e qui se déroule actuellement sur la scène
politique tunisienne provoque, chez de nombreux intellectuels et
militants politiques ainsi que dans certaines franges de la
population, inquiétudes et interrogations. Ce malaise a pour
origine les représentations manipulées que les
médias nous imposent et une réalité de plus en
plus opacifiée, l'une entretenant l'autre.
Les représentations
manipulées
Dans une certaine presse qui s'édite
à l'extérieur de nos frontières nous lisons et
nous apprenons ce qui peut apparaître comme l'exact revers de ce
que nous lisons dans la presse officielle, à l'intérieur
de nos frontières. Les premiers nous apprennent que la
répression est devenue si féroce en Tunisie que
régnerait dans notre pays un fascisme sans masque dont les
attentats, les blessés, les morts attesteraient de la
férocité ; les seconds, les médias, la
presse officielle en écho aux discours des responsables de
l'État, nous font baigner dans un état de grâce où
les mots magiques de développement, de démocratie et de
droits de la personne humaine seraient les clés d'une
stratégie politique n'ayant d'autre souci que le bien social.
Il y a certes, pour les premiers quelques aspects positifs, il y a
certes pour les seconds, quelques problèmes voire quelques
bavures. Mais les responsables de tous bords - qu'ils soient
responsables politiques ou responsables d'un média - ainsi que
certains journalistes locaux, nous affirment que ces points noirs
seraient les conséquences incontournables et du
développement économique et de la non accoutumance
à la démocratie : d'ailleurs, proclament-ils, les
échos provenant de l'étranger sur l'état de la
démocratie et des libertés en Tunisie ne sont que
l'expression de ceux qui, jaloux des réalisations
concrétisées, veulent disqualifier l'image de l'État et
du régime tunisien.
Comment ne pas éprouver d'inquiétudes
face à ces deux représentations, l'une venant de
l'extérieur du pays, l'autre de l'intérieur, toutes deux
manipulatrices de l'opinion et toutes deux pratiquant la
désinformation ? Car, si la répression des
libertés publiques et individuelles est une
réalité de chaque jour, si des pratiques
policières inacceptables s'exercent à l'encontre de
nombreux militants des droits de la personne humaine, si les
procès iniques ont pour but de faire taire la voix de toute
opposition, bien heureusement, il n'y a pas encore en Tunisie de
Tonton Macoute.
Certes nous sommes habitués depuis des
décennies à la manipulation de l'opinion tunisienne par
l'idéologie de l'État-parti : cela signifie que nous en
connaissons les tenants et les aboutissants, nous savons quels
mécanismes elle utilise, quels intérêts elle
cache, quels objectifs elle défend. Et durant de nombreuses
années, du temps même de Bourguiba, les combats de la
gauche démocratique et syndicale avaient aussi pour but de
dévoiler ce que l'on voulait dissimuler : un régime
autoritaire - voire dictatorial - où le pouvoir du chef
charismatique du parti qui gouverne triomphe par tous les moyens. Cela
est encore vrai aujourd'hui en dépit d'un multipartisme qui
n'est qu'apparat, d'une légalité constitutionnelle
violée par ceux-là même qui l'ont
proclamée. Face à cela, un peuple
dépouillé de sa citoyenneté, une opposition
légale mise au pas, associative muselée, non
légale réprimée et une parole
confisquée.
C'est déjà énorme, c'est
déjà inacceptable dans un pays qui souscrit aux
Conventions internationales sur le respect des libertés
publiques et privées, sur les droits des femmes et des
enfants ; et de nombreux militants et intellectuels mènent
depuis plusieurs années des combats au sein de leurs
associations ou par leur plume et leur parole, au risque de la perte
de leur liberté ou de leur travail, pour défendre leurs
droits. Ils n'ont pour cela recours ni aux grèves de la faim ni
aux provocations outrancières. Combats menés
courageusement dans le quotidien, qui parle d'eux ? Or, certains
médias étrangers n'hésitent pas à nous
façonner sur mesure, des « héros
d'opposition » et même des symboles, nous laissent
spectateurs sidérés d'un scénario dont nous ne
saisissons ni les objectifs ni les ficelles secrètes. C'est
alors que naît le sentiment déplaisant, persistant, qu'on
veut nous mener en un lieu que nous ne connaissons pas, que nous
n'avons pas choisi : on semble décider à notre
place de ce qui est le mieux pour nous et l'on n'hésite pas
à nous désigner des représentants du mouvement
démocratique et à nous présenter des informations
douteuses. Or, ces « héros » qu'on nous fabrique, de
quelle alternative politique, économique ou sociale sont-ils
porteurs pour qu'on leur accorde un intérêt tel ? Et
pourquoi des revendications familiales ou individuelles
deviendraient-elles des revendications nationales ou
populaires ?
Plus grave encore, nous voyons certaines
composantes du mouvement associatif lui-même oublier, comme
téléguidé, ses propres objectifs
spécifiques pour concentrer son attention et ses élans
de solidarité sur ces « héros » du jour.
Là encore se pose la question : quels
intérêts, quelles manipulations ? Se peut-il que le
mouvement démocratique tunisien ait si mauvaise presse à
l'étranger, paraisse si médiocre, qu'on l'affuble de
symboles dignes de clowneries tragi-comiques ? Comment peut-on
oublier que les problèmes vécus aujourd'hui par la
société tunisienne sont autrement plus graves, plus
complexes et requièrent toute la réflexion et toute la
subtilité de tous ceux et celles qui veulent le
changement ?
Des réalités
opacifiées
Les problèmes vécus aujourd'hui sont
d'autant plus sérieux qu'ils évoluent dans une situation
de marasme politique et de désinformation. Ce sont certes, des
problèmes ayant trait au mode de gestion du politique et de
l'économique d'un État dont les méthodes musclées
dissimulent à peine l'opacité des objectifs
économiques et sociaux, dont la stratégie répond
à l'impératif du faire paraître d'un
développement qui cache mal le chômage, l'appauvrissement
et l'endettement accentué d'une partie importante de la
population, allant de pair avec l'enrichissement éhonté
d'une petite fraction d'entre elle. La rumeur publique, allant plus
loin, parle de trafics et s'interroge sur les origines de l'argent qui
s'investit dans les vastes projets immobiliers, les chaînes de
grandes surfaces, les boutiques luxueuses et les demeures
fastueuses.
Plus la désinformation est grande, plus
l'opacité est épaisse, plus la rumeur peut être
fantaisiste - licenciements abusifs, chômages et absence
de débouchés pour les jeunes diplômés - et
de crise des valeurs - désintégration du Bourguibisme et
des idéologies marxistes-leniniste, résurgence de
valeurs anciennes associées au religieux et
récupérées par les intégristes,
associées à un modernisme technologique, produit direct
de l'accession à l'antenne parabolique et à
Internet.
Face à cela, un mouvement associatif en
déliquescence, en perte de valeurs politiques et
éthiques, muselé par une presse qui le censure et des
pratiques de l'État-parti qui le limite dans ses activités
quand il ne les interdit pas (cf. procès de la Ligue),
mouvement qui n'arrive pas à s'imposer comme interlocuteur
alternatif réel par rapport à l'État ni comme
représentant authentique et massif des citoyens et citoyennes
dont ces associations représentent les
intérêts.
Dans ce contexte, l'échéance 2004
[date des futures élections présidentielles, N.D.L.R.] ne
peut avoir de sens alternatif que si l'opposition est capable de
présenter un programme sérieux sur les plans politique,
économique et social et de le faire porter par un mouvement le
plus large possible. Cela implique qu'elle s'unisse et qu'elle change
ses modes de fonctionnement et d'action.
La constitution de cette alternative requiert la
mobilisation de toutes les forces favorables au changement, une
réflexion approfondie en termes d'alternance, pour
définir une stratégie qui se démarque à la
fois de l'idéologie du parti-État et de l'idéologie
intégriste et qui se construit autour de propositions
concrètes et d'objectifs ciblés.
À défaut de cela, il n'y aura, pour
longtemps encore, face à l'idéologie d'un parti qui
règne à partir des institutions de l'État, que le
folklorisme politique d'une opposition qui n'a pas les moyens de sa
politique. Or, ni l'une ni l'autre ne favorise l'accès à
une citoyenneté réelle.