Alternatives citoyennes Numéro 0 - 20 mars 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
Sommaire

Éditorial

Actualité

Dossier

Politique
- Manifeste
- Démocratie
- Citoyenneté

Économie

Société
- Femmes
- Urbanisme

Culture

Champ libre

Partager

Économie
Les entrepreneurs arabes seront-ils les acteurs d'une démocratisation libérale ?

 

Au cours d'un récent colloque de l'IRMC (Institut de recherches sur le Maghreb contemporain), politologues français et maghrébins se sont attachés à révéler les premiers bruissements d'un changement de statut de l'entrepreneur arabe, évoluant d'une situation de rentier, prospérant à l'ombre de l'État patrimonialiste et clientéliste, vers un profil d'innovateur et de producteur. Dans leur revendication encore faible de règles du jeu politique et d'une plus grande rationalité économique, une nouvelle génération d'entrepreneurs arabes pourraient bien devenir des animateurs efficaces de la société civile et des acteurs de la transition vers une démocratie libérale.

Nous inaugurons cette rubrique « Économie » en soumettant au débat ces interrogations. le cas des entrepreneurs tunisiens, plus particulièrement traité dans ce numéro, sera suivi de l'examen de leurs homologues arabes dans des livraisons ultérieures.

Chasseurs de rentes ou acteurs d'un développement moderne ?

À partir des années 70, le déclin de l'image de l'État, dans sa dimension souverainiste, conduit à la promotion de l'initiative privée dans le cadre de la politique d'Infitah. L'esprit d'entreprise se trouve réhabilité à la faveur d'une politique de libéralisation, menée particulièrement en Egypte. La montée en puissance d'une bourgeoisie nationale est-elle alors de nature à menacer l'hégémonie de la bureaucratie étatique, acteur politique dominant jusqu'ici ? C'est une des questions posées par les politologues s'intéressant aux entrepreneurs arabes. C'est aussi la première interrogation d'Eric Gobe, jeune politologue français qui intervenait lors de la rencontre organisée autour de cette problématique par l'IRMC.

Le travail d'Eric Gobe, dont la thèse a particulièrement concerné l'Egypte, mais qui a coordonné la réalisation d'un ouvrage collectif sur les entrepreneurs arabes, concerne les Rijel El Amal (approximativement, les hommes d'affaires, c'est-à-dire l'ensemble composite des entrepreneurs, commerçants et spéculateurs).

En somme, il s'agit de la bourgeoisie arabe prise comme une « catégorie hybride » dont on s'attachera à définir les trajectoires sociales. À l'origine, il s'agit de l'ancienne classe capitaliste dont la richesse foncière a été démantelée par les réformes agraires survenues dans les pays arabes.

En dehors d'eux, la nomenclature, dressée par Eric Gobe, concerne aussi les petits et les moyens chefs d'entreprises privées qui n'ont pas été soumis à la nationalisation.

Enfin, cette même étatisation de l'économie a favorisé l'émergence privilégiée d'une bourgeoisie d'État. Elle fournira, selon Eric Gobe, le plus gros du bataillon du nouvel entrepreneuriat qui s'activera avec l'Infitah. Enfin, la nouvelle génération d'entrepreneurs vient compléter l'inventaire.

Différentes études se sont attachées à identifier les parcours, les fonctions et les statuts de ces entrepreneurs arabes, particulièrement en Syrie et en Egypte, terrain d'analyse d'Eric Gobe et d'autres chercheurs.

Que font apparaître ces études ? Elles caractérisent souvent les entrepreneurs comme des « entrepreneurs parasitaires » s'affairant dans des activités d'import-export, la sous-traitance dans les industries du bâtiment et les travaux publics, le marché noir de devises et le commerce de stupéfiants, le passage en fraude de marchandises importées par les zones franches, le démembrement des terres domaniales, les agences de voyage et le trafic des marchandises subventionnées. Une actualisation de cet inventaire donnerait la fourniture d'accès à Internet et la transaction électronique. Cette marginalité entrepreneuriale, qui occupe souvent la centralité du business, est définie par un politologue égyptien comme englobant les groupes capitalistes parasitaires qui exercent des activités à la marge du processus productif (intermédiaires, courtiers, spéculateurs, entrepreneurs du BTP et gestionnaires agiles de l'immobilier, boursicoteurs auxquels pourraient être rajoutés aujourd'hui les portiers du net) autant que ceux qui bénéficient des monopoles de représentations commerciales ou de l'importation des marchandises.

Eric Gobe précise que ces derniers créneaux où les nouveaux hommes d'affaires ont découvert de nouvelles opportunités de profit rapide les ont détournés de l'investissement dans les activités industrielles productives.

C'est donc un « entrepreneuriat volatile et parasitaire », qui est identifié dans cette formation sociale émergeant à la faveur de l'ouverture à l'économie libérale.

C'est ainsi que se comprendrait le « côté retardataire du capitalisme dans les pays arabes » dû à la perversion d'un esprit d'entreprise allant plutôt vers la spéculation avantageuse que vers les projets de développement d'envergure.

Le lien à l'État est aussi souligné dans la mesure où la plupart des entreprises majeures sont la propriété d'une ou de quelques grosses oligarchies. S'il ne s'agit de lien, il s'agit de subordination à l'État d'une fourmilière de petites entreprises incapables de mobiliser et d'agréger les capitaux.

Cependant, Eric Gobe relativise cette tendance de la science politique à cantonner l'entrepreneuriat arabe dans le champ d'activités parasitaires, d'autant qu'elle ne prend pas en considération l'acquisition de compétences nouvelles et d'un comportement économique plus indépendant.

L'évolution de cet entrepreneuriat en une véritable bourgeoisie nationale à culture capitaliste est un mouvement d'une durée plus ample que le temps d'une génération.

L'analyse de la politologie américaine est moins indulgente. Elle taxe les entrepreneurs arabes de « chasseurs de rentes » , ayant accumulé des richesses considérables plus grâce à des liens politiques qu'à des activités entrepreneuriales.

Dans une belle caractérisation, ces analystes désignent particulièrement « le chevauchement entre fonction publique et intérêts privés ». Une recherche dévoile, par exemple, le cumul de charges publiques et d'occupations privées par des entrepreneurs palestiniens. Eric Gobe cite, pour sa part, le cas « caricatural » des entrepreneurs égyptiens du bâtiment et des travaux publics.

Une abondante littérature précise cette « recherche de  rentes », favorisant l'accumulation rapide de richesses au détriment d'initiatives productives. Selon les économistes, même néoclassiques, cette recherche de rentes  « naît d'une perturbation de l'ordre concurrentiel et consiste à bénéficier des effets redistributifs, engendrés par une action publique ou l'adoption d'une mesure particulière . Elle est création intentionnelle ou artificielle de rareté ». L'attribution de monopole s'inscrit dans cette logique.

Cette conclusion met en évidence un paradoxe que souligne Eric Gobe : ces chasseurs de rentes, prospérant à l'ombre de l'État et s'enrichissant de ses prébendes, peuvent-ils, en même temps, s'inscrire dans la culture libérale où le marché est seul susceptible de créer des richesses ? Aussi ces entrepreneurs sont-ils loin d'être à la hauteur de l'entrepreneur moderne dans la définition weberienne.

Faut-il réduire les entrepreneurs arabes à ce statut déprécié de protégés parasitaires de l'État ? Quelques analystes, tout de même, leur concèdent une fonction plus dynamique d'acteurs du développement et de l'ouverture démocratique. Le tout de l'analyse tient dans la nécessité pour les entreprises de respecter la règle du jeu politique et celle du marché (car la perversion de ces règles est affaire courante).

À défaut de l'observation de ces règles, l'entrepreneur national exportera ses capitaux à l'étranger (les IDE ne manifestant pour leur part aucune propension à venir sur des lieux troubles).

Parfois, les lois ne manquent pas, mais le système législatif baigne dans l'incohérence, celle-ci favorisant les opportunismes délictueux.

Cette confusion où tout peut passer subrepticement, Eric Gobe l'appelle « le système de tolérance ». Cette clémence devant l'infraction s'accompagne, précise Eric Gobe, d'une grande rigueur, voire de l'arbitraire de l'administration fiscale, l'État reprenant d'une main ce qu'il donne de l'autre.

Cette analyse est partagée par Eva Belin dans sa thèse, intitulée « Civil society emergent and social classes in Tunisia », soutenue à Princeton en 1992.

Eric Gobe cite des situations exemplaires à ce sujet et exemples à l'appui, pris en Egypte ou dans d'autres pays arabes, il montre que les associations d'entrepreneurs fonctionnent selon des logiques de clientélisme, de connivences et d'allégeance personnelle. A partir d'un échantillon d'entrepreneurs égyptiens, Eric Gobe montre dans sa thèse ce système d'appartenance des chefs d'entreprise au parti politique hégémonique dont ils animent souvent les commissions économiques. Cette indistinction du champ politique et du champ entrepreneurial sous le haut parrainage de l'État-parti assure protection et viabilité des entreprises et garantit, par cette alliance, la reproduction du système. Pour les entrepreneurs surtout, cette appartenance instrumentale au parti dominant est « le moyen de se protéger des tentations prédatrices de la bureaucratie » (cf. étude de Saïd Tanjaoui sur le Maroc).

Cette connexion repousse aux calendes une intervention efficace des entrepreneurs dans le sens de la démocratisation. Cependant, quelques lobbies d'hommes d'affaires frustrés par le détournement des règles du marché au bénéfice de quelques-uns d'entre eux et de leurs parrains, oeuvrent pour des structures plus autonomes de représentation patronales, à l'instar de ce qui se dessine dans le mouvement des travailleurs. Une telle synergie allant dans le sens de plus d'autonomie et de plus de règles, dans une alliance objective d'un certain nombre d'acteurs de la société civile, ferait avancer la construction d'un État de droit au bénéfice bien compris de toutes les parties. Un tel processus pourrait être encouragé dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen, et plus largement de la mondialisation.

Tunisie : vers un ordre libéral

Fonctionnant au rythme de ses besoins, la nouvelle génération des entrepreneurs ne revendiquerait pas, dans le sillage de la bourgeoisie d'État finissante, une négociation en vue du partage du pouvoir. Telle est la conclusion d'un article de Victor Meiering qui, dans la suite de politologues anglo-saxons, analyse l'intervention des entrepreneurs tunisiens comme acteurs de la société civile.

Par ailleurs, un certain nombre de chefs d'entreprise se signalent aujourd'hui dans les grands meetings professionnnels et d'autres rencontres, par leur irruption explicite dans le débat politique. L'affaire Ben Fadhel apparaît à cet égard comme un tournant, inaugurant pour les hommes d'affaires l'ère de la participation citoyenne.

Toutefois, une accélération des mutations survenues au gré des privatisations et plus largement, des contraintes de la mondialisation, ainsi qu'à la faveur d'une dynamique politique récente, tend à nuancer cette conclusion. Une certaine classe d'hommes d'affaires tunisiens, résolus d'abandonner des logiques des rentiers et de devenir de véritables producteurs, pourraient bien apparaître également comme les initiateurs d'une véritable démocratie libérale en Tunisie.

Les entrepreneurs tunisiens

Dans un monde mis au pas libéral, l'économie et la démocratie de marché ne sauraient procéder d'une décision politique, fût-elle inspirée des directives des institutions financières internationales ou de l'évolution longue et complexe de groupes sociaux. Quelle est la participation de ces acteurs sociaux que sont les entrepreneurs dans un monde arabe, échaudé par la faillite du développementalisme? Telle est la réflexion menée par un politologue français à propos des entrepreneurs tunisiens, et publiée, il y a quelques mois, dans l'édition des Cahiers d'Orient, coordonnée par Eric Gobe.

L'auteur de cette étude, Victor Meiering, part des quelques interrogations à propos de la Tunisie où il a enquêté, il y a quelques années. Ainsi, il se demande s'il s'est produit une évolution vers l'ordre libéral, son constitutionnalisme et son économie de marché, et si l'entrepreneur tunisien y est devenu acteur de ce changement tout autant que d'un capitalisme se déployant comme « une civilisation » ?

Dans cette analyse, il reprend la double hypothèse de l'entrepreunologie intéressée au monde arabe : l'entrepreneur tunisien est-il productif (au sens schumpeterien) ou bénéficie-t-il de rentes, le maintenant d'office dans le processus de la production ?

Il soulève, en particulier, une question agitée à propos des entrepreneurs égyptiens, à savoir celle d'un enrichissement privé, obtenu aux dépens du domaine public (cf. Robert Sprenborg à propos de la supply mafia d'Egypte ou trafiquants de produits subventionnés).

Sur quelle base, celle des logiques de « destruction créatrice » (significatives du capitalisme) ou celle des réseaux d'alliances et de clientélisme, s'est constituée la nouvelle élite commerciale et industrielle, fondement d'une nouvelle stratégie : création sociale et action de l'évolution politique?

À partir d'études anglo-saxonnes, Victor Meiering décrit le « crépuscule de la bourgeoisie d'État, dont la faillite, liée à la déliquescence de l'autorité publique, s'est aggravée de l'absence d'une stratégie de reproduction et de défense d'intérêts collectifs ». Face à la montée de nouveaux groupes sociaux, petits entrepreneurs et classes moyennes salariées, à la faveur de la privatisation, les acteurs de cette classe dominante, désormais active, s'ingénient à des stratégies de survie relevant d'une posture de mendicité.

Des études de cas permettent au politologue d'évaluer l'esprit industriel de ce nouvel entrepreneuriat, son interaction dans une structure représentative (UTICA), appelée à la défense d'intérêts collectifs, mais sans intervention active dans le champ politique.À moins que certains dirigeants de cette organisation n'apparaissent, selon les déclarations de cette nouvelle génération d'entrepreneurs, comme « cent fois plus politisés qu'autrefois » et décidant de tout en vase clos.

À partir d'un échantillon d'entrepreneurs tunisiens, Victor Mieering essaie d'établir une classification entre l'entrepreneur-innovateur et le simple bazari, un entrepreneur-imitateur, dont « le comportement serait planifiable ».

À l'inverse, il est difficile de « localiser le lieu d'ambitions politiques » de ces nouveaux entrepreneurs, constituant une classe par la similitude de leurs comportements et aspirations, dont « celle de mener une vie agréable ». Mais ils ne manifestent aucune conscience de classe.

En dépit de quelques convictions politiques, dont l'appréciation de la rationalisation du champ économique, ils se présentent comme apolitiques.

L'analyse débouche sur un déficit d'intervention politique des entrepreneurs et de l'organisation nationale en tant que groupe d'intérêts. Le dynamisme économique de la classe entrepreneuriale n'en fait pas, pour autant, une classe dirigeante, revendiquant, dans le sillage de la bourgeoisie d'État, une négociation en vue du partage du pouvoir.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
www.alternatives-citoyennes.sgdg.org  ~ redaction@alternatives-citoyennes.sgdg.org