La rédaction
Après avoir effectué une étude comparée, aux dépens de notre système économique, entre la Tunisie et la Corée du
Sud bien plus performante, Abdeljelil Bedoui a porté son scalpel dans la chair d'un modèle de croissance à bout de
souffle. Le panorama inaugural inventorie l'affaiblissement du financement des activités économiques, désignant
particulièrement un système bancaire en souffrance, malade des créances douteuses, tandis que ce système soumet le
parc des PME, autant dire l'essentiel de la matrice économique, à une réglementation drastique. Bien entendu, la
défunte rente pétrolière ainsi que la perte des ressources douanières consécutives à la soumission au
libre-échange, portent à l'aggravation de l'endettement. L'État rattrape ce manque à gagner par un alourdissement
de la fiscalité (impôts directs et TVA) et par un recours croissant à l'endettement public tant intérieur
qu'extérieur (62% du PIB en 2001 contre 58.6% en 1997). Pendant un temps, la privatisation des entreprises
publiques est apparue comme une vache à lait à laquelle sans doute biberonnaient également quelques importuns.
Hélas, nos prairies ne sont pas si grasses et notre patrimoine énergétique et industriel ne fait pas autant saliver
les acquéreurs étrangers que celui de l'Algérie notre voisine, bradant aujourd'hui au tout-venant, autant que la
Libye, ses hydrocarbures !
Aggravation de la pression fiscale
Aussi faudra-t-il s'attendre à un retour de bâton fiscal sur les portefeuilles autochtones !
Jusqu'où fera-t-on alors « suer le burnous » ?
Tout dépendra, souligne Abdeljelil Bedoui, de l'arbitrage entre les dépenses économiques et sociales et les
dépenses sécuritaires [NDLR. Notre inscription dans le partenariat 5+5 avec l'OTAN et dans la chasse aux
terroristes est, sur ce chapitre, de mauvais pronostic].
Dès lors, Abdeljelil Bedoui relève l'urgence de l'établissement d'un consentement (forcément éclairé) à l'emprunt
et à une fiscalité plus forte ou renouvelée, dans le cadre d'un État de droit [NDLR. Qui, par exemple comme
dans les pays scandinaves, fait adhérer les citoyens à d'importants prélèvements fiscaux moyennant contrôle
institutionnel et importants droits sociaux]. Pour exemple, « la contribution des salariés dans le total
des impôts directs encaissée par l'État est passée de 37% en 1962-1966 à 35.2% en 1987 et 45.6% en moyenne en
2000-2002 ».
Sur cet état des conditions financières dont nous ne donnons ici qu'un commentaire libre et succinct, Abdeljelil
Bedoui pose ensuite l'architecture malingre et bancale du tissu productif.
Un tissu productif rachitique
Car ce qui frappe, c'est la continuité d'un tissu productif fondé sur des PME surendettées, dégageant une faible
valeur ajoutée et surtout mettant en oeuvre très peu de technologie innovante. À ces hameaux sous productifs
viennent s'accoler, en marge, des activités off shore ou des IDE survenus à la faveur des privatisations. D'où
l'impression dominante d'un tissu économique peu compétitif et non intégré. Abdeljelil Bedoui note en particulier
que la période 1992-1995 a enregistré une baisse de la part de l'investissement privé, qui est passée à 46.5%
(perte de 2.4 points par rapport à « la période de stabilisation » de la fin des années 80) parallèlement
à la hausse de celle du secteur public. Il souligne en conclusion que « la part de l'investissement total
privé dans la formation brute de capital fixe, malgré son amélioration, fortement assisté durant la période
1996-2001, est restée en deçà de l'objectif de 56% fixé par le IXe plan, et loin derrière les parts enregistrées
par des pays concurrents, proches et lointains (en 1997, 50.4% pour la Tunisie contre 78.5% pour la Turquie, 86.6%
pour la Pologne et 70.4% pour le Maroc).
Il y a bien eu, ces dix dernières années, un souci d'encourager la recherche et le développement technologique dans
le but d'une meilleure insertion dans le marché international, mais les crédits alloués sont restés faibles.
Quelques statistiques concernant les brevets d'invention et le nombre de publications soulignent la faible
créativité et capacité d'innovation technologique de la Tunisie [NDLR. Ce qui est en cause, ce n'est pas tant
la volonté sans doute sincère manifestée au sommet de l'État, mais les vieux ressorts et la paralysie d'un système
qui souvent place aux manettes de commande des centres de recherche, non pas des professionnels compétents, mais
des clercs dans l'allégeance du parti unique, comme si le clientélisme pouvait être de mise dans les laboratoires
et lieux de science, d'où s'expatrie toute une jeunesse créative réussissant mieux à l'étranger !].
Ainsi, on retiendra ces chiffres : « la part des dépenses allouées à la recherche-développement et
l'innovation technologique est passée de 0.23% en 1991 à 0.45% en 2000, soit un niveau en deçà de l'objectif fixé à
1% ».
En conséquence, s'aggrave la faiblesse du taux d'insertion internationale de notre économie, dont toute croissance
est tributaire.
La vulnérabilité de cette croissance s'amplifie du fait d'une polarisation des échanges avec l'Union européenne,
partenaire principal mais avec lequel s'aggravent aussi principalement les déficits.
Aussi, Abdeljelil Bedoui semble incriminer ce partenariat avec l'UE dont on sait combien il arrange davantage les
PECO (Nouvelle Europe) que le Maghreb.
Ce déficit commercial va s'approfondir avec la disparition des zones off shore, même si celles-ci ne présentaient
pas de grande valeur ajoutée de grande capacité technologique ou même si elles n'emploient qu'une main d'oeuvre
sous-qualifiée et peu coûteuse, mais elles permettaient à la Tunisie de varier la nature et la destination de ses
échanges.
On peut donc redouter pour 2008 (complétude de la ZLE) de vives tentions sur la balance commerciale tunisienne,
surtout avec les IDE qui privilégient des destinations asiatiques, américaines ou mêmes d'autres pays arabes plus
attractifs !
Et comment améliorer cette balance commerciale si le contenu de nos exportations ne propose pas de plus-value
technologique ? Pour l'heure, la part de nos exportations à faible contenu technologique est de plus de 50%,
celle de nos exportations à contenu technologique moyen est à peine supérieure au sixième du volume global !
En 20 ans, l'amélioration substantielle du contenu technologique de nos exportations a été de 3%, [NDLR. Est-ce
donc cela le modèle de développement économique que promeut effectivement le régime tunisien qui semble, pour ainsi
dire, plus favoriser l'exportation de casseroles que de logiciel, l'intelligence, fût-elle artificielle, étant bien
suspecte chez nous, nonobstant le SMSI !].
Un secteur privé sous perfusion
Le secteur privé secoue-t-il ces archaïsmes ? En aucun cas, regrette Abdeljelil Bedoui, qui en insistant
déplore le repli et la fragilité de ce secteur, face à un État omniprésent et clientéliste qui chouchoute
avantageusement quelques lobbies souvent parvenus dans le champ économique, tandis que vivotent un entreprenariat
assisté et donc disposé ni à ruer dans les brancards ni à résister, pas plus qu'à prendre des risques. On l'aura
déjà dit, le taux d'investissement privé et la participation de ce dernier à la formation brute de capital fixe
montrent une régression par rapport aux objectifs des plans et par rapport au taux moyen enregistré par l'ensemble
des pays en développement.
Il serait pour la Tunisie de 13.2% entre 1996-2001 contre des chiffres meilleurs (plus de 16%) pour des pays
voisins, et bien supérieurs (25%) pour certains pays d'Asie.
Seul le programme de mise à niveau injectant du financement a permis à ce taux d'investissement privé en Tunisie
d'augmenter, sans quoi il aurait été en régression. C'est dire à quel point le patronat tunisien est frileux et
inconsistant, et ne tient qu'à la perfusion étatique, aux subventions européennes et au marché immobilier de
crédits et de gains faciles, [NDLR. Du moins pour quelques heureux élus].
Sinon, l'entreprenariat privé tunisien est bon dernier, derrière la Turquie, la Thaïlande, la Pologne, le Maroc ou
l'Egypte !
Ce constat est emprunté à la Banque mondiale qui accuse presque explicitement le climat opaque des affaires, les
privilèges des lobbies, le coût des services, les prestations administratives et un certain nombre d'usages révolus
en ces temps de bonne gouvernance, particulièrement la corruption.
La perversion de ce libéralisme « à la tunisienne », du moins tel que l'entend le régime actuel qui croit
pouvoir se confondre avec la patrie, se marque dans des pratiques sociales par lesquelles le pouvoir reconduit un
présumé dialogue et une pseudo redistribution, à la source de son apparente légitimité.
L'état de fragilisation du capital produit en contrecoup une précarisation du travail.
Le travail mis à mal
Dans ce tournant mal abordé de la transition libérale, les travailleurs ont été gravement affectés par la
détérioration du rapport social, par la flexibilité de l'emploi, par l'abandon progressif d'un certain nombre de
droits sociaux, ainsi que par la mise au pas de leurs structures syndicales.
Abdeljelil Bedoui fait alors le diagnostic de l'effondrement du dialogue social. Un constat simple, d'abord :
plus le nombre des travailleurs augmente, plus la part des revenus salariaux dans le PIB diminue ! Car le
salaire est de plus en plus soumis à une logique compressive, la priorité étant accordée à l'objectif de
compétitivité. La désuétude du système productif (parc machines, main d'oeuvre non qualifiée, nature de la
production) est telle que la seule façon de parvenir à quelques gains de productivité, c'est de comprimer les
salaires !
D'autant plus qu'il n'y a presque pas de résistance sociale, très peu de contre-pouvoir syndical, [NDLR.
Embourgeoisé et clientéliste pour une partie des cadres : il n'y a qu'à voir leurs bureaux de ministres avec
salons de cuir et plantes vertes !].
Dès lors, le salaire devient une variable d'ajustement et ne peut être institutionnalisé, bien au contraire porté à
flexibilité. Ainsi, d'une série de calculs concernant le recul de la part des salaires dans le PIB, on retiendra
cette conclusion : « la part salariale corrigée dans l'ensemble de l'économie et sur toute la période
(1983-2001) est passée de 57% à 50% ». D'autre part, les salariés sont de plus en plus privés de secours
sociaux, la redistribution étant orientée vers les « vrais » pauvres (moins de 5% de la population,
statistiques de la pauvreté que l'économiste Mahmoud Ben Romdhane rectifie d'ailleurs fortement à la hausse
[NDLR. La réduction de la pauvreté, « exploit » du régime, n'est que le cache misère de la
paupérisation des classes laborieuses]).
Enfin, le travailleur se trouve de plus en plus brimé par la politique d'un emploi en crise et soumis à forte
flexibilité.
C'est la porte ouverte aux CDD, à l'intérim, à la sous-traitance du chômage dans les entreprises étrangères de
téléperformances, télémarketing, etc, ainsi qu'à l'allongement des intervalles entre négociations salariales... et
bien sur, l'appel au sens de l'intérêt national ! L'économiste Abdeljelil Bedoui s'attarde longuement sur
l'aggravation des inégalités, particulièrement sur la baisse du salaire net et sur l'écart entre la croissance de
la productivité et celle du salaire réel, concluant combien les gains de productivité ont pu être prélevés sur le
travail mal rémunéré ! De 1983-2001, le salaire réel moyen a augmenté de 1.05% dans l'ensemble de l'économie,
soit moins de la moitié de l'augmentation de la productivité. Abdeljelil Bedoui souligne qu'après les réformes du
code de travail, la croissance de la productivité a atteint 3.7% au cours de la période 1995-2001 contre 2.3% sur
toute la période. L'écart entre la croissance de la productivité et celle des salaires réels indique d'une part une
grande exploitation du travail et d'autre part que les gains de productivité profitent surtout aux titulaires des
revenus non salariaux (en particulier l'État).
Pour parler simplement, la situation est d'autant plus préoccupante que le pouvoir d'achat des salariés s'est
amenuisé : désormais, dans le panier des ménages, de nouveaux besoins interviennent, sous l'exigence d'une
meilleure qualité de vie où la santé, les loisirs, l'équipement électronique, le matériel éducatif et quelques
gadgets de la société de consommation devenus d'une nécessité vitale, infléchissent à la hausse la demande des
ménages.
En somme, sauf à se ranger à l'avis de Jacques Chirac qui considère que se loger, manger et boire devait suffire au
bonheur des Tunisiens, l'indice des prix est à reconsidérer dans le sens de la prise en compte de ces nouveaux
besoins.
La marchandisation des services de soins, d'éducation, de loisirs, élargit le trou de la trésorerie familiale.
Petits chiffres parmi d'autres : en juillet 2004, une augmentation du SMIG de 3% contre une augmentation
concomitante des prix de 4.7%. et tout est à l'avenant.
Abdeljelil Bedoui enfonce le clou en s'appesantissant sur la perversion de la politique redistributive depuis 1986,
date de la mise en place du programme d'ajustement structurel [NDLR. Et aussi date de l'installation d'un
régime plus musclé, plus sécuritaire après le dénommé « coup d'État médical »]. Dès lors se creusent
les inégalités et s'amoindrit progressivement la classe moyenne avec l'accomplissement de la « transition
libérale ».
Une évolution croissante de la fiscalité pesant lourdement sur les travailleurs est ici particulièrement en cause
[NDLR. Les différents mouvements d'opposition tunisien n'agitent pourtant jamais la question fiscale et
l'injustice du différentiel de l'imposition entre salariés et entreprises privées !].
Parmi les chiffres, relevons que la part du prélèvement fiscal (cotisations sociales incluses) sur les salaires est
passée de 16% en 1983 à 28.2% en 2001.
Sur 100 dinars, 72 dinars restent au salarié en 2001 (contre 82 en 1983), du fait des prélèvements obligatoires. Ce
prélèvement fiscal profite avant tout à l'accumulation du capital, accessoirement aux miettes redistributives
(poches de pauvreté, bourses, caisses du divorce...).
À l'inverse, le coût du panier de dépenses pèse seulement sur les ménages salariés.
Faut-il ajouter qu'à toutes ces inégalités résultant d'une perversion de la politique de redistribution, s'ajoutent
logiquement toutes les formes d'entraves aux droits des travailleurs : recul de la protection sociale,
affaiblissement des mécanismes de résistance, entorses au droit du travail [NDLR. L'alignement du syndicat
complaisamment sur le discours officiel, en dépit de « niches » de résistance, boucle la corde autour du
cou des travailleurs !] ! Les grèves, occupations d'usines ou leur fermeture, signent cette
amplification de la fracture sociale.
En 2003, quelques 15000 travailleurs ont été mis en chômage technique et près de 10000 ont été licenciés.
Ces coupes claires n'ont pas « assaini » la situation de l'emploi : malgré la flexibilité du
travail, le taux de chômage dépasse les 15% et il faudrait que la croissance, actuellement de 5%, augmente au moins
de 2 à 3 points pour que le taux de chômage en régresse d'à peu près autant.
Hélas, le climat très douteux des affaires et l'autorité sans partage, l'absence d'un vrai dialogue national et les
remous souterrains insécurisant le pays ne sont pas de nature à améliorer cette situation. Le choix du modèle de
développement relève d'abord d'un dialogue national et d'une participation citoyenne. C'est donc avant tout une
question démocratique.