'héritage
est un aspect important du fonctionnement de la société,
il est révélateur des rapports sociaux, des relations
entre les sexes et du degré de leur évolution. Il
pourrait être appréhendé comme un « phénomène
social total », tant il est lié à tous les
aspects de la vie sociale. La transmission des biens ne peut se
réduire à une question matérielle, le mode de
partages des successions est une affaire de structure qui relève
aussi du culturel, du politique et du social. Ceci explique la place
centrale qu'occupe la question de l'héritage dans le
combat pour une société juste et égalitaire.
Cette
importance de la problématique successorale n'a pas
échappé aux associations féministes et aux
organisations des droits humains, faisant de l'égalité
dans l'héritage une de leurs revendications.
Cette
revendication, si elle venait à se concrétiser, se
traduirait par des bouleversements de la structure familiale et
sociale et ferait perdre aux hommes leurs privilèges de
masculinité dans ce domaine, ce qui explique en partie les
difficultés rencontrées pour mener des actions en
faveur des femmes en matière successorale et le maintien de
l'inégalité dans l'héritage dans le
Code du statut personnel (CSP). Le CSP avait pour objectif
d'émanciper la famille et ses membres de l'emprise
du système traditionnel et des modèles culturels qui en
découlent, mais malgré les avancées enregistrées
au niveau juridique en matière de statut personnel et de
droits économiques, sociaux et politiques, des inégalités
persistent et principalement en matière d'héritage.
Cette discrimination juridique se base sur la référence
religieuse pour le partage des parts de la succession et constitue un
obstacle important dans la marche vers l'égalité
et dans l'exercice de la citoyenneté des femmes.
Elle
vient conforter des pratiques sociales ancestrales où même
la règle religieuse se trouvait contournée pour exclure
les femmes de l'héritage et les déposséder.
L'héritage relève du droit, mais aussi des
pratiques sociales, et la réalité sociale et politique
ne favorise pas une avancée dans ce domaine. Tout est mis en
place pour éloigner les femmes de la possession et les
éliminer de la succession. Hériter, posséder
pour elles signifieraient le renversement total de leur situation.
L'enjeu est grand et la question est sensible et délicate.
Dans
les années 80-85, la remise en cause des « acquis
du CSP » par les islamistes et les conservateurs a amené
les féministes sur le terrain de la défensive,
c'est-à-dire, à se positionner pour la sauvegarde
des acquis et pour l'application des lois existantes. La
recommandation de l'époque, surtout de la part des
militants progressistes, était que « l'heure
n'est pas à la revendication de nouvelles lois en faveur
des femmes »
Avec
la reconnaissance de deux associations autonomes, l'Association
tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et
l'Association des femmes tunisiennes universitaires pour
la recherche et le développement (AFTURD), en 1989, la question de l'inégalité
successorale est posée sans pour autant faire l'objet
d'activités spécifiques ou de travail en
profondeur. Aucun débat n'est mené clairement dans
aucun cercle militant ni universitaire et encore moins dans les pays
voisins, qui souffrent de la même injustice à l'égard
des femmes. Seule la revendication est régulièrement
renouvelée.
La
difficulté de poser le problème tient à la
résistance forte qui continue à s'exprimer pour le
maintien en l'état des règles successorales et,
principalement, de la règle générale, le droit
tunisien de la famille, ayant timidement révisé les
règles de ce partage en faveur des femmes (en 1959, 1981,
1998).
Dans
ce contexte, les interrogations portent chez les féministes
sur l'attitude à adopter, sur des stratégies à
définir pour ne pas heurter la société et sur le
référentiel à choisir. Si la majorité des
militantes restaient attachées au registre de l'universel
et de la laïcité, la question n'était pas
pour autant résolue.
Ce
n'est que lors des deux derniers congrès des deux
associations en 2000 que la question de l'héritage refait
surface et occupe la place qu'elle mérite .En
effet, l'ATFD, pour marquer sa détermination à
revendiquer l'égalité, met en place une commission
permanente, considérant que cette question nécessite
un travail continu et approfondi ; de son côté
l'AFTURD propose dans un programme de mener une étude
scientifique sur l'inégalité dans l'héritage.
Les objectifs se complètent et la nécessité de
faire un état des lieux, d'évaluer le degré
d'acceptation de notre société de l'égalité
dans l'héritage, de voir dans quelle mesure et par quels
mécanismes cette discrimination juridique des femmes dans
l'héritage est génératrice d'autres
discriminations au plan économique et culturel, s'impose.
L'heure
est venue pour les femmes de crier haut et fort la nécessité
d'établir l'égalité dans l'héritage
et mettre fin à cette injustice qui trouvait sa justification
dans les règles islamiques. Ces règles n'accordent
pas d'obligation d'ordre économique à la
femme dans la famille, c'est aux hommes que revient la
responsabilité d'assurer les dépenses du ménage.
Cette
justification n'a plus sa raison d'être au vu des
transformations que connaît la société. Les
femmes jouent de plus en plus un rôle important dans le
développement économique au niveau national et
participent réellement à l'entretien du ménage
par le travail qu'elles effectuent à l'intérieur
et à l'extérieur de l'espace familial.
Il
est certain que notre société continue, dans sa
majorité, à se référer au dogme religieux
pour régler la question successorale, mais on observe aussi
l'apparition de nouvelles pratiques sociales qui favorisent les
femmes dans l'héritage et qui étaient quasiment
absentes il y a une dizaine d'années.
Ces
pratiques concernent les moyens et astuces utilisés pour
contourner la loi en vigueur, en faisant bénéficier
les filles d'une part égale à celle des garçons.
Ces mêmes astuces sont utilisées par les maris,
soucieux de protéger leurs épouses.
Ces
pratiques restent certes limitées, mais pourraient faire
basculer l'équilibre, si elles se trouvaient encouragées.
Par ailleurs, les femmes réclament de plus en plus leur part
dans l'héritage et, quand elles se trouvent lésées
ou exclues, vont en justice pour revendiquer leur droit , même
s'il est inégalitaire.
Autant
de petits indices qui dénotent d'une certaine maturité
sociale et d'une prise de conscience, lesquelles encouragent le combat à
mener en matière d'égalité successorale et
laisse espérer que le bond qualitatif à faire
se justifie aujourd'hui afin d'achever le changement que
devait opérer la promulgation du CSP.
C'est
dans cet objectif que la campagne de sensibilisation a été
lancée par l'ATFD. Elle a comme support principal une
pétition. Au mois d'avril, la présentation des
premières signatures fera l'objet d'une analyse qui
ouvrira le débat sur cette question. Un film documentaire à
partir de portraits de femmes constituera le deuxième support
de la campagne et sera présenté au mois d'octobre.
Un séminaire en commun avec l'AFTURD clôturera la
première partie de ce programme à la fin 2001 et
déterminera les nouvelles stratégies à adopter
dans un deuxième temps.
Le
pouvoir politique actuel, qui s'exprime par ailleurs sur les
droits des femmes, reste muet sur cette question de l'héritage.
En 1974, Bourguiba, dans sa démarche favorable aux femmes,
avait tenté d'introduire dans le projet de loi des
finances une disposition budgétaire, qui aurait accordé
un avantage fiscal à toute personne qui de son vivant
procéderait à un partage égalitaire entre filles
et garçons. Face à une levée de boucliers à
la Chambre des députés, Bourguiba avait dû
reculer. Depuis, aucune tentative n'a relayé cette
initiative, tant est fort le tabou.
C'est
pourtant le véritable test d'une réelle volonté
politique en faveur des droits des femmes que d'encourager les
féministes à mener leurs actions militantes. C'est
au pouvoir aussi de se prononcer en faveur d'une égalité
successorale.