Alternatives citoyennes
Numéro 0 - 20 mars 2001
Champ libre
Plaidoyer pour la transparence

 

Ce qui se déroule actuellement sur la scène politique tunisienne provoque, chez de nombreux intellectuels et militants politiques ainsi que dans certaines franges de la population, inquiétudes et interrogations. Ce malaise a pour origine les représentations manipulées que les médias nous imposent et une réalité de plus en plus opacifiée, l'une entretenant l'autre.

Les représentations manipulées

Dans une certaine presse qui s'édite à l'extérieur de nos frontières nous lisons et nous apprenons ce qui peut apparaître comme l'exact revers de ce que nous lisons dans la presse officielle, à l'intérieur de nos frontières. Les premiers nous apprennent que la répression est devenue si féroce en Tunisie que régnerait dans notre pays un fascisme sans masque dont les attentats, les blessés, les morts attesteraient de la férocité ; les seconds, les médias, la presse officielle en écho aux discours des responsables de l'État, nous font baigner dans un état de grâce où les mots magiques de développement, de démocratie et de droits de la personne humaine seraient les clés d'une stratégie politique n'ayant d'autre souci que le bien social. Il y a certes, pour les premiers quelques aspects positifs, il y a certes pour les seconds, quelques problèmes voire quelques bavures. Mais les responsables de tous bords - qu'ils soient responsables politiques ou responsables d'un média - ainsi que certains journalistes locaux, nous affirment que ces points noirs seraient les conséquences incontournables et du développement économique et de la non accoutumance à la démocratie : d'ailleurs, proclament-ils, les échos provenant de l'étranger sur l'état de la démocratie et des libertés en Tunisie ne sont que l'expression de ceux qui, jaloux des réalisations concrétisées, veulent disqualifier l'image de l'État et du régime tunisien.

Comment ne pas éprouver d'inquiétudes face à ces deux représentations, l'une venant de l'extérieur du pays, l'autre de l'intérieur, toutes deux manipulatrices de l'opinion et toutes deux pratiquant la désinformation ? Car, si la répression des libertés publiques et individuelles est une réalité de chaque jour, si des pratiques policières inacceptables s'exercent à l'encontre de nombreux militants des droits de la personne humaine, si les procès iniques ont pour but de faire taire la voix de toute opposition, bien heureusement, il n'y a pas encore en Tunisie de Tonton Macoute.

Certes nous sommes habitués depuis des décennies à la manipulation de l'opinion tunisienne par l'idéologie de l'État-parti : cela signifie que nous en connaissons les tenants et les aboutissants, nous savons quels mécanismes elle utilise, quels intérêts elle cache, quels objectifs elle défend. Et durant de nombreuses années, du temps même de Bourguiba, les combats de la gauche démocratique et syndicale avaient aussi pour but de dévoiler ce que l'on voulait dissimuler : un régime autoritaire - voire dictatorial - où le pouvoir du chef charismatique du parti qui gouverne triomphe par tous les moyens. Cela est encore vrai aujourd'hui en dépit d'un multipartisme qui n'est qu'apparat, d'une légalité constitutionnelle violée par ceux-là même qui l'ont proclamée. Face à cela, un peuple dépouillé de sa citoyenneté, une opposition légale mise au pas, associative muselée, non légale réprimée et une parole confisquée.

C'est déjà énorme, c'est déjà inacceptable dans un pays qui souscrit aux Conventions internationales sur le respect des libertés publiques et privées, sur les droits des femmes et des enfants ; et de nombreux militants et intellectuels mènent depuis plusieurs années des combats au sein de leurs associations ou par leur plume et leur parole, au risque de la perte de leur liberté ou de leur travail, pour défendre leurs droits. Ils n'ont pour cela recours ni aux grèves de la faim ni aux provocations outrancières. Combats menés courageusement dans le quotidien, qui parle d'eux ? Or, certains médias étrangers n'hésitent pas à nous façonner sur mesure, des « héros d'opposition » et même des symboles, nous laissent spectateurs sidérés d'un scénario dont nous ne saisissons ni les objectifs ni les ficelles secrètes. C'est alors que naît le sentiment déplaisant, persistant, qu'on veut nous mener en un lieu que nous ne connaissons pas, que nous n'avons pas choisi : on semble décider à notre place de ce qui est le mieux pour nous et l'on n'hésite pas à nous désigner des représentants du mouvement démocratique et à nous présenter des informations douteuses. Or, ces « héros » qu'on nous fabrique, de quelle alternative politique, économique ou sociale sont-ils porteurs pour qu'on leur accorde un intérêt tel ? Et pourquoi des revendications familiales ou individuelles deviendraient-elles des revendications nationales ou populaires ?

Plus grave encore, nous voyons certaines composantes du mouvement associatif lui-même oublier, comme téléguidé, ses propres objectifs spécifiques pour concentrer son attention et ses élans de solidarité sur ces « héros » du jour. Là encore se pose la question : quels intérêts, quelles manipulations ? Se peut-il que le mouvement démocratique tunisien ait si mauvaise presse à l'étranger, paraisse si médiocre, qu'on l'affuble de symboles dignes de clowneries tragi-comiques ? Comment peut-on oublier que les problèmes vécus aujourd'hui par la société tunisienne sont autrement plus graves, plus complexes et requièrent toute la réflexion et toute la subtilité de tous ceux et celles qui veulent le changement ?

Des réalités opacifiées

Les problèmes vécus aujourd'hui sont d'autant plus sérieux qu'ils évoluent dans une situation de marasme politique et de désinformation. Ce sont certes, des problèmes ayant trait au mode de gestion du politique et de l'économique d'un État dont les méthodes musclées dissimulent à peine l'opacité des objectifs économiques et sociaux, dont la stratégie répond à l'impératif du faire paraître d'un développement qui cache mal le chômage, l'appauvrissement et l'endettement accentué d'une partie importante de la population, allant de pair avec l'enrichissement éhonté d'une petite fraction d'entre elle. La rumeur publique, allant plus loin, parle de trafics et s'interroge sur les origines de l'argent qui s'investit dans les vastes projets immobiliers, les chaînes de grandes surfaces, les boutiques luxueuses et les demeures fastueuses.

Plus la désinformation est grande, plus l'opacité est épaisse, plus la rumeur peut être fantaisiste - licenciements abusifs, chômages et absence de débouchés pour les jeunes diplômés - et de crise des valeurs - désintégration du Bourguibisme et des idéologies marxistes-leniniste, résurgence de valeurs anciennes associées au religieux et récupérées par les intégristes, associées à un modernisme technologique, produit direct de l'accession à l'antenne parabolique et à Internet.

Face à cela, un mouvement associatif en déliquescence, en perte de valeurs politiques et éthiques, muselé par une presse qui le censure et des pratiques de l'État-parti qui le limite dans ses activités quand il ne les interdit pas (cf. procès de la Ligue), mouvement qui n'arrive pas à s'imposer comme interlocuteur alternatif réel par rapport à l'État ni comme représentant authentique et massif des citoyens et citoyennes dont ces associations représentent les intérêts.

Dans ce contexte, l'échéance 2004 [date des futures élections présidentielles, N.D.L.R.] ne peut avoir de sens alternatif que si l'opposition est capable de présenter un programme sérieux sur les plans politique, économique et social et de le faire porter par un mouvement le plus large possible. Cela implique qu'elle s'unisse et qu'elle change ses modes de fonctionnement et d'action.

La constitution de cette alternative requiert la mobilisation de toutes les forces favorables au changement, une réflexion approfondie en termes d'alternance, pour définir une stratégie qui se démarque à la fois de l'idéologie du parti-État et de l'idéologie intégriste et qui se construit autour de propositions concrètes et d'objectifs ciblés.

À défaut de cela, il n'y aura, pour longtemps encore, face à l'idéologie d'un parti qui règne à partir des institutions de l'État, que le folklorisme politique d'une opposition qui n'a pas les moyens de sa politique. Or, ni l'une ni l'autre ne favorise l'accès à une citoyenneté réelle.

 

Neila Jrad
Tunis.
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