oilà aujourd'hui 45 ans que la Tunisie a
accédé à l'indépendance.
De la colonisation, je ne garde qu'un souvenir. Assez vague quant
à sa réalité, mais fort quant à la
manière dont il m'a affecté. Il me faut
reconnaître que je n'ai pas le sens du détail et de la
précision. Ce souvenir est celui de ma première
année, ou peut-être même de mes deux
premières années à l'école. Car, natif de
1948, année de la promulgation de la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme, ma première inscription
scolaire remonte à l'automne 1954. Ma mère, ayant cru
bien faire, m'inscrivit dans une école française. Quand
je me replonge dans cette période, une image me revient :
je me revois le dos courbé. Expression d'une honte enfouie. Oui,
j'étais pauvre et arabe. Ce désir de me dérober
au regard des autres - de mes camarades et de mes instituteurs
français - , je crois qu'il reflétait une honte qui
n'était pas seulement mienne, mais qui était largement
répandue parmi mes compatriotes. Nous étions
étrangers dans notre propre pays, nous nous sentions
dominés, inférieurs.
De ce sentiment permanent
d'infériorité et d'étranger, j'ai
été clairement délivré grâce
à l'indépendance.
Au fur et à mesure que j'avance dans
l'âge, notamment au cours de ces dernières années,
j'ai tendance à consacrer des moments de plus en plus longs et
de plus en plus intenses au recueillement à la mémoire
de ceux qui, de leur vie, ont payé le prix de ma
libération. D'aucuns disent qu'au-delà de la
cinquantaine, les hommes deviennent de plus en plus mièvres.
Peut-être... Mais je crois bien qu'il y a d'autres raisons
à mon recueillement à la mémoire des martyrs, un
recueillement qui prend de plus en plus l'allure d'un rite religieux.
À l'approche de ce 45e anniversaire, c'est devenu
une obsession. À telle enseigne que m'est apparu Shahid el Shahed.
Oui,
Shahid el Shahed, l'image du Martyr Témoin (ou Observateur).
Shahid fait partie de ces manifestants morts sous les balles de
l'armée française le 9 avril 1938. Il n'est pas mort
accidentellement. C'est un militant nationaliste, un vieux de la
vieille, qui n'a jamais hésité à s'exposer
aux dangers pour préserver sa dignité d'être
humain, de Tunisien. Et qui, ce faisant, a préservé la
nôtre, nous, les générations suivantes.
« Qu'as-tu à vouloir me
ressusciter ? » me dit-il en m'obervant droit dans les
yeux.
Surpris, interloqué, puis hésitant,
je lui murmure : « Je voulais faire revivre votre
mémoire, vous exprimer mon admiration et mon immense gratitude.
C'est à vous, à vous et à vos semblables que je
dois, que tous mes compatriotes et moi devons notre libération,
notre indépendance. Grâce à vous, mon dos n'est
plus courbé. »
« Parle-moi de l'indépendance »
dit-il.
« Après ta mort, lui
répondis-je, d'autres ont poursuivi ton combat. Dix-huit ans
plus tard, notre pays est devenu un pays indépendant,
souverain. En octobre 1961, le dernier soldat français quittait
le sol tunisien ; en mars 1964, plus aucune terre agricole
tunisienne n'était exploitée par un étranger.
Mais il ne faut pas pour autant croire que de nouvelles formes de
dépendance, plus pernicieuses celles-ci, ne soient pas à
l'oeuvre ». Je recherchais mes idées pour expliquer ces
phénomènes complexes. Il interrompit le cours de ma
pensée et me demanda, sur un ton impératif :
« Parle-moi du Parlement ».
Je ne compris point le sens de sa question et
demeurai silencieux. Dans mon regard, perçait une
gêne.
Plus précis, plus agressif, il me
déclara : « Le dernier mot que mes camarades et moi
avions sur les lèvres avant de tomber était Parlement
tunisien ! Où en êtes-vous 63 ans après
notre mort ? »
Un froid me traversa le dos. 63 ans ! Je
restai coi.
Percevant mon désarroi, il poursuivit :
« Parlement tunisien ! était un
condensé pour exprimer notre aspiration, notre revendication de
longue date d'un régime de droit où tous les Tunisiens
seraient libres de parler et de croire, des êtres dignes,
délivrés de la terreur et de la misère. La
souveraineté a toujours été pour nous, de
manière indissoluble, la souveraineté de la Nation et
celle du Peuple. La souveraineté de la Nation, c'est
l'expression de notre identité collective. La
souveraineté du Peuple, c'est l'expression et le respect de sa
volonté à travers le libre choix de ses gouvernants.
Parlement tunisien ! était un condensé pour
exprimer notre revendication de longue date d'une Constitution
garantissant la séparation des pouvoirs et
l'indépendance de la justice ».
Après un court silence, il me fixa dans les
yeux et reprit : « Où en
êtes-vous ? ».
De nouveau, mon dos se mit à se courber.
Mahmoud Ben Romdhane
Professeur d'Économie à l'Université de Tunis.