu s'envie et se
maudit à la fois. Partir, mais comment ? Pas question de le faire en clandestin africain de ces chaloupes fragiles
dont la mer ramène des corps tordus sur le rivage de Zarzis pour une sépulture à la sauvette dans un grand
cimetière sous la lune.
Mais autant partir pour la bonne cause, c'est-à-dire, évidemment, contre la domination cruelle de l'Amérique et
d'Israël. Ils ont la Palestine dans les tripes et depuis 1967 à Zarzis comme à la Djerba voisine, quelques familles
juives, depuis des siècles établies ici, se sont repliées derrière les murs hideux de « rues de la juiverie » comme
certaines villes françaises gardent encore ce nom moyenâgeux. Soyons clairs, la tolérance est désormais un
non-lieu, outre quelques incendies sporadiques (il est vrai exceptionnels), la haine est dans les coeurs emballée
par la guerre d'Irak et l'étouffement de la Palestine. Les chaînes satellitaires arabes et musulmanes aggravent le
manichéisme. Comment ne répondraient-ils pas à l'appel du Jihed ?
Un « crime virtuel »
L'ont-ils fait réellement ? Les avocats n'ont reçu qu'une liste de documents téléchargés d'Internet, précisément
sur le Jihed, sur la fabrication de mèches pour des bombes, pour une minuterie et d'autres concernant la
fabrication de bombes. Certains reconnaissent aussi l'existence d'une carte magnétique pour téléphone portable,
munie d'un fil électrique et d'une pièce en plastique au bout, triste réminiscence de l'attentat de Madrid ?
Mais Me Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) s'indigne d'un dossier sans
preuves palpables en dehors d'un tube de colle et dénonce la pénalisation d'un « crime virtuel ». Mme Souhayr
Belhasen, vice-présidente de la LTDH et de la FIDH, réclame un procès plus transparent et équitable et signale
qu'au Maroc l'an dernier, à propos des attentats de Casablanca, des connexions avec des cellules d'Al Qaida, avaient
été explicitement établies par la police marocaine. Peut-être des services de renseignements étrangers formés à
traquer le terrorisme sur le Net ont-ils apporté leurs compétences ?
En Tunisie, en tout cas, les esprits rigoureux et qui se réclament de l'État de droit refusent de cautionner un
procès de l'immatériel, tout en s'inquiétant que peut-être cette affaire puisse couvrir un petit tentacule d'un
réseau dormant. Pourquoi la Tunisie serait-elle à l'abri d'une infiltration terroriste ? C'est bien un journaliste
tunisien, Abdessatar Ben Dahmen, aidé d'un technicien du textile du Sahel qui a tué le commandant Massoud. À Milan,
une cellule terroriste tunisienne a été démantelée avant le 11 septembre. La filière tunisienne en Europe a des
relais connus tel Tarek Maaroufi, le « mathématicien » Adel Tebourski, le footballeur Nizar Trabelsi etc. Sans
parler des transfuges d'Afghanistan. Enfin le Lyonnais Naouar s'est explosé à Djerba et un autre Tunisien a dirigé
le commando de Madrid.
Personne ne veut prendre à la légère ce procès qui pourrait couver un oeuf explosif. En l'absence de transparence
et d'équité, l'affaire deviendrait même un investissement pour fonds de commerce politiques, tandis que le pouvoir
en ferait un alibi pour une logique encore plus sécuritaire. C'est une histoire mal saine et redoutable pour tout
le monde, précise-t-on dans des cercles moins publics de la société civile.
Et puis il y a les familles, ballottées avec leur chagrin, et à mille lieues de là, une mère française seule, Mme
Theresa Chopin, coupée de tout lien. La souffrance « enfante les songes ». Un frère s'insurge avec un sourire
confiant: « un jour, je tirerai mon sabre ...contre les prisons ! »
La prise d'une Bastille, cela s'appelle depuis longtemps une révolution.