n novembre 1989, l'historien, islamologue et grand
érudit tunisien, Hichem Jaït était mis en
procès pour avoir marqué ses réserves quant
à l'indépendance de la justice de son pays. À la Chambre
des députés, au cours de la discussion de la loi des
finances, un représentant de la nation avait alors
suggéré de retirer à l'éminent
intellectuel sa nationalité tunisienne. Dans la presse libre de
cette époque, un tollé s'était
élevé (le Maghreb, décembre 1989). Devant
les réactions d'indignation et la protestation de la
société civile, les foudres des thuriféraires de
l'autorité s'étaient éteintes et la justice
n'avait pas donné de suite à l'affaire.
Toutefois, cette incident inaugurait l'ère
d'une nation partagée entre les
« patriotes » et ceux qui ne le sont pas,
traîtres aux leurs, collaborateurs d'on ne sait quelles forces
du mal, étrangères forcément.
Depuis, en effet, toute opinion contraire et
surtout répercutée, en dehors de nos frontières,
par des médias appelés à se substituer, par la
force des choses, à une presse nationale trop souvent mutique
sur les manifestations de dissidence et d'opposition, est
dénoncée comme anti-patriotique.
Il est vrai que dans une aggravation de la tension,
ces derniers mois, entre les groupes d'opposition et le pouvoir
tunisien, recours est souvent fait aux supports étrangers,
européens, mais aussi arabes (presse marocaine,
algérienne, libanaise ou Al Jazira et autres publications
arabes de Londres etc.) ainsi qu'à des O.N.G., attachées
à la défense des droits humains ou des libertés
publiques, particulièrement la liberté de presse. Outre
le secours de la société civile
d'outre-Méditerranée, des représentants des
instances européennes, voire quelques responsables
gouvernementaux, européens essentiellement, expriment leurs
préoccupations sur des affaires intérieures
tunisiennes.
Les formes mises parfois peuvent déranger
une conscience nationale jalouse de sa souveraineté.
Sans doute, l'arrogance de certains intervenants,
jointe à leur légèreté, reconduisent un
paternalisme et une désinvolture propres au parcours personnel
de ces médiateurs et des empêcheurs de tourner en
ronron improvisés et intempestifs. Il est
inévitable que leur irruption dans un espace souverain soit
vécue avec agacement, comme une ingérence, voire comme
une résurgence du syndrome de 1881 [date de début de la
colonisation, N.D.L.R.], et cela, même par
une opinion démocratique convaincue néanmoins que les
solidarités internationales se tissent en fonction de valeurs
universelles et non d'identités particulières.
Ces interventions répondent aussi à
des appels de Tunisiens qui, dans leur détresse
étouffée, remettent leur destin à d'autres, avec
une maladresse qu'excuse l'exaspération à laquelle la
privation de droits civiques les aura portés.
Peut-être même ces interventions
étrangères pourraient-elles procéder d'une
velléité hégémonique de pays du Nord de
conduire à leur convenance, et surtout en fonction de leurs
intérêts bien compris, l'évolution politique,
économique, culturelle des sociétés du Sud. De
là à ce que certains y voient un complot et diabolisent
cette ingérence, il n'y a qu'un pas.
Qu'on se le dise, les peuples du Sud ont trop
souffert d'anciens impérialismes pour céder à la
tentation de s'en remettre à de nouvelles tutelles. D'autant
que les modèles du Nord exhibent aussi leurs failles et leurs
limites.
Mais c'est précisément dans cet
espace rendu commun par la mondialisation que s'élaborent des
contre-modèles fédérateurs de tous ceux qui, du
Nord au Sud, rêvent d'un autre devenir pour l'humanité.
De Seattle à Bangkok, Prague ou Porto Alegre, se tissent les
mailles d'un destin commun à tous les
dépossédés. Une nouvelle conception des droits
humains intègre la revendication du développement social
équitable, d'une qualité de vie pour tous et d'une
dignité, fondée sur le respect de la liberté des
individus. C'est de ce contre-discours et de ce
référentiel commun que procèdent les
solidarités alternatives qui n'ont rien à voir avec
l'ingérence dominatrice. Y faire appel ou en participer n'est
pas trahir son pays, c'est se positionner pour l'autre siècle,
dans une dynamique planétaire à visage humain.À
l'intérieur des frontières de chaque État, des
révolutions minuscules s'agglomèrent à cette
dynamique mondiale du nouveau millénaire.
Et puis, selon la très belle formule de Jean
Paulhan, écrivain et résistant français,
« chacun trahit sa patrie à sa
manière ». L'appropriation des instruments de l'Etat,
la gestion peu transparente du bien public, la perte d'éthique
ne signent-elles pas, à bien des égards, de plus graves
trahisons ?
Enfin, de quel droit, certains deviendraient-ils la
référence de la valeur patriotique que construisent
l'ensemble des citoyens par leurs sacrifices héroïques et
leur patiente contribution au développement
national ?
Aujourd'hui, n'est patriote que celui qui fortifie
le bien commun, héritage de ses aïeux, et partage la
gestion de la chose publique, la res publica, avec les siens.