La rédaction
Alternatives citoyennes : On célèbre cette année en France le centenaire de la loi Combes, c'est-à-dire de
la loi sur la laïcité, portant donc séparation de l'Église et de l'État. Un siècle déjà, après plusieurs autres de
tensions et déchirements, pour y aboutir. Que vous inspire un tel cheminement du point de vue qui est le vôtre, à
notre avis celui d'un homme d'Église particulièrement éclairé, ouvert, tolérant et également grand connaisseur de
l'islam et des sociétés musulmanes ? Notre question est d'ailleurs à mettre en rapport avec le mouvement
propre de ces sociétés, difficile et contrarié, vers la laïcité.
Jean Fontaine : Les sociétés humaines marchent aujourd'hui à peu près dans la même direction : la
démocratie libérale, le respect des droits de l'homme et l'égalité entre la femme et l'homme. Chacune selon son
histoire et à son rythme. Cette aspiration ne peut se réaliser que dans la laïcité, c'est-à-dire en laissant à
l'État son autonomie par rapport au religieux et en permettant à la liberté de conscience de s'exercer sur le plan
individuel. Ainsi, la séparation de l'Église et de l'État peut être considérée comme non seulement l'aboutissement
d'une longue évolution, mais aussi comme une chance. En effet, cette loi a permis d'établir davantage l'égalité
entre tous les citoyens. Tout se tient. On ne peut vouloir les bénéfices d'une situation sans en accepter également
les inconvénients. Parmi les conséquences, certains regrettent la diminution des biens de l'Église, alors qu'on
peut y voir une invitation à vivre mieux le dépouillement qui fut celui de Jésus. Il donne aussi une plus grande
liberté intérieure.
Quant au mouvement des sociétés musulmanes que vous avez évoqué, il est également inéluctable. Étant donné que le
Coran a vu le jour plusieurs siècles après les évangiles, il n'y a pas lieu de s'étonner de constater que le
mouvement des musulmans vers la laïcité soit un peu plus lent. Il est également ralenti du fait qu'ils vivent,
massivement, dans des pays où ne règne pas la démocratie ni la liberté d'expression, qu'ils font partie pour la
plupart des pays en voie de développement et donc relativement pauvres, enfin que la majorité d'entre eux est
encore analphabète. Quand le Musulman mangera à sa faim, qu'il sera instruit et qu'il pourra s'exprimer comme il
l'entend, il pourra assumer les exigences de la laïcité.
A. C. : Les commentateurs européens se complaisent à souligner « un islam en crise » ou « un
islam totalitaire, fanatique, obscurantiste, etc. » En dehors de quelques vérités certes difficiles à
reconnaître et admettre pour les musulmans - car il y a bien de la peine à vivre avec une mauvaise image de
soi - ces critiques sont d'autant plus exaspérantes qu'il n'y a pas un islam, mais des islams
ou, mieux, des croyants porteurs chacun à leur manière de leur islam. En somme, pour reprendre le titre
d'un essai d'une sociologue maghrébine, « Monsieur Islam n'existe pas ». Pas plus que « Monsieur
catholicisme » dirions-nous, bien que celui-ci soit incarné par le Pape. Ce dernier jette à nouveau le trouble
avec un dernier ouvrage où il assimilerait l'avortement à l'Holocauste ! Déjà, quelques jours avant sa
maladie, il a sévèrement sermonné des évêques espagnols qui se seraient laissé déborder par les nouvelles lois
Zapatero - nous faisons référence à un assouplissement des règlements ou des moeurs ou usages sociaux en
Espagne concernant l'avortement, le divorce, la tolérance du concubinage voire du mariage homosexuel etc. La
société espagnole n'est plus ce quelle était, différente de la société du sud de l'Italie, elle se rapproche de la
société française. Que peut une autorité religieuse contre une tendance des individus à reconquérir leur
libre-arbitre particulièrement en ce qui concerne leurs choix intimes ?
J. F. : Pour ce qui concerne votre première remarque, peut-être vous braquez-vous sur les interventions
qui vont uniquement dans ce sens. Sans prétendre être exhaustif, je remarque cependant que de très nombreuses
publications vont dans un autre sens, celui d'essayer de comprendre, de respecter, d'estimer et enfin de manifester
son amitié pour les islams, de manière à vivre avec les musulmans un certain compagnonnage dans la période que nous
vivons aujourd'hui.
Le Pape est polonais. Cela se ressent dans un certain nombre de ses positions. Mais le Pape n'est pas le
catholicisme, encore moins la chrétienté dont la moitié, orthodoxes et protestants, ne reconnaît pas son autorité.
Même parmi les catholiques, nombreux sont ceux qui contestent certaines de ses positions. En les replaçant dans
l'histoire, cela permet de les relativiser. Les croyants font partie des sociétés civiles. En conséquence,
l'évolution de ces sociétés est aussi celle des croyants. De tout temps, il est reconnu, même au sein de l'Église
catholique, que l'individu est tenu de suivre le témoignage de sa conscience, quitte à éclairer cette conscience.
C'est ce que font, à juste titre, beaucoup de croyants.
Si les positions du Pape concernant les problèmes de morale peuvent susciter les réserves de ceux qui pensent que
les comportements humains suivent nécessairement une évolution, en revanche, ses déclarations et ses gestes sur
l'islam et les pays arabes ne souffrent aucune discussion. Ses visites à Ankara, Khartoum et Casablanca laissent
des textes novateurs. Le nonce apostolique est resté à Bagdad pendant toute la première guerre du Golfe. Jamais le
Pape n'a accepté d'aller à Jérusalem tant qu'elle serait occupée par les forces israéliennes.
A. C. : Même à l'intérieur de l'Église, ces mutations s'expriment de plus en plus. On pense bien sūr au
grand débat autour du célibat des prêtres. Il semblerait aussi que le Vatican assouplisse sa règle concernant
l'usage du préservatif dont l'interdiction apparaissait jusqu'ici presque criminelle, en tout cas malvenu, en ces
temps de pandémie du Sida. À l'inverse, grâce à des fetouas obtenues des autorités musulmanes tunisiennes
du temps de Bourguiba, préservatif et avortement (ce dernier dix ans avant la France) sont autorisés. Sur des
questions comme la procréation médicale assistée (fécondation in vitro, insémination artificielle), la loi
religieuse telle qu'elle guide les usages sociaux en Tunisie est beaucoup plus libérale que le dogme du Vatican. Il
ne s'agit pas, dans notre esprit, d'introduire compétition ou hiérarchie, mais de pousser à la nuance contre toutes
les contrevérités. Quel est votre avis sur cette approche ?
J. F. : Le célibat des prêtres est une question de discipline sans lien avec le dogme. Il a commencé à
être imposé à partir du 11e siècle seulement. Au Moyen-Orient, dans les Églises catholiques arabes, le jeune qui
souhaite devenir prêtre peut choisir entre rester célibataire ou se marier : il doit prendre sa décision avant
son engagement définitif. Le Pape actuel ne veut pas entendre parler de changement. On attendra son successeur. De
fait, dans de nombreux pays d'Amérique latine ou d'Afrique noire, les prêtres vivent déjà avec une compagne. Si
j'en crois les enquêtes publiées dans les journaux, quand le Pape demande de ne pas employer le préservatif, seuls
7% des catholiques lui obéissent. Bourguiba a renvoyé le Mufti qui n'approuvait pas son Code de statut personnel,
pensez-vous qu'il aurait changé sa politique démographique si les fetouas n'étaient pas allées dans ce
sens ?
A. C. : Il y a des mensonges et des contrevérités qui s'énoncent en Europe, en France par exemple, et le
fait que ces falsifications sont proférées par de grands esprits philosophiques, beaux parleurs dans leur
casuistique et censés détenir la quintessence de la rationalité, impose silence à l'auditoire ou au lectorat (quand
il s'agit d'interview), surtout quand en face le journaliste interviewer est ignorant ou plus ou moins complice.
Nous vous soumettons deux exemples. Ainsi dans le journal Le Point (dont le directeur Claude Imbert,
récemment à Tunis, écrit sa phobie de l'islam), Michel Onfray déclare que le judaïsme qui se construit
nationalement sur les terres des ancêtres est moins politiquement dangereux que le catholicisme ou l'islam,
expansionnistes (croisade, jihad). Ainsi également dans Réalités, Alain Finkielkraut (lui-même à Tunis en
même temps que son ami Imbert) déclare à Zyed Krichène (qui ne lui rabat pas son caquet) que les chrétiens de
Palestine sont persécutés par l'Autorité palestinienne. Qu'est-ce donc que le sionisme et n'est-ce pas l'intégrisme
juif qui inspire le rêve d'un grand Israël ? Quant à Finkielkraut, le pauvre que n'admirent plus que quelques
snobs désinformés du Sud, ne ferait-il pas mieux de se renseigner auprès de l'évêque de Palestine ? Vous-même
aviez, dans un excellent article, démonté la mythologie du grand Israël, n'est-ce pas ?
J. F. : Vos questions ici sont des affirmations déguisées par un point d'interrogation rhétorique.
Sincèrement, je ne vois pas très bien ce que vous attendez de moi : un commentaire ? un soutien à votre
point de vue ?
A. C. : C'est cela, mais poursuivons... L'Église catholique n'est pas à l'abri de dérives discriminatoires.
Pie XII au moment du nazisme, et récemment des évêques du Rwanda, ont fermé les yeux sur des génocides racistes ;
à l'inverse, les « évêques rouges » d'Amérique latine portent le combat des indiens sans terre... Et
Khomeiny, au nom de l'islam, a conduit à une Irano nox dont les réformateurs iraniens ont bien du mal à sortir. Ne
peut-on conclure de ces quelques exemples que les religions ne valent que par ce que les hommes en font, et que
seule la laïcité peut garantir « à chacun sa spiritualité » ?
J. F. : Seule la foi est un don de Dieu. La religion est une fabrication humaine. Les croyants trouvent
toujours des meneurs qui veulent organiser l'expression de la foi. Il est vrai, concrètement, que dans un lieu de
culte il vaut mieux que tous les fidèles manifestent un minimum de cohésion. Sinon, c'est la cacophonie complète.
Dans le concert des religions, les monothéismes méditerranéens ont eu la mauvaise idée de se prendre chacun pour
l'unique voie du salut. D'où, forcément, des affrontements. Si vous croyez avoir la vérité absolue, il n'y a pas de
place pour l'autre. Dieu ne peut s'exprimer totalement dans un livre, ce dernier eut-il la réputation d'être
révélé. Donc, chacune des communautés religieuses garde une parcelle de la Vérité qui est Dieu. Les religions sont
historiques et relatives. Jusqu'à présent, elles ont montré des dispositions belliqueuses. Ajoutez à cela la
manipulation de la religion par tous les pouvoirs à des fins politiques. L'exemple le plus significatif me semble
être celui de l'Irlande. Or, aucun texte dit révélé n'accorde au pouvoir une mainmise sur la religion. Au
contraire, tous les prophètes ont défendu l'honneur de Dieu. Les dirigeants se sont empressés de l'oublier. Un
certain courage est parfois nécessaire pour le leur rappeler.
A. C. : Une dernière question pour l'Histoire. Le Pape est, semble-t-il, au bout de sa route. Sa
disparition sera vécue comme un traumatisme par des millions de croyants qui le vénèrent et s'emplissent de sa
parole. Hors d'elle, point de vérité. Au 21e siècle, cette confusion d'une communauté de croyants avec son guide
spirituel ne dit-elle pas que le chemin est encore long vers la laïcité, même dans le monde chrétien ?
J. F. : Votre généralisation me paraît hâtive. Beaucoup de catholiques ne pensent plus qu'hors de la
parole du Pape, il n'y a point de vérité. Il est possible de citer, dans chaque pays et dans chaque langue, des
groupes ayant leur moyen d'expression, qui relativisent l'infaillibilité du Pape. Nombreux sont les militants du
libre examen. Le clivage est moins aujourd'hui entre les fidèles des différentes dénominations religieuses qu'entre
ceux qui ne veulent pas bouger, à quelque religion qu'ils appartiennent, et ceux qui pensent que la vie est dans le
mouvement et que Dieu est devant nous. Pour ce qui concerne les catholiques à propos desquels vous m'interrogez,
ils redécouvrent que Jésus est venu les libérer de tous les carcans. Ils militent pour une plus grande
collégialité, pour le respect des différences culturelles dans la liturgie, pour la recherche scientifique dans le
domaine de la croyance. Ils savent que l'Église, ce sont eux, les fidèles de la base, et que la hiérarchie n'est
rien sans eux.