on nombre de Tunisiens ont, par le moyen de la parabole,
suivi avec intérêt le débat du mardi
20 février 2001 sur leur pays, dans l'émission El ettijah al
moa'kes (Le sens inverse) de la chaîne arabe Al
Jazira qui a réuni Mohamed Moada et Fayçal Triki,
deux figures du Mouvement des démocrates socialistes (MDS),
qu'un conflit très sérieux a opposés voilà
quelques années aboutissant à l'exclusion du second et
à la contestation de la légitimité du premier
à la tête de ce parti. Le débat fut loin
d'être serein et donna à voir une Tunisie de
déchirements, de tensions et de conflits dont les
téléspectateurs arabes et étrangers, n'avaient que
faire. Au lieu de traiter avec calme les questions de fond relatives
à l'instauration de l'Etat de droit, les participants se sont
entraînés mutuellement sur le terrain autant regrettable
qu'inutile des détails superflus, de la calomnie et de la
personnalisation des problèmes. Il faut certes
reconnaître que ces débats organisés dans le cadre
de cette émission se déroulent souvent dans des tensions
qui escamotent les véritables questions laissant les
spectateurs dans un désarroi inimaginable. À qui en incombe la
faute ?
L'impossible débat
D'abord aux organisateurs de cette émission
qui invitent rarement des personnalités représentatives
de leurs sociétés civiles ou des systèmes en
place et qui orientent les débats selon une perspective
islamisante ou franchement islamiste. De plus, mettre face à
face un opposant et un ex-opposant dissident d'un même parti ne
pouvait que raviver les animosités et les rancoeurs
passées, empêchant un débat serein. La rencontre
était dès le départ vouée à
l'échec parce que piégée mais aussi
orientée.
Ensuite au blocage politique et institutionnel de
notre pays, empêchant tout débat sérieux et serein
sur nos préoccupations nationales. Parce que nous demeurons
convaincus que les problèmes relatifs à notre
« plat pays » devraient d'abord se discuter sous
nos cieux, assombris hélas par une absence
caractérisée de liberté de ton car, comme le
déclarait tout récemment un journaliste
algérien, : « nos problèmes, il
faudrait que nous les réglions entre nous, de la manière
la plus transparente et la plus démocratique qui soit, ce
dont nous sommes capables ». Mais nous
vivons dans un système rétif au changement
démocratique, hésitant à suivre le cours,
insensible aux appels de ses citoyens. Nous existons dans un monde
intellectuellement aride où la parole est monopolisée
par le pouvoir et la pensée figée dans des dogmes
officiels et où la réflexion et le débat public
sur nos réalités sont paralysés. Si bien que nous
sommes devenus des exilés et des marginaux dans notre propre
pays, enfermés dans un mutisme, signe d'une lassitude et d'un
repli sur soi souvent défensifs ou encore expression de notre
désarroi face à un système qui a suscité
nos espoirs et accumulé nos déceptions. Comble du
paradoxe : nous existons pourtant dans une société
dite de « communication » qui, loin de favoriser
la libre expression et une circulation sans entrave des idées,
demeure dans une large mesure une société de censure.
Nous existons pourtant dans ce qu'on appelle « un village
planétaire » qui s'apparente désormais pour
nous à un monde fermé à la pratique
démocratique, ne reconnaissant pas à des voix autres une
quelconque source de légitimité politique. Aussi
sommes-nous condamnés à subir en silence ou dans
l'indifférence une histoire, ce perpétuel
recommencement, dont nous sommes les acteurs muets. Et alors
d'individus nous sommes transformés en
« dividuels » (selon l'expression de Gilles
Deleuze dans L'Autre journal, 1990) ou encore en homo
economicus pour réactualiser la formule de mai 68
Métro-boulot-dodo. Alors, pour sauver notre
normalité, nous avons intériorisé, des
années durant, un usage particulier de la parole, ce que Platon
rappelait en disant que la pensée est un dialogue que
l'âme tient avec elle-même. Et cette parole
blessée, interdite d'exhibition, a trouvé refuge dans
nos fors intérieurs pour tisser des petits forums privés
où nous faisions en silence le travail de nos
désillusions, d'un espèce d'avachissement que trop
d'espérances déçues ont répandu dans notre
époque. Car souvenons-nous que le mot latin forum a
donné naissance à l'expression for intérieur. Ce
système a hélas légitimé l'autoritarisme
créant ainsi un contexte non propice à
l'expérimentation démocratique, conduisant les factions
politiques à l'impasse et paralysant la société
civile, au point que nous sommes réduits à des acteurs
muets d'une histoire dont il nous est impossible de rechercher par
nous-mêmes le sens et d'un présent dont il nous est
interdit d'explorer les contours.
Enfin, l'erreur incombe aussi aux protagonistes qui
sont loin d'être représentatifs et dont les retournements
nous ont écoeurés. Leurs propos manquèrent
d'analyse et de nuances et furent centrés sur une
personnalisation excessive des questions posées au
débat. Toutes les interventions donnèrent à voir
un discours de la « démocrature » et d'une
citoyenneté blessée.
L'indispensable
démocratie
Ce débat devrait, à notre sens,
donner à réfléchir aux décideurs
politiques, à l'opposition et aux composantes de la
société civile autour de cette terrible question :
où va la Tunisie, « ce plat pays qui est le
nôtre » ?
Notre pays ne doit en aucun cas demeurer en reste
de ces autres contrées - arabes - qui connaissent comme
Bahrein des réformes politiques allant dans le sens d'une
démocratisation indispensable et nécessaire pour que nos
pays puissent maîtriser leur destin et évitent d'aller
vers l'inconnu. La Tunisie a, à son actif, des
réalisations sociales que lui envient ses pays voisins ainsi
que les autres pays arabes. Les méthodes balisant une
prétendue peur ne sont plus de mise. Il est, nous semble-t-il,
urgent de sauver son image de marque qui va se ternissant et
s'assombrissant tant le débat national demeure quasi
absent sous nos cieux. Car il n'est plus acceptable que la Tunisie
que l'on donna à voir ce soir-là demeure celle de la
déprime parce que celle d'une citoyenneté
spoliée.
Certes, un éveil de la société
civile est amorcé depuis quelques mois. Mais il se fait
désormais souvent dans la douleur. Par ailleurs,
perpétuant une stratégie de la tension, il est
marqué -hélas- par l'absence d'une pensée
cohérente et d'un projet démocratique susceptible
d'ouvrir de nouvelles perspectives à cette irrépressible
urgence que constituent aujourd'hui notre terrible soif de
liberté et notre immense besoin démocratique. La
société civile est appelée aujourd'hui et plus
que jamais à se construire en dehors des stratégies
individuelles, des déconstructions des solidarités et
surtout des alliances contre-nature. La Tunisie du nouveau
millénaire a fortement besoin d'un renouveau politique
véritablement démocratique qui réhabiliterait le
sens démocratique de son élite appelée à
se positionner clairement et autour des valeurs et des principes
qu'elle a toujours défendus, sans détour et sans
compromission pour que la Tunisie ne soit pas, pour reprendre le
titre d'un ouvrage de Ghassan Salamé, une
« démocratie sans démocrates ».