omme pour un show télévisuel, surenchérissant sur la démonstration du Hezbollah, une immense manifestation le 14
mars réclamait, un mois après sa mort, que toute la lumière soit faite sur l'assassinat de Rafic Hariri. Paix à
l'âme de ce Premier ministre décédé dans un attentat aussi spectaculaire qu'irrecevable. Toutefois, c'est un bien
étrange symbole que se donne la révolution du Cèdre, en ce « Premier ministre homme d'affaires », et de
quelles affaires !
Publié il y a quatre ans aux éditions L'Harmattan, un livre très documenté (Rafic Hariri - Un homme
d'affaires premier ministre, l'ouvrage s'est arraché après la mort de Hariri) jette la lumière sur ce grand
ami de Chirac, de l'Arabie Saoudite et des américains, qui fit main basse sur le Liban. Sans doute le savait-on,
mais la décence et le respect dus à un mort ont fait oublier qui était au juste Rafic Hariri. Sans remettre en
question la légitimité de la revendication d'indépendance des Libanais par rapport à la Syrie, il est bon aussi de
se rafraîchir la mémoire.
Le livre de René Naba, longtemps correspondant de l'AFP à Beyrouth et conseiller de RMC Moyen-Orient, grand
spécialiste des médias, est suffisamment édifiant pour espérer que la résistance libanaise se choisira un nouveau
symbole. Les titres des chapitres et sous-divisions de l'ouvrage, à eux seuls, qualifient l'homme. Rafic Hariri,
sans assises terriennes ni politiques, a profité du nouvel ordre américain et du nouvel ordre domestique arabe sous
la férule saoudienne consécutive à la guerre du Golfe de 1990-91, pour se propulser, à la faveur du retour de ses
amis néo-gaullistes en France, au faîte du pouvoir. Mais le milliardaire libano-saoudien avait préalablement mis 15
bonnes années à se tailler un fief de vassaux et féaux conquis à sa cause, par l'argent ! N'était-il pas doté
d'une fortune équivalant au PNB du Liban et sans rivaux ? Lui-même en mesure de redynamiser un capitalisme
prétendument libanais appuyé sur sa société Solidere (Société libanaise pour le développement et la
reconstruction) ainsi que sur d'autres groupes financiers, il fit coïncider sa fortune avec l'économie libanaise,
et les institutions avec sa personne : « l'Etat, c'est moi ! ».
Il ne sût pas mettre à profit le contexte pour devenir l'homme du renouveau libanais, mais, selon René Naba, il ne
fonctionna que comme homme d'affaires « amplifiant les travers » dans une totale impunité. L'ensemble du
livre est le récit de cette main basse sur le pays, une chevauchée à la Berlusconi, mais sans les contre pouvoirs
séculaires structurés de l'Italie. Pourtant, René Naba souligne « le militantisme rarement égalé du peuple
libanais », sans qu'il puisse pour autant résister au mercantilisme puissant et éhonté du Rafic Hariri qui
pouvait tout autant acheter son pays que de puissants amis étrangers, baptisés protecteurs de la souveraineté
libanaise. Ce richissime entrepreneur développa « une vision de l'entreprise de son pays considérant ses
compatriotes comme des consommateurs et non comme des concitoyens ». Sans la moindre expérience politique,
sans le moindre mandat électif avant sa charge de Premier ministre, il fut aussi piètre manoeuvrier que mauvais
gestionnaire, engloutissant son pays dans une dette colossale, qui n'empêchait pas les bailleurs de fonds étrangers
de lui accorder des crédits ! Il ne fut qu'un « homme de parade » mis au devant de la scène par
« sa force de frappe cathodique », grand bâtisseur et grand communicateur, il n'en eut jamais que pour
son image et pour sa fortune !
Pourtant, après des années de guerres fratricides, son libéralisme spéculatif et sauvage fit illusion et les
Libanais prirent pour croissance et modernité ce détournement de l'argent public dans des projets de vitrine, où
l'homme dorait son blason en remplissant son tiroir-caisse ! Cette gestion prébendière laissa place en 1998 à
une cruelle et coûteuse désillusion, lorsque enfin une coalition conduisit ce potentat autoritaire et sans
scrupules à sa chute. Le livre de René Naba examine dans le détail la logique de l'exercice de son pouvoir sans
partage de 1992 à 1998. Acheter une clientèle d'hommes à tout faire, accaparer les positions d'autorité où il
plaçait l'essentiel de sa famille et de ses féaux, se fabriquer un corpus juridique à sa convenance, édifier une
architecture de sociétés en charge de projets monumentaux dont le retour sur investissements convergeait vers ses
caisses personnelles, et agrémenter le tout d'artifices où des citoyens bernés se voyaient dépossédés par leur
bienfaiteur, voilà vite résumées les ficelles de ce prestidigitateur levantin, deus ex machina devenu le
patron du Liban grâce à une fortune acquise en royaume d'Arabie et entretenue en Occident, là où ses fils s'exilent
aujourd'hui pour leurs affaires !
Dans le détail de cette entreprise assujettissant le Liban, le héros emblématique de la révolution du Cèdre de 2005
avait fait augmenter considérablement le nombre de pauvres, réduit la croissance de 9.7% escomptés à 2% et laissé
une dette publique de 18 milliards de dollars ! Le livre de René Naba s'attarde sur les projets urbanistiques
de la riviera libanaise et sur l'emprise foncière d'un mégalomane qui avait jeté son OPA à bon compte sur le pays
du Cèdre. De plus d'une centaine de pages d'exemples sur cette expropriation et ce pillage, le lecteur ressort avec
un sentiment d'écoeurement face à ce qu'il faut bien appeler une entreprise maffieuse. Quant à son libéralisme
politique, le récit de ses pratiques autoritaires interdisant les grèves, restreignant la liberté d'expression par
l'achat des médias et des journalistes, enfin le couvre-feu et l'état d'urgence appliqués contre la résistance
syndicale, politique et celle de la société civile, laissent perplexe quant à la mémoire des manifestants
d'aujourd'hui qui le prennent pour symbole !
Un chapitre consacré à l'ami Chirac couvert de ses largesses, à la mise sous tutelle d'entreprises publiques
libanaises passées sous la coupe française (rôle de Christian Blanc dans la restructuration des compagnies
aériennes libanaises et de l'aéroport de Beyrouth !), le rôle occulte d'un certain nombre de Messieurs Afrique
Proche-Orient du néo-gaullisme, tout est dit sur ce businessman oriental à l'ego surdimensionné qui s'offrit à
Paris pignon sur grande avenue en achetant la résidence Eiffel. Et l'on ne dira rien des accointances annexes
israéliennes, américaines et (pourquoi pas en même temps) syriennes. Aujourd'hui que se demande toute la lumière
sur un attentat imputé à la Syrie, déjà s'affirme la rumeur d'un règlement de compte maffieux. Un homme aussi
trouble ne pouvait avoir une fin limpide ! En tout cas, Rafic Hariri était un allié encombrant des puissances
tutélaires et son poids sur l'économie et la vie politique libanaise était trop lourd pour un renouveau libéral en
sa compagnie. On peut risquer l'hypothèse que sa fin en martyr, tout en rehaussant une figure aussi désavouée,
délivre le Liban d'une première hypothèque. Puis, en faisant endosser le crime par la Syrie, voilà une deuxième
hypothèque qui bascule. Car alors, le champ est libre pour les USA et leur grand jeu de dominos dans le Grand
Moyen-Orient, auquel l'ami Chirac est bien obligé de s'associer.
À défaut d'un pot aux roses démasqué, voici une autre révolution des roses rebaptisée « révolution du
Cèdre », du Liban !
- René Naba. « Rafic Hariri - Un homme d'affaires premier ministre ». Ed. L'Harmattan.
Paris,
octobre 1999. 176 pages.