Alternatives citoyennes Numéro 9 - 10 juillet 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Sommaire

Éditorial

Actualité

Politique

Dossier

Santé

International
- Algérie
- Darfour

Culture

Champ libre

Partager

Actualité
Démocratie
Treize ans de prison ferme aux internautes de Zarzis.
Que veut-on faire de leurs vingt ans ?

 

La cour d'appel de Tunis a ramené de quelques 20 ans à 13 ans les peines de prison ferme infligées aux 5 internautes de Zarzis. Un dernier accusé, Abderrazek Bourguiba, qui n'avait que 17 ans à son arrestation, devra attendre qu'une autre juridiction statue prochainement sur les 25 mois de prison dont il avait écopé en première instance. Tous sont de très jeunes gens d'à peine 20 ans à leur arrestation en février 2003 (les dates d'interpellation n'étant pas très précises, soulignent les avocats). Ils sont aujourd'hui à la lisière de leur âge d'homme, à l'aube d'une maturité qu'ils développeront en système carcéral avec tous les stigmates qu'il induit. Voilà donc ce que le tribunal a choisi de faire de leur 20 ans !

Le 6 juillet, Hamza Mahroug, Amor Rached, Omar Chlendi, Ayoub Sfaxi, Ben Guisa ont comparu en état d'arrestation devant la cour d'appel de Tunis qui les a laissé librement évoquer leurs aveux sous la torture. Il y avait bien eu une première séance en appel le 22 juin où la cour, les avocats, la presse étrangère, les militants des droits de l'homme et un représentant de l'ambassade d'Allemagne (un des accusés étant tuniso-allemand) étaient là. Seuls les accusés manquaient à la barre, n'ayant pu être amenés à temps, alors qu'ils étaient incarcérés à quelques centaines de mètres de la salle d'audience, bloqués par une sorte de mystère mécanique incompréhensible dans une Tunisie si sécurisée, si carrossable et si technologiquement avancée !

Il est vrai qu'un tel procès eût été bien inconvenant au moment où à Hammamet, dans le cadre de la réunion préparatoire au Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), la Tunisie, pays hôte, s'évertuait à démontrer à grands renforts de cohortes d'une société civile officielle formatée pour l'occasion, braillarde et energisée, que la culture d'Internet se boit librement comme du petit lait.

Du lait de palmier, du legmi, peut-être, dont les vapeurs alcoolisées ont dû tourner la tête de nos gamins. Car les voilà dans les trois publinets de leur bourgade, ou sur un ordinateur personnel, à s'essayer à des fantaisies, et à des connections interdites entre toutes.

Pourtant, d'El Gorgeni à l'ATI (Agence tunisienne de l'Internet), panoptique de contrôle de toutes les connections, jusqu'aux postes de guet d'où les tenanciers de cybercafé exercent leur vigilance à laquelle ils se sont engagés contre leurs patentes, Internet est bel et bien cadenassé, de multiples verrouillages, de fire-wall et de mécanismes que le profane ne reconnaît qu'à travers l'ineffable « page introuvable » opposée à ses recherches.

L'exil sur Internet

Il est vrai, toutefois que nos jeunes sont des as de l'informatique, qu'ils se communiquent les astuces et piratent à gogo. Ils tchatent, amorcent un flirt à distance, commencent un mariage blanc, et prennent à travers l'écran les plaisirs de leur âge que bride la moralité. Ils s'inscrivent aussi et pas que sur des listes de diffusion...

C'est qu'à l'agonie muette, dans une société où le chômage frappe plus que quiconque les jeunes diplômés ou professionnellement qualifiés (en dépit de mesures incitatives de l'État à l'emploi), l'inactivité conduit des garçons dans la force de l'âge vers le hittisme algérien (tenir le mûr), ce destin qui prépose à toutes les dérives.

À Zarzis, en morte saison, il n'y a rien d'autre que la croûte aride que personne ne veut plus bêcher, et les cafés désoeuvrés où se sèment les graines de révolte. D'autant que l'été, leurs aînés partis outre-Méditerranée, parfois à fond de containers, parfois légalement, reviennent richissimes et débarquent de voitures rutilantes des réfrigérateurs, des machines à laver, des ordinateurs portables, de la Hi-Fi, et des adolescentes au nombril nu piqué de diamant, qui font rêver.

L'imagination de cette jeunesse restée en rade caracole alors, s'accroche aux trois étages de villas-champignons et aux hôtels cinq étoiles, autant que peut-être aux minarets de la ville. Car la richesse du parvenu s'envie et se maudit à la fois. Partir, mais comment ? Pas question de le faire en clandestin africain de ces chaloupes fragiles dont la mer ramène des corps tordus sur le rivage de Zarzis pour une sépulture à la sauvette dans un grand cimetière sous la lune.

Mais autant partir pour la bonne cause, c'est-à-dire, évidemment, contre la domination cruelle de l'Amérique et d'Israël. Ils ont la Palestine dans les tripes et depuis 1967 à Zarzis comme à la Djerba voisine, quelques familles juives, depuis des siècles établies ici, se sont repliées derrière les murs hideux de « rues de la juiverie » comme certaines villes françaises gardent encore ce nom moyenâgeux. Soyons clairs, la tolérance est désormais un non-lieu, outre quelques incendies sporadiques (il est vrai exceptionnels), la haine est dans les coeurs emballée par la guerre d'Irak et l'étouffement de la Palestine. Les chaînes satellitaires arabes et musulmanes aggravent le manichéisme. Comment ne répondraient-ils pas à l'appel du Jihed ?

Un « crime virtuel »

L'ont-ils fait réellement ? Les avocats n'ont reçu qu'une liste de documents téléchargés d'Internet, précisément sur le Jihed, sur la fabrication de mèches pour des bombes, pour une minuterie et d'autres concernant la fabrication de bombes. Certains reconnaissent aussi l'existence d'une carte magnétique pour téléphone portable, munie d'un fil électrique et d'une pièce en plastique au bout, triste réminiscence de l'attentat de Madrid ?

Mais Me Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) s'indigne d'un dossier sans preuves palpables en dehors d'un tube de colle et dénonce la pénalisation d'un « crime virtuel ». Mme Souhayr Belhasen, vice-présidente de la LTDH et de la FIDH, réclame un procès plus transparent et équitable et signale qu'au Maroc l'an dernier, à propos des attentats de Casablanca, des connexions avec des cellules d'Al Qaida, avaient été explicitement établies par la police marocaine. Peut-être des services de renseignements étrangers formés à traquer le terrorisme sur le Net ont-ils apporté leurs compétences ?

En Tunisie, en tout cas, les esprits rigoureux et qui se réclament de l'État de droit refusent de cautionner un procès de l'immatériel, tout en s'inquiétant que peut-être cette affaire puisse couvrir un petit tentacule d'un réseau dormant. Pourquoi la Tunisie serait-elle à l'abri d'une infiltration terroriste ? C'est bien un journaliste tunisien, Abdessatar Ben Dahmen, aidé d'un technicien du textile du Sahel qui a tué le commandant Massoud. À Milan, une cellule terroriste tunisienne a été démantelée avant le 11 septembre. La filière tunisienne en Europe a des relais connus tel Tarek Maaroufi, le « mathématicien » Adel Tebourski, le footballeur Nizar Trabelsi etc. Sans parler des transfuges d'Afghanistan. Enfin le Lyonnais Naouar s'est explosé à Djerba et un autre Tunisien a dirigé le commando de Madrid.

Personne ne veut prendre à la légère ce procès qui pourrait couver un oeuf explosif. En l'absence de transparence et d'équité, l'affaire deviendrait même un investissement pour fonds de commerce politiques, tandis que le pouvoir en ferait un alibi pour une logique encore plus sécuritaire. C'est une histoire mal saine et redoutable pour tout le monde, précise-t-on dans des cercles moins publics de la société civile.

Et puis il y a les familles, ballottées avec leur chagrin, et à mille lieues de là, une mère française seule, Mme Theresa Chopin, coupée de tout lien. La souffrance « enfante les songes ». Un frère s'insurge avec un sourire confiant: « un jour, je tirerai mon sabre ...contre les prisons ! »

La prise d'une Bastille, cela s'appelle depuis longtemps une révolution.

 

Nadia Omrane
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org