Au cours d'un récent colloque
de l'IRMC (Institut de recherches sur le Maghreb contemporain),
politologues français et maghrébins se sont
attachés à révéler les premiers
bruissements d'un changement de statut de l'entrepreneur arabe,
évoluant d'une situation de rentier, prospérant à
l'ombre de l'État patrimonialiste et clientéliste, vers un
profil d'innovateur et de producteur. Dans leur revendication encore
faible de règles du jeu politique et d'une plus grande
rationalité économique, une nouvelle
génération d'entrepreneurs arabes pourraient bien
devenir des animateurs efficaces de la société civile et
des acteurs de la transition vers une démocratie
libérale.
Nous inaugurons cette rubrique
« Économie » en soumettant au débat ces interrogations. le
cas des entrepreneurs tunisiens, plus particulièrement traité dans ce
numéro, sera suivi de l'examen de leurs homologues arabes dans des
livraisons ultérieures.
Chasseurs de rentes ou
acteurs d'un développement moderne ?
partir des années 70, le déclin de
l'image de l'État, dans sa dimension souverainiste, conduit à
la promotion de l'initiative privée dans le cadre de la
politique d'Infitah. L'esprit d'entreprise se trouve
réhabilité à la faveur d'une politique de
libéralisation, menée particulièrement en
Egypte. La montée en puissance d'une bourgeoisie nationale
est-elle alors de nature à menacer l'hégémonie de
la bureaucratie étatique, acteur politique dominant
jusqu'ici ?
C'est une des questions posées par les politologues
s'intéressant aux entrepreneurs arabes. C'est aussi la
première interrogation d'Eric Gobe, jeune politologue
français qui intervenait lors de la rencontre organisée
autour de cette problématique par l'IRMC.
Le travail d'Eric Gobe, dont la thèse a
particulièrement concerné l'Egypte, mais qui a
coordonné la réalisation d'un ouvrage collectif sur les
entrepreneurs arabes, concerne les Rijel El Amal
(approximativement,
les hommes d'affaires, c'est-à-dire l'ensemble composite des
entrepreneurs, commerçants et spéculateurs).
En somme, il s'agit de la bourgeoisie arabe prise
comme une « catégorie hybride » dont on s'attachera
à définir les trajectoires sociales. À l'origine, il
s'agit de l'ancienne classe capitaliste dont la richesse
foncière a été démantelée par les
réformes agraires survenues dans les pays arabes.
En dehors d'eux, la nomenclature, dressée
par Eric Gobe, concerne aussi les petits et les moyens chefs
d'entreprises privées qui n'ont pas été soumis
à la nationalisation.
Enfin, cette même étatisation de
l'économie a favorisé l'émergence
privilégiée d'une bourgeoisie d'État. Elle fournira,
selon Eric Gobe, le plus gros du bataillon du nouvel entrepreneuriat
qui s'activera avec l'Infitah. Enfin, la nouvelle
génération d'entrepreneurs vient compléter
l'inventaire.
Différentes études se sont
attachées à identifier les parcours, les fonctions et
les statuts de ces entrepreneurs arabes, particulièrement en
Syrie et en Egypte, terrain d'analyse d'Eric Gobe et d'autres
chercheurs.
Que font apparaître ces études ?
Elles caractérisent souvent les entrepreneurs comme des
« entrepreneurs parasitaires » s'affairant dans des
activités d'import-export, la sous-traitance dans les
industries du bâtiment et les travaux publics, le marché
noir de devises et le commerce de stupéfiants, le passage en
fraude de marchandises importées par les zones franches, le
démembrement des terres domaniales, les agences de voyage et
le trafic des marchandises subventionnées. Une
actualisation de cet inventaire donnerait la fourniture d'accès
à Internet et la transaction électronique. Cette
marginalité entrepreneuriale, qui occupe souvent la
centralité du business, est définie par un politologue
égyptien comme englobant les groupes capitalistes
parasitaires qui exercent des activités à la marge du
processus productif (intermédiaires, courtiers,
spéculateurs, entrepreneurs du BTP et gestionnaires agiles de
l'immobilier, boursicoteurs auxquels pourraient être
rajoutés aujourd'hui les portiers du net) autant que ceux qui
bénéficient des monopoles de représentations
commerciales ou de l'importation des marchandises.
Eric Gobe précise que ces derniers
créneaux où les nouveaux hommes d'affaires ont
découvert de nouvelles opportunités de profit rapide
les ont détournés de l'investissement dans les
activités industrielles productives.
C'est donc un « entrepreneuriat volatile et
parasitaire », qui est identifié dans cette formation
sociale émergeant à la faveur de l'ouverture à
l'économie libérale.
C'est ainsi que se comprendrait le
« côté retardataire du capitalisme dans les pays
arabes » dû à la perversion d'un esprit d'entreprise
allant plutôt vers la spéculation avantageuse que vers
les projets de développement d'envergure.
Le lien à l'État est aussi souligné
dans la mesure où la plupart des entreprises majeures sont la
propriété d'une ou de quelques grosses oligarchies. S'il
ne s'agit de lien, il s'agit de subordination à l'État d'une
fourmilière de petites entreprises incapables de mobiliser et
d'agréger les capitaux.
Cependant, Eric Gobe relativise cette tendance de
la science politique à cantonner l'entrepreneuriat arabe dans le
champ d'activités parasitaires, d'autant qu'elle ne prend pas
en considération l'acquisition de compétences nouvelles
et d'un comportement économique plus indépendant.
L'évolution de cet entrepreneuriat en une
véritable bourgeoisie nationale à culture capitaliste
est un mouvement d'une durée plus ample que le temps d'une
génération.
L'analyse de la politologie américaine est
moins indulgente. Elle taxe les entrepreneurs arabes de
« chasseurs de rentes » , ayant accumulé des
richesses considérables plus grâce à des liens
politiques qu'à des activités entrepreneuriales.
Dans une belle caractérisation, ces
analystes désignent particulièrement « le
chevauchement entre fonction publique et intérêts
privés ». Une recherche dévoile, par exemple, le
cumul de charges publiques et d'occupations privées par des
entrepreneurs palestiniens. Eric Gobe cite, pour sa part, le cas
« caricatural » des entrepreneurs égyptiens du
bâtiment et des travaux publics.
Une abondante littérature précise
cette « recherche de rentes », favorisant
l'accumulation rapide de richesses au détriment d'initiatives
productives. Selon les économistes, même
néoclassiques, cette recherche de rentes
« naît d'une perturbation de l'ordre concurrentiel et
consiste à bénéficier des effets redistributifs,
engendrés par une action publique ou l'adoption d'une mesure
particulière . Elle est création intentionnelle ou
artificielle de rareté ». L'attribution de monopole
s'inscrit dans cette logique.
Cette conclusion met en évidence un paradoxe
que souligne Eric Gobe : ces chasseurs de rentes,
prospérant à l'ombre de l'État et s'enrichissant de ses
prébendes, peuvent-ils, en même temps, s'inscrire dans
la culture libérale où le marché est seul
susceptible de créer des richesses ? Aussi ces entrepreneurs
sont-ils loin d'être à la hauteur de l'entrepreneur
moderne dans la définition weberienne.
Faut-il réduire les entrepreneurs arabes
à ce statut déprécié de
protégés parasitaires de l'État ? Quelques
analystes, tout de même, leur concèdent une fonction plus
dynamique d'acteurs du développement et de l'ouverture
démocratique. Le tout de l'analyse tient dans la
nécessité pour les entreprises de respecter la
règle du jeu politique et celle du marché (car la
perversion de ces règles est affaire courante).
À défaut de l'observation de ces
règles, l'entrepreneur national exportera ses capitaux à
l'étranger (les IDE ne manifestant pour leur part aucune
propension à venir sur des lieux troubles).
Parfois, les lois ne manquent pas, mais le
système législatif baigne dans l'incohérence,
celle-ci favorisant les opportunismes délictueux.
Cette confusion où tout peut passer
subrepticement, Eric Gobe l'appelle « le système de
tolérance ». Cette clémence devant l'infraction
s'accompagne, précise Eric Gobe, d'une grande rigueur, voire de
l'arbitraire de l'administration fiscale, l'État reprenant d'une main
ce qu'il donne de l'autre.
Cette analyse est partagée par Eva Belin
dans sa thèse, intitulée « Civil society emergent
and social classes in Tunisia », soutenue à Princeton en
1992.
Eric Gobe cite des situations exemplaires à
ce sujet et exemples à l'appui, pris en Egypte ou dans d'autres
pays arabes, il montre que les associations d'entrepreneurs
fonctionnent selon des logiques de clientélisme, de connivences
et d'allégeance personnelle. A partir d'un échantillon
d'entrepreneurs égyptiens, Eric Gobe montre dans sa
thèse ce système d'appartenance des chefs d'entreprise
au parti politique hégémonique dont ils animent souvent
les commissions économiques. Cette indistinction du champ
politique et du champ entrepreneurial sous le haut parrainage de
l'État-parti assure protection et viabilité des entreprises et
garantit, par cette alliance, la reproduction du système. Pour
les entrepreneurs surtout, cette appartenance instrumentale au parti
dominant est « le moyen de se protéger des tentations
prédatrices de la bureaucratie » (cf. étude
de Saïd Tanjaoui sur le Maroc).
Cette connexion repousse aux calendes une
intervention efficace des entrepreneurs dans le sens de la
démocratisation. Cependant, quelques lobbies d'hommes
d'affaires frustrés par le détournement des
règles du marché au bénéfice de quelques-uns d'entre eux et de leurs parrains, oeuvrent pour des structures
plus autonomes de représentation patronales, à l'instar
de ce qui se dessine dans le mouvement des travailleurs. Une telle
synergie allant dans le sens de plus d'autonomie et de plus de
règles, dans une alliance objective d'un certain nombre
d'acteurs de la société civile, ferait avancer la
construction d'un État de droit au bénéfice bien compris
de toutes les parties. Un tel processus pourrait être
encouragé dans le cadre du partenariat
euro-méditerranéen, et plus largement de la
mondialisation.
Fonctionnant au rythme de ses besoins, la nouvelle
génération des entrepreneurs ne revendiquerait pas,
dans le sillage de la bourgeoisie d'État finissante, une
négociation en vue du partage du pouvoir. Telle est la
conclusion d'un article de Victor Meiering qui, dans la suite de
politologues anglo-saxons, analyse l'intervention des entrepreneurs
tunisiens comme acteurs de la société civile.
Par ailleurs, un certain nombre de chefs
d'entreprise se signalent aujourd'hui dans les grands meetings
professionnnels et d'autres rencontres, par leur irruption explicite
dans le débat politique. L'affaire Ben Fadhel apparaît
à cet égard comme un tournant, inaugurant pour les
hommes d'affaires l'ère de la participation citoyenne.
Toutefois, une accélération des
mutations survenues au gré des privatisations et plus
largement, des contraintes de la mondialisation, ainsi qu'à la
faveur d'une dynamique politique récente, tend à nuancer
cette conclusion. Une certaine classe d'hommes d'affaires tunisiens,
résolus d'abandonner des logiques des rentiers et de devenir de
véritables producteurs, pourraient bien apparaître
également comme les initiateurs d'une véritable
démocratie libérale en Tunisie.
Les entrepreneurs tunisiens
ans un monde mis au pas libéral,
l'économie et la démocratie de marché ne
sauraient procéder d'une décision politique,
fût-elle inspirée des directives des institutions
financières internationales ou de l'évolution longue et
complexe de groupes sociaux. Quelle est la participation de ces
acteurs sociaux que sont les entrepreneurs dans un monde arabe,
échaudé par la faillite du développementalisme?
Telle est la réflexion menée par un politologue
français à propos des entrepreneurs tunisiens, et
publiée, il y a quelques mois, dans l'édition des
Cahiers d'Orient, coordonnée par Eric Gobe.
L'auteur de cette étude, Victor Meiering,
part des quelques interrogations à propos de la Tunisie
où il a enquêté, il y a quelques années.
Ainsi, il se demande s'il s'est produit une évolution vers
l'ordre libéral, son constitutionnalisme et son économie
de marché, et si l'entrepreneur tunisien y est devenu acteur de
ce changement tout autant que d'un capitalisme se déployant
comme « une civilisation » ?
Dans cette analyse, il reprend la double
hypothèse de l'entrepreunologie intéressée au
monde arabe : l'entrepreneur tunisien est-il productif (au sens
schumpeterien) ou bénéficie-t-il de rentes, le maintenant
d'office dans le processus de la production ?
Il soulève, en particulier, une question
agitée à propos des entrepreneurs égyptiens,
à savoir celle d'un enrichissement privé, obtenu aux
dépens du domaine public (cf. Robert Sprenborg à propos
de la supply mafia d'Egypte ou trafiquants de produits
subventionnés).
Sur quelle base, celle des logiques de « destruction
créatrice » (significatives du capitalisme) ou celle des
réseaux d'alliances et de clientélisme, s'est
constituée la nouvelle élite commerciale et
industrielle, fondement d'une nouvelle stratégie :
création sociale et action de l'évolution
politique?
À partir d'études anglo-saxonnes, Victor
Meiering décrit le « crépuscule de la bourgeoisie d'État,
dont la faillite, liée à la déliquescence de
l'autorité publique, s'est aggravée de l'absence d'une
stratégie de reproduction et de défense
d'intérêts collectifs ». Face à la montée de
nouveaux groupes sociaux, petits entrepreneurs et classes moyennes
salariées, à la faveur de la privatisation, les acteurs
de cette classe dominante, désormais active, s'ingénient
à des stratégies de survie relevant d'une posture de
mendicité.
Des études de cas permettent au politologue
d'évaluer l'esprit industriel de ce nouvel entrepreneuriat, son
interaction dans une structure représentative (UTICA),
appelée à la défense d'intérêts
collectifs, mais sans intervention active dans le champ politique.À
moins que certains dirigeants de cette organisation n'apparaissent,
selon les déclarations de cette nouvelle
génération d'entrepreneurs, comme « cent fois plus
politisés qu'autrefois » et décidant de tout en vase
clos.
À partir d'un échantillon d'entrepreneurs
tunisiens, Victor Mieering essaie d'établir une classification
entre l'entrepreneur-innovateur et le simple bazari, un
entrepreneur-imitateur, dont « le comportement serait
planifiable ».
À l'inverse, il est difficile de « localiser le lieu
d'ambitions politiques » de ces nouveaux entrepreneurs, constituant une
classe par la similitude de leurs comportements et aspirations, dont
« celle de mener une vie agréable ». Mais ils ne manifestent
aucune conscience de classe.
En dépit de quelques convictions politiques,
dont l'appréciation de la rationalisation du champ
économique, ils se présentent comme apolitiques.
L'analyse débouche sur un déficit
d'intervention politique des entrepreneurs et de l'organisation
nationale en tant que groupe d'intérêts. Le dynamisme
économique de la classe entrepreneuriale n'en fait pas, pour
autant, une classe dirigeante, revendiquant, dans le sillage de la
bourgeoisie d'État, une négociation en vue du partage du
pouvoir.