Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Société
Femmes
Héritage : l'extension du domaine de la lutte

 

L'héritage est un aspect important du fonctionnement de la société, il est révélateur des rapports sociaux, des relations entre les sexes et du degré de leur évolution. Il pourrait être appréhendé comme un « phénomène social total », tant il est lié à tous les aspects de la vie sociale. La transmission des biens ne peut se réduire à une question matérielle, le mode de partages des successions est une affaire de structure qui relève aussi du culturel, du politique et du social. Ceci explique la place centrale qu'occupe la question de l'héritage dans le combat pour une société juste et égalitaire.

Cette importance de la problématique successorale n'a pas échappé aux associations féministes et aux organisations des droits humains, faisant de l'égalité dans l'héritage une de leurs revendications.

Cette revendication, si elle venait à se concrétiser, se traduirait par des bouleversements de la structure familiale et sociale et ferait perdre aux hommes leurs privilèges de masculinité dans ce domaine, ce qui explique en partie les difficultés rencontrées pour mener des actions en faveur des femmes en matière successorale et le maintien de l'inégalité dans l'héritage dans le Code du statut personnel (CSP). Le CSP avait pour objectif d'émanciper la famille et ses membres de l'emprise du système traditionnel et des modèles culturels qui en découlent, mais malgré les avancées enregistrées au niveau juridique en matière de statut personnel et de droits économiques, sociaux et politiques, des inégalités persistent et principalement en matière d'héritage. Cette discrimination juridique se base sur la référence religieuse pour le partage des parts de la succession et constitue un obstacle important dans la marche vers l'égalité et dans l'exercice de la citoyenneté des femmes.

Elle vient conforter des pratiques sociales ancestrales où même la règle religieuse se trouvait contournée pour exclure les femmes de l'héritage et les déposséder. L'héritage relève du droit, mais aussi des pratiques sociales, et la réalité sociale et politique ne favorise pas une avancée dans ce domaine. Tout est mis en place pour éloigner les femmes de la possession et les éliminer de la succession. Hériter, posséder pour elles signifieraient le renversement total de leur situation. L'enjeu est grand et la question est sensible et délicate.

Dans les années 80-85, la remise en cause des « acquis du CSP » par les islamistes et les conservateurs a amené les féministes sur le terrain de la défensive, c'est-à-dire, à se positionner pour la sauvegarde des acquis et pour l'application des lois existantes. La recommandation de l'époque, surtout de la part des militants progressistes, était que « l'heure n'est pas à la revendication de nouvelles lois en faveur des femmes »

Avec la reconnaissance de deux associations autonomes, l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l'Association des femmes tunisiennes universitaires pour la recherche et le développement (AFTURD), en 1989, la question de l'inégalité successorale est posée sans pour autant faire l'objet d'activités spécifiques ou de travail en profondeur. Aucun débat n'est mené clairement dans aucun cercle militant ni universitaire et encore moins dans les pays voisins, qui souffrent de la même injustice à l'égard des femmes. Seule la revendication est régulièrement renouvelée.

La difficulté de poser le problème tient à la résistance forte qui continue à s'exprimer pour le maintien en l'état des règles successorales et, principalement, de la règle générale, le droit tunisien de la famille, ayant timidement révisé les règles de ce partage en faveur des femmes (en 1959, 1981, 1998).

Dans ce contexte, les interrogations portent chez les féministes sur l'attitude à adopter, sur des stratégies à définir pour ne pas heurter la société et sur le référentiel à choisir. Si la majorité des militantes restaient attachées au registre de l'universel et de la laïcité, la question n'était pas pour autant résolue.

Ce n'est que lors des deux derniers congrès des deux associations en 2000 que la question de l'héritage refait surface et occupe la place qu'elle mérite .En effet, l'ATFD, pour marquer sa détermination à revendiquer l'égalité, met en place une commission permanente, considérant que cette question nécessite un travail continu et approfondi ; de son côté l'AFTURD propose dans un programme de mener une étude scientifique sur l'inégalité dans l'héritage. Les objectifs se complètent et la nécessité de faire un état des lieux, d'évaluer le degré d'acceptation de notre société de l'égalité dans l'héritage, de voir dans quelle mesure et par quels mécanismes cette discrimination juridique des femmes dans l'héritage est génératrice d'autres discriminations au plan économique et culturel, s'impose.

L'heure est venue pour les femmes de crier haut et fort la nécessité d'établir l'égalité dans l'héritage et mettre fin à cette injustice qui trouvait sa justification dans les règles islamiques. Ces règles n'accordent pas d'obligation d'ordre économique à la femme dans la famille, c'est aux hommes que revient la responsabilité d'assurer les dépenses du ménage.

Cette justification n'a plus sa raison d'être au vu des transformations que connaît la société. Les femmes jouent de plus en plus un rôle important dans le développement économique au niveau national et participent réellement à l'entretien du ménage par le travail qu'elles effectuent à l'intérieur et à l'extérieur de l'espace familial.

Il est certain que notre société continue, dans sa majorité, à se référer au dogme religieux pour régler la question successorale, mais on observe aussi l'apparition de nouvelles pratiques sociales qui favorisent les femmes dans l'héritage et qui étaient quasiment absentes il y a une dizaine d'années.

Ces pratiques concernent les moyens et astuces utilisés pour contourner la loi en vigueur, en faisant bénéficier les filles d'une part égale à celle des garçons. Ces mêmes astuces sont utilisées par les maris, soucieux de protéger leurs épouses.

Ces pratiques restent certes limitées, mais pourraient faire basculer l'équilibre, si elles se trouvaient encouragées. Par ailleurs, les femmes réclament de plus en plus leur part dans l'héritage et, quand elles se trouvent lésées ou exclues, vont en justice pour revendiquer leur droit , même s'il est inégalitaire.

Autant de petits indices qui dénotent d'une certaine maturité sociale et d'une prise de conscience, lesquelles encouragent le combat à mener en matière d'égalité successorale et laisse espérer que le bond qualitatif à faire se justifie aujourd'hui afin d'achever le changement que devait opérer la promulgation du CSP.

C'est dans cet objectif que la campagne de sensibilisation a été lancée par l'ATFD. Elle a comme support principal une pétition. Au mois d'avril, la présentation des premières signatures fera l'objet d'une analyse qui ouvrira le débat sur cette question. Un film documentaire à partir de portraits de femmes constituera le deuxième support de la campagne et sera présenté au mois d'octobre. Un séminaire en commun avec l'AFTURD clôturera la première partie de ce programme à la fin 2001 et déterminera les nouvelles stratégies à adopter dans un deuxième temps.

Le pouvoir politique actuel, qui s'exprime par ailleurs sur les droits des femmes, reste muet sur cette question de l'héritage. En 1974, Bourguiba, dans sa démarche favorable aux femmes, avait tenté d'introduire dans le projet de loi des finances une disposition budgétaire, qui aurait accordé un avantage fiscal à toute personne qui de son vivant procéderait à un partage égalitaire entre filles et garçons. Face à une levée de boucliers à la Chambre des députés, Bourguiba avait dû reculer. Depuis, aucune tentative n'a relayé cette initiative, tant est fort le tabou.

C'est pourtant le véritable test d'une réelle volonté politique en faveur des droits des femmes que d'encourager les féministes à mener leurs actions militantes. C'est au pouvoir aussi de se prononcer en faveur d'une égalité successorale.

 

Khédija Cherif
Universitaire. Tunis.

État des lieux en matière de succession

En Tunisie, la succession est régie par la loi musulmane.

- Entre époux, d'abord, on hérite l'un de l'autre, différemment selon qu'il y a progéniture ou non (pour le mari le quart ou la moitié des biens de son épouse qui, elle, n'hérite que du huitième ou du quart du mari).

- La fille hérite de la moitié de la part du garçon. Si elle est fille unique, cette part est portée à la moitié des biens de l'ascendant (et au 2/3 si elles sont plusieurs filles) et cela, grâce à un amendement du CSP en date de 1959, modifiant la disposition charaïque, faisant prévaloir sur la fille unique l'agnat (oncle paternel ou son fils), réforme faite sans résistance, acceptée avec l'ensemble révolutionnaire du Code du statut personnel.

- Aménagement du testament obligatoire, fonctionnant pareillement pour filles et garçons qui peuvent hériter en « lieu et place » de leur ascendant, si celui-ci venait à décéder prématurément.

- Situations marginales : d'abord, celle de la bigamie au niveau du quatrième âge, où deux épouses légitimes devraient se partager la succession. Ensuite, le cas des épouses non-musulmanes, qui n'héritent pas de leur conjoint, mais auxquelles un testament peut léguer jusqu'au tiers des biens du mari. Paradoxe de la loi musulmane, car leur est échue une part supérieure à celle des épouses musulmanes. Troisième cas : l'enfant adoptif peut hériter, l'enfant naturel hérite, si son père le reconnaît spontanément et fait de lui un enfant légitime. Mais l'enfant naturel, reconnu par « la contrainte » d'un test génétique, ne portera que le nom du père et n'en héritera pas.

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