Alternatives citoyennes Numéro 15 - 22 mars 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Mabrouk Davos, but... the evil is in the details !

 

O n nous le clame sur tous les tons, l'édition 2004-2005 du rapport sur les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ou Global Information Technology Report, publié par le Forum économique mondial de Davos (www.weforum.org), classe la Tunisie au 31e rang, parmi 104 pays. Les classements précédents étant 40e parmi 102 pays en 2003-2004 et 34e parmi 82 pays en 2002-2003. Un changement de méthodologie en 2002 rend non pertinentes les comparaisons avec les éditions précédentes du rapport. On se gargarise du résultat récent comme d'une « nouvelle reconnaissance de la communauté internationale des progrès réalisés par la Tunisie sur la voie de la maîtrise des NTIC et de la consécration de l'économie du savoir ». Mais qu'est-ce donc que ce rapport, sur quels critères ce classement est-il fondé, et comment doit-on interpréter ses résultats ?

La méthodologie est en fait fournie dans l'édition 2002-2003 du rapport. Le classement global NRI (Network Readiness Index ou degré de préparation aux NTIC) résulte de la moyenne arithmétique de trois composantes : Environnement (Environment), Préparation (Readiness) et Usage. Chacune de ces composantes est à son tour la moyenne de trois sous composantes : état du marché, politique et législation/réglementation, infrastructure pour la composante « environnement » ; les composantes « préparation » et « usage » étant quant à elles mesurées chacune pour les trois catégories d'acteurs que sont les individus, les entreprises et les institutions gouvernementales. Enfin, chaque sous-composante est estimée selon un certain nombre de critères : ainsi, par exemple, les critères permettant d'estimer l'usage pour les entreprises comprennent le niveau de transactions en ligne, ou encore la part du commerce électronique (B2B, inter-entreprises ou B2C, avec le consommateur).

Le mode de recueil des données est double : données statistiques (hard data) provenant des organisations internationales et données subjectives (soft data) issues d'enquêtes d'opinion auprès des décideurs familiers du pays, donc en particulier exerçant leurs activités dans le pays. On ne connaît pas précisément la part des unes et des autres mais, à l'évidence, les hard data interviennent dans l'estimation de la composante « usage », ainsi que dans la sous-composante « infrastructure » de la composante « environnement ». Les autres indices relèvent plutôt de données subjectives. Citons notamment à cet égard l'exemple de l'indice législation/réglementation : au mieux, il est estimé très subjectivement suite aux résultats d'une enquête d'opinion auprès de décideurs dont on ne sait pas comment ils sont choisis, au pire il résulte simplement de l'existence ou non d'une législation relative au secteur des TIC, sans aucune considération de la substance de cette législation.

Les auteurs de l'étude annuelle recommandent d'interpréter les résultats avec précaution, soulignant par exemple que les valeurs des différents indices ne mettent pas en évidence les disparités, voire les fractures, géographiques et démographiques au sein d'un pays donné. Enfin, les calculs d'indices à chaque niveau d'agrégation sont d'une simplicité assez redoutable, puisqu'ils résultent de la seule moyenne arithmétique : ainsi, pour l'« usage » et le « degré de préparation », on considère sur le même plan les citoyens, les entreprises et les institutions publiques. On aboutit donc à un indice finalement assez grossier, surtout si l'on se contente de l'indice global NRI, qui donne le classement par pays.

Pour tenter une interprétation plus fine, on doit donc connaître les valeurs des différents indices. Elles ne sont malheureusement accessibles publiquement et gratuitement que pour l'édition 2002-2003. Les éditions subséquentes ne fournissent que le classement final par pays. Toutefois, il est intéressant de considérer de plus près ces résultats de 2002-2003, reproduits pour le cas de la Tunisie dans le tableau suivant.

Classement NRI Tunisie 2002-2003 : 34
Environnement : 35 Préparation : 27 Usage : 41
Marché 34 Individus 42 Individus 60
Réglementation 24 Entreprises 36 Entreprises 43
Infrastructure 52 Institutions publiques 4 Institutions publiques 23

À la lecture de ce tableau, trois importantes disparités, ou écarts par rapport à la moyenne, sautent aux yeux. La première concerne l'environnement : si l'état du marché correspond à la moyenne (34e), celui de la réglementation lui est inférieur de 10 points (résultant donc en un bien meilleur classement : 24e), alors que celui de l'infrastructure est très supérieur (18 points, résultant en un mauvais classement au 52e rang). Pour autant, la moyenne de ces valeurs, fournissant le classement en termes d'environnement, est quasi-égale au classement global.

La deuxième disparité est celle des valeurs respectives de l'indice « degré de préparation ». Celle correspondant aux institutions publiques est très faible (4, c'est-à-dire que la Tunisie est classée 4e sur 82 pays pour cet indice particulier, uniquement précédée de Singapour, Taiwan et la Finlande !). Cette valeur est bien éloignée de celle des individus (42) et des entreprises (36). Malgré ces deux derniers aspects, le 4e rang en matière d'institutions publiques fait baisser la moyenne totale du « degré de préparation » à 27, qui a son tour pèse un tiers du classement final.

La troisième disparité importante est celle des valeurs de l'indice « usage », plus fiables puisque fondées sur des données statistiques plutôt que subjectives. La valeur correspondant à l'usage des individus est très mauvaise (60 sur 82), et celle mesurant l'usage des entreprises est médiocre (43 sur 82). La moyenne de l'usage baisse pourtant à 41, grâce à la valeur correspondant, encore une fois, aux institutions publiques.

Il est probable que, si les chiffres correspondant aux différents critères permettant de calculer les indices disponibles étaient fournis (il y a au total 48 critères considérés), des disparités encore plus grandes pourraient être constatées.

Enfin et plus globalement, on peut questionner le choix du modèle présidant au calcul du NRI, et le rôle de ce modèle dans la détermination des résultats. Ainsi, Catherine L. Mann de l'Institute for International Economics, dans son rapport de mai 2004 intitulé « Information Technology and E-Commerce in Tunisia : Domestic and International Challenges and the Role of the Financial System » (préparé pour le Département du Commerce américain et pour l'Association tunisienne des banquiers professionnels), note des disparités considérables entre le NRI et le DAI (Digital Access Index ou Indice de l'accès numérique), ce dernier indice étant calculé par l'Union internationale des télécommunications, et combinant 8 critères statistiques (hard data). Le DAI, selon l'auteur, « accorde considérablement plus de poids aux questions d'éducation et d'alphabétisation » et « est plus étroitement associé au revenu national brut par habitant ». Or, dans le cas de la Tunisie en 2003-2004, l'écart entre le NRI et le DAI est très important, et, l'auteur souligne que « le DAI est plus faible que ce qui pouvait être escompté compte tenu du revenu national brut par habitant » du pays. Pour Catherine L. Mann, cela est dû au « faible niveau d'alphabétisation des adultes [qui] tire vers le bas le DAI de la Tunisie ».

Ce rapport de Catherine L. Mann, ainsi que d'autres rapports produits par les institutions internationales, comme la Banque mondiale, gagnerait à être commenté plus en détail. Il en va de même de l'interprétation des données statistiques disponibles auprès de la Banque mondiale et d'autres organisations internationales (PNUD, Union internationale des télécommunications, etc.) ou même nationales. Pour l'heure, ces quelques explications et commentaires sur le NRI permettent de montrer que, certes, le récent classement du pays au 31e rang sur 104 apparaît comme un résultat intéressant, mais il conviendrait de se garder d'en tirer des conclusions triomphales car, comme aiment à dire les anglophones, « le diable se niche dans les détails » !

 

Meryem Marzouki
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