Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Politique
Démocratie
Tunisie, la déprime

 

Bon nombre de Tunisiens ont, par le moyen de la parabole, suivi avec intérêt le débat du mardi 20 février 2001 sur leur pays, dans l'émission El ettijah al moa'kes (Le sens inverse) de la chaîne arabe Al Jazira qui a réuni Mohamed Moada et Fayçal Triki, deux figures du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), qu'un conflit très sérieux a opposés voilà quelques années aboutissant à l'exclusion du second et à la contestation de la légitimité du premier à la tête de ce parti. Le débat fut loin d'être serein et donna à voir une Tunisie de déchirements, de tensions et de conflits dont les téléspectateurs arabes et étrangers, n'avaient que faire. Au lieu de traiter avec calme les questions de fond relatives à l'instauration de l'Etat de droit, les participants se sont entraînés mutuellement sur le terrain autant regrettable qu'inutile des détails superflus, de la calomnie et de la personnalisation des problèmes. Il faut certes reconnaître que ces débats organisés dans le cadre de cette émission se déroulent souvent dans des tensions qui escamotent les véritables questions laissant les spectateurs dans un désarroi inimaginable. À qui en incombe la faute ?

L'impossible débat

D'abord aux organisateurs de cette émission qui invitent rarement des personnalités représentatives de leurs sociétés civiles ou des systèmes en place et qui orientent les débats selon une perspective islamisante ou franchement islamiste. De plus, mettre face à face un opposant et un ex-opposant dissident d'un même parti ne pouvait que raviver les animosités et les rancoeurs passées, empêchant un débat serein. La rencontre était dès le départ vouée à l'échec parce que piégée mais aussi orientée.

Ensuite au blocage politique et institutionnel de notre pays, empêchant tout débat sérieux et serein sur nos préoccupations nationales. Parce que nous demeurons convaincus que les problèmes relatifs à notre « plat pays » devraient d'abord se discuter sous nos cieux, assombris hélas par une absence caractérisée de liberté de ton car, comme le déclarait tout récemment un journaliste algérien, : « nos problèmes, il faudrait que nous les réglions entre nous, de la manière la plus transparente et la plus démocratique qui soit, ce dont nous sommes capables ». Mais nous vivons dans un système rétif au changement démocratique, hésitant à suivre le cours, insensible aux appels de ses citoyens. Nous existons dans un monde intellectuellement aride où la parole est monopolisée par le pouvoir et la pensée figée dans des dogmes officiels et où la réflexion et le débat public sur nos réalités sont paralysés. Si bien que nous sommes devenus des exilés et des marginaux dans notre propre pays, enfermés dans un mutisme, signe d'une lassitude et d'un repli sur soi souvent défensifs ou encore expression de notre désarroi face à un système qui a suscité nos espoirs et accumulé nos déceptions. Comble du paradoxe : nous existons pourtant dans une société dite de « communication  » qui, loin de favoriser la libre expression et une circulation sans entrave des idées, demeure dans une large mesure une société de censure. Nous existons pourtant dans ce qu'on appelle « un village planétaire » qui s'apparente désormais pour nous à un monde fermé à la pratique démocratique, ne reconnaissant pas à des voix autres une quelconque source de légitimité politique. Aussi sommes-nous condamnés à subir en silence ou dans l'indifférence une histoire, ce perpétuel recommencement, dont nous sommes les acteurs muets. Et alors d'individus nous sommes transformés en « dividuels » (selon l'expression de Gilles Deleuze dans L'Autre journal, 1990) ou encore en homo economicus pour réactualiser la formule de mai 68 Métro-boulot-dodo. Alors, pour sauver notre normalité, nous avons intériorisé, des années durant, un usage particulier de la parole, ce que Platon rappelait en disant que la pensée est un dialogue que l'âme tient avec elle-même. Et cette parole blessée, interdite d'exhibition, a trouvé refuge dans nos fors intérieurs pour tisser des petits forums privés où nous faisions en silence le travail de nos désillusions, d'un espèce d'avachissement que trop d'espérances déçues ont répandu dans notre époque. Car souvenons-nous que le mot latin forum a donné naissance à l'expression for intérieur. Ce système a hélas légitimé l'autoritarisme créant ainsi un contexte non propice à l'expérimentation démocratique, conduisant les factions politiques à l'impasse et paralysant la société civile, au point que nous sommes réduits à des acteurs muets d'une histoire dont il nous est impossible de rechercher par nous-mêmes le sens et d'un présent dont il nous est interdit d'explorer les contours.

Enfin, l'erreur incombe aussi aux protagonistes qui sont loin d'être représentatifs et dont les retournements nous ont écoeurés. Leurs propos manquèrent d'analyse et de nuances et furent centrés sur une personnalisation excessive des questions posées au débat. Toutes les interventions donnèrent à voir un discours de la « démocrature » et d'une citoyenneté blessée.

L'indispensable démocratie

Ce débat devrait, à notre sens, donner à réfléchir aux décideurs politiques, à l'opposition et aux composantes de la société civile autour de cette terrible question : où va la Tunisie, « ce plat pays qui est le nôtre » ?

Notre pays ne doit en aucun cas demeurer en reste de ces autres contrées - arabes - qui connaissent comme Bahrein des réformes politiques allant dans le sens d'une démocratisation indispensable et nécessaire pour que nos pays puissent maîtriser leur destin et évitent d'aller vers l'inconnu. La Tunisie a, à son actif, des réalisations sociales que lui envient ses pays voisins ainsi que les autres pays arabes. Les méthodes balisant une prétendue peur ne sont plus de mise. Il est, nous semble-t-il, urgent de sauver son image de marque qui va se ternissant et s'assombrissant tant le débat national demeure quasi absent sous nos cieux. Car il n'est plus acceptable que la Tunisie que l'on donna à voir ce soir-là demeure celle de la déprime parce que celle d'une citoyenneté spoliée.

Certes, un éveil de la société civile est amorcé depuis quelques mois. Mais il se fait désormais souvent dans la douleur. Par ailleurs, perpétuant une stratégie de la tension, il est marqué -hélas- par l'absence d'une pensée cohérente et d'un projet démocratique susceptible d'ouvrir de nouvelles perspectives à cette irrépressible urgence que constituent aujourd'hui notre terrible soif de liberté et notre immense besoin démocratique. La société civile est appelée aujourd'hui et plus que jamais à se construire en dehors des stratégies individuelles, des déconstructions des solidarités et surtout des alliances contre-nature. La Tunisie du nouveau millénaire a fortement besoin d'un renouveau politique véritablement démocratique qui réhabiliterait le sens démocratique de son élite appelée à se positionner clairement et autour des valeurs et des principes qu'elle a toujours défendus, sans détour et sans compromission pour que la Tunisie ne soit pas, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Ghassan Salamé, une « démocratie sans démocrates ».

 

Noura Borsali
Tunis.
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