La rédaction
Dans un exposé clair et pédagogique, dans le ton soft de la Banque mondial (BM), c'est à grands traits renvoyant du reste à des
documents plus complets, que Théodore Ahlers, responsable du département Maghreb de la Banque, fit un diagnostic
sans la moindre complaisance de la politique de développement en Tunisie. À partir de l'identification des atouts
et des défis, il proposa quelques axes de redressements possibles.
Atouts et défis tunisiens
Parmi les atouts, il releva une croissance soutenue dans un environnement difficile, référence faite
particulièrement à l'ouverture de l'Union européenne sur son flanc oriental.
La Tunisie a aussi ces derniers mois accusé le contrecoup de l'inflation des prix du pétrole. Pourtant sa
croissance est demeurée élevée, plus élevée d'ailleurs que la croissance des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du
Nord et que de la moyenne des pays à revenu intermédiaire. Toutefois, la Tunisie reste en deçà de la croissance de
la Malaisie, la Corée du Sud, Thaïlande, l'Ile Maurice, et le Chili (la BM oubliant l'Iran).
Le deuxième point fort relevé par Théodore Ahlers est la réduction de la pauvreté de 8% de la population en 1995 à
4% aujourd'hui. Notons cependant qu'il s'agit là de la pauvreté absolue, du complet dénuement, alors que le
pourcentage de la pauvreté relative évaluée en termes de précarité, de non-satisfaction d'un certain nombre de
besoins nouveaux qui sont le socle de la qualité de la vie, est bien plus élevé, faisant émerger une couche de
travailleurs pauvres et dont s'amenuisent toutes les protections sociales. Cet aspect n'est pas pris en compte par
la BM, alors que cette dimension est fondamentale pour un pays émergent.
L'autre point fort concerne la préservation globale des équilibres macro-économiques, ce qui a permis au pays de
postuler pour certaines aides internationales.
Dés lors, Théodore Ahlers amorce la liste des faiblesses. Le premier point noir est incontestablement le chômage,
particulièrement dans le secteur privé où l'emploi est en perte de vitesse selon la BM. Les intervenants majoreront
le taux de 14% à 16% en minimum de chômeurs. Le rapport considère que pour réduire de 3 points ce taux, il faudrait
que la croissance soit au moins de l'ordre de 6,5%.
Cette dynamique de croissance repose certes sur des investissements privés supérieurs mais aussi sur davantage de
qualification psychologique des ressources humaines, celles-là mêmes que requièrent les secteurs à haute valeur
ajoutée. C'est tout le développement de l'économie du savoir qui est ici en question.
Théodore Ahlers relève alors la faiblesse de l'investissement privé dans le secteur des services et industries des
réseaux. Le rapport souligne le découragement de l'investissement privé dans ce dernier secteur et l'on peut ainsi
confirmer par l'existence d'un quasi-monopole de l'État confondu avec quelques entreprises privilégiées, dans les
technologies de l'Internet et services associés.
En dehors des incertitudes liées au contexte du libéralisme européen (problèmes des délocalisations et chômage en
Europe), cette tutelle exercée sur l'économie du savoir, soumise à une vraie fermeture, à une très grande frilosité
des pouvoirs publics, est une des causes majeures du recul de l'investissement privé.
La Banque Mondiale ne le dit peut-être pas aussi directement, mais elle est très claire quand il s'agit de mettre à
l'index le climat des affaires dans la chute de l'investissement privé.
Théodore Ahlers souligne en particulier les interrogations qui portent sur « la prévisibilité et la transparence du
cadre réglementaire concernant notamment la concurrence ». Ainsi, précise-t-il en matière de marché « est-ce que
c'est la même règle du jeu pour tout le monde ? ».
À l'évidence, le libéralisme prôné par la Banque Mondiale ne peut s'accommoder d'une réponse négative décourageant
particulièrement les investissements directs étrangers autant que nationaux, faisant barrage à une politique de
privatisation. Toutefois, dans le débat et quelles que soient les divergences sur l'ouverture libérale, tous
s'accordent à dénoncer un climat des affaires plus que douteux et l'opacité de la gestion financière.
Quelques lignes de conduite possibles
De ce diagnostic, la Banque Mondiale dégage des pistes de redressement.
D'abord, pour améliorer l'investissement privé, la Banque préconise évidemment la transparence, la prévisibilité et
l'harmonie du cadre réglementaire, particulièrement le décalage off shore/on shore, en somme la levée des
incertitudes réglementaires. Dans la logique, le rapport recommande d'améliorer le cadre technique de la
concurrence, l'infrastructure offerte, l'autonomie des services administratifs.
L'autre axe concerne le renforcement de la solidité du secteur bancaire et son assainissement. Malgré certains
progrès, le système bancaire reste encombré par des créances improductives sous-provisionnées, limitant sa capacité
de financer l'investissement productif. Cela suppose l'assainissement des bilans et une meilleure sélectivité dans
la distribution des crédits. Le rapport stipule :
« - Encourager un meilleur provisionnement des prêts non productifs afin d'accélérer l'assainissement des
bilans des banques commerciales.
- Accélérer la réalisation des garanties sur les créances compromises, une condition pour la
restructuration nécessaire des entreprises en difficultés.
- Renforcer l'application des règles de transparence des états financiers des entreprises qui obtiennent
d'importants montants de financement bancaire ».
Enfin en matière de consolidation des finances publiques, il s'agira d'une réforme du système fiscal dans le sens
de son élargissement. Il faudra aussi garantir une plus grande efficacité des finances publiques en orientant les
allocations budgétaires selon les performances des secteurs et non pas par simple reconduction. Ce qui devrait
valoir pour la prochaine loi des Finances, dont les pouvoirs publics assurent qu'elle est ordonnée selon les 21
priorités du programme présidentiel (parmi lesquelles « la réduction du chômage, l'amélioration de l'investissement
privé et l'économie du savoir »).
Enfin, dans le même ordre d'idées, et suivant l'impératif de la performance, le rapport recommande plus de maîtrise
des dépenses régies en assurant une forme de flexibilité du budget ce qui permettra de mieux affronter la dette
extérieure et ce qui mettra la Tunisie en meilleure position pour obtenir une rallonge d'aide internationale.
Rigueur, efficacité et rentabilité sont les maîtres mots de ce rapport de l'Institution de Bretton-Woods. On le
reconnaît dans la recommandation de la réduction du pourcentage de la masse salariale trop fort par rapport au PIB,
plus élevé qu'au Moyen-Orient, en Europe ou dans les PECO. Ce qui pourtant fut à porter au crédit de la Tunisie, de
sa politique sociale et de son mouvement syndical.
Mais il est évident que la Banque Mondiale ne l'entend pas ainsi, relevant que les salaires trop élevés dans le
secteur public compromettent par contagion le coût du travail dans le secteur privé (qui est alors tiré vers le
haut).
Dans le même esprit, la BM, qui se félicite de la flexibilité du travail régissant l'embauche (généralisation des
CDD), préconise plus de facilité au licenciement, quitte à trouver des formes de compensation. S'achemine-t-on vers
une caisse d'allocation chômage ou des contrats précaires de réinsertion ?
En tout cas, le ton est donné : « des dépenses salariales de 12% du PIB constituent un problème » autant qu'elles
lestent la croissance.
Toute la politique sociale (assurance, retraite) est aussi appelée à être réajustée afin d'assurer « l'efficacité
et la pérennité du système de sécurité sociale », la B.M. prenant date pour les décennies à venir.
Un second rapport de la BM focalise sur le tissu névralgique, celui du monde du travail, relevant un taux de
chômage d'autant plus inquiétant que les emplois sont pléthoriques dans le secteur public ou dans les secteurs à
faible valeur ajoutée.
Parmi les facteurs de blocage de cette création d'emplois, la Banque Mondiale, fidèle à elle-même, déplore le coût
de cette main d'oeuvre, plus élevé qu'ailleurs et qui irait en s'aggravant avec des charges sociales sur le capital
de l'ordre de 16% pour la protection des travailleurs et de 12% d'autres taxes annexes, soit un solde de 28% pour
le capital, ce qui est loin d'inciter à l'embauche.
Parmi les autres facteurs de l'aggravation du chômage, on cite le décalage entre la permanence de l'inadéquation de
la formation aux besoins du marché du travail, celui-ci se resserrant du fait de l'effondrement du tissu des PME.
Mais, comme une idée fixe, signe que la Banque Mondiale ne perd pas sa boussole originelle, Théodore Ahlers revient
sur un cadre réglementant trop strictement encore le travail, d'où il faut comprendre : bravo à la
multiplication des CDD, du temps partiel, voire de l'intérim, applaudissements pour la précarisation des contrats,
avec ce regret que les dégraissages, les licenciements ne puissent se faire plus librement, au bonheur du
patronat.
Dès lors, « la fermeture » des entreprises plutôt que leur « restructuration » est portée à la charge des
travailleurs coupables, forcément coupables d'être trop choyés par une législation du travail devenue caduque au
regard de la Banque Mondiale. Dans un souci d'efficacité, la BM propose quelques mesures tant une politique de
développement n'a aucune chance d'aboutir avec 80 000 demandeurs d'emploi supplémentaires par an. Les
programmes mis en oeuvre par l'État pour résoudre cette situation sont considérés comme inopérant et délestant le
budget de 1%, soit le double de l'OCDE pour une population cible moindre et mal définie. À une refonte de la
formation professionnelle et à l'affinement de l'enseignement en direction des secteurs à plus forte valeur
ajoutée, il faudrait aussi ajouter la réorientation du système de protection sociale vers l'extérieur du monde du
travail, là où les maux ne sont pas pris en charge, et développer davantage l'épargne.
Abdejjabar Bsaies : « Ne pas fragiliser le compromis social »
Ancien doyen de la faculté d'économie, Abdejjabar Bsaies devait marquer toute sa considération pour « un bilan
sans concessions parfaitement objectif et qui traduit bien l'état de notre pays aujourd'hui ».
Mettant l'accent sur « les points cruciaux » marquant la stagnation, il devait - entre autres explications
attendues - déplorer fortement un « climat des affaires très peu satisfaisant ». C'est un euphémisme et un
langage bienséant pour confirmer ce que chacun sait désormais, même profane en la matière, et qu'avaient développé
à l'université d'été de l'Initiative démocratique Mohamed Hédi Lahouel et bien d'autres confrères comme
Mahmoud Ben Romdhane, Azzam Mahjoub... [NDLR. Voir la synthèse des travaux de cette université d'été dans le numéro 10
d'Alternatives citoyennes].
Au-delà d'un accord sur tout un volet de l'analyse de la BM, le professeur Bsaies devait marquer toutefois quelques
réserves avec la veine sociale qui est la sienne. Il note d'abord que le problème de l'emploi s'est aggravé en
dépit des efforts faits lors des décennies précédentes, à telle enseigne qu'on peut parler « d'une croissance sans
emploi ». Parvenu à ce noeud de la politique de développement, il releva les paradoxes de l'économie tunisienne.
Comment en effet maintenir des formes de protection sociale tout en assurant la flexibilité du travail, sachant que
notre pays, importateur de tous les intrants, ne peut se montrer compétitif et attractif qu'en agissant sur le coût
de la main d'oeuvre ? Mais comment en conséquence réduire la masse salariale quand l'État, en charge de l'intérêt
général, recrute à en déborder et en assurant des salaires et des charges sociales que le capital privé refuse de
suivre ?
Le deuxième noeud désigné par Abdejjabar Bsaies est celui de l'éducation qui ne parvient pas, en dépit de réformes,
à assurer des profils de qualification requis par une économie hautement technologique. Une évolution d'un système
d'éducation « colonial » vers les filières d'excellence agirait comme un filtrage sélectionnant les meilleurs dans
un État qui n'assurerait plus les mêmes chances à tous.
Dès lors, la réduction de la possibilité de mobilité sociale par l'éducation fonctionnant comme ascenseur pour les
déclassés de départ, mettrait en péril l'équilibre d'une nation. De proche en proche, Abdejjabar Bsaies fit valoir
les trappes tendues par le rapport de la BM aux acquis sociaux qui fondent le compromis social historique de l'État
national.
Mahmoud Ben Romdhane : « des questionnements de fond sur lesquels le pouvoir devra rendre des comptes »
Au professeur d'économie Mahmoud Ben Romdhane revint la redoutable tâche de commenter le rapport sur les
politiques de développement. Redoutable ? Non, pas pour Mahmoud Ben Romdhane en tout cas, intellectuel engagé
depuis 30 ans dans tous les combats, autant ceux du monde du travail ou des luttes internationales que de la
conquête démocratique dans son pays. Aussi fut-il clair dans le commentaire, faisant affleurer à l'entendement les
allusions voilées du rapport ou du discours universitaire ordinaire, avec la précision de l'économiste de fond et
le courage du démocrate défiant l'Autorité sur l'essentiel qui engage l'avenir de la nation.
Mahmoud Ben Romdhane devait d'abord souligner en quoi la dimension de « bonne gouvernance », prise en compte depuis
plusieurs années dans les expertises de la Banque mondiale, allait à la rencontre des aspirations de la société
civile, particulièrement dans les pays où l'autorité bride toute revendication participative, toute exigence de
transparence, et surtout dans les lieux où le pouvoir absolutiste se refuse à rendre des comptes, à être redevable
envers sa population.
Le constat est le même. En dépit de quelques acquis, la machine économique coince. Tous les ressorts incitatifs
ayant été sur-sollicités, la mécanique achoppe à l'écueil fondamental : la confiance s 'est effondrée
Tout en reconnaissant « l'excellence » de la démonstration de la BM, Mahmoud Ben Romdhane se proposa d'abord de
porter le bistouri là où notre économie a le plus mal, le climat des affaires et de l'investissement, abcès de
fixation de toutes les irrégularités et malignités d'un système d'État, cancer de notre développement.
La question des créances douteuses est aujourd'hui secret de polichinelle, même pour l'homme de la rue, en tout cas
au moins pour les internautes qui ont eu le privilège de retrouver sur le web une note concernant quelques
entreprises bénéficiant d'une extraordinaire générosité du système bancaire. Sinon, « la BM est notre seule source
d'information », et c'est elle qui exprime sa préoccupation de chiffrer le pourcentage des prêts non performants à
19% en 2001, et à 22% en 2002. Selon Mahmoud Ben Romdhane, ce taux atteint présentement 24%, chiffre donné en
présence du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) en juin 2004. Le provisionnement de ces créances est
en baisse (44% en 2002). Cela met à mal la solidité du système bancaire affecté de la très mauvaise note D sur une
échelle spécialisée de notation allant de A à E.
Une liste de grands groupes bienheureux s'endettent sans relâche malgré l'alerte de la BM. Certaines banques sont
engagées auprès d'un même groupe à hauteur de plus du tiers de leurs crédits. Selon la BM, 38% de ces créances
douteuses sont orientées vers le tourisme et l'immobilier, qui voit fleurir de Yasmine Hammamet à Hay
Ennasr hôtels de luxe et résidences en grande partie inoccupés ou invendus. Cette flambée d'un parc de
résidences de standing dont les offres de vente s'étalent à longueur de colonne de la presse tunisienne sans que
leurs nouveaux promoteurs ne trouvent preneur, semble devoir orienter vers l'hypothèse selon laquelle « nous
pourrions être à la veille d'une bulle immobilière », développe Mahmoud Ben Romdhane. Dans le monde, les exemples
sont nombreux de crises bancaires à la suite d'une bulle immobilière.
Dès lors s'inquiète le professeur d'économie,
la question est posée à propos des volumes de prêts accordés à cette promotion immobilière et surtout du
recouvrement de ces créances hypothéquées sur des réalisations immobilières dont les prix ont chuté parfois de 25%
(à Hay Ennasr) ! L'information selon laquelle il y aurait 14% du parc immobilier inhabité confirme en plus
que « nous serions en état de surproduction immobilière ». Au niveau des valeurs mobilières, l'économiste note
aussi les grosses fluctuations boursières marquées par des retraits massifs d'actionnaires dont la confiance est
ébranlée. Tout renvoie en fait à une question de bonne gouvernance, d'information claire et accessible et de
contrôle par des contrepouvoirs, autant d'exigences de la société civile en différentes situations.
Un autre exemple est fourni par l'explosion du commerce parallèle qui inhibe tout projet d'investissement privé
dans ce secteur.
Mais l'ancien économiste du mouvement syndical était aussi attendu sur le terrain social. En
dépit d'une forme d'évolution libérale dont il retient heureusement, pour l'essentiel, la dimension de l'exercice
libre de la citoyenneté, Mahmoud Ben Romdhane ne déçut pas pourtant l'assistance : il entreprit en effet une
courtoise mais ferme polémique avec la BM sur la question de l'emploi et des licenciements. Car, objecte-t-il, « ce
sont les pays qui protègent leur main d'oeuvre à la sortie qui maintiennent un faible taux de chômage et assurent
la plus grande promotion de la qualification professionnelle ».
Mettant en garde contre l'ouverture d'une boîte de Pandore, offrant aux démons la perspective de licencier à gogo
comme déjà on précarise l'embauche, Mahmoud Ben Romdhane réorienta la problématique vers la centralité de la
question de l'investissement : une croissance toute relative de cet investissement aurait fait baisser le taux de
chômage de 3,5 points ! L'économiste poursuivit la controverse au niveau de la protection sociale, notamment en
matière de retraite, relevant combien les pouvoirs publics font pression et interviennent dans un domaine réservé
des acteurs sociaux. Il se déclara très réservé sur le financement de la retraite par les fonds de pension.
En somme, c'est un oui mesuré au libéralisme que cet économiste, partenaire important du mouvement baptisé
Initiative démocratique, assortit de réserves fondamentales pour éviter d'aggraver les risques sociaux
dans la quinquennie à venir. Il ne s'agit pas que le mouvement démocratique aspirant à un vrai changement hérite au
bout de cette mandature d'un pays en décomposition !
- Banque Mondiale. « République de Tunisie - Revue des politiques de développement. Tirer parti
de l'intégration commerciale pour stimuler la croissance et l'emploi » (Rapport 29847-TN). Octobre 2004. 137
pages. Disponible en ligne sur le site documentaire de la Banque Mondiale :
www-wds.worldbank.org