Alternatives citoyennes Numéro 13 - 22 décembre 2004
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Une réponse très personnelle à Meryem Marzouki
« Une alternative manifeste »

 

N ous publions ce courrier de Wassyla Tamzali, en tant que signataire du Manifeste des libertés, suscité par l'article de Meryem Marzouki dans notre précédent numéro. Ce courrier est suivi d'une réponse de l'auteur de l'article.

La rédaction

 

Je remercie mon amie Latifa Lakhdar des mots justes et pertinents sur le Manifeste des libertés et ses initiateurs. « Passeurs de la modernité ». Le mot passage est bien choisi, il indique l'idée d'effort, de dépassement, et en même temps de lien entre deux lieux, deux espaces.

Je fais partie du groupe de personnes qui avec le temps s'est formé autour de Brigitte et Tewfik Allal qui sont la cheville ouvrière du Manifeste, et toutes et tous nous ne nions pas nos relations avec la société française. La plupart d'entre nous vivent en France, y sont mariés, ont des enfants, des amis, des projets. Quand les parents ne sont pas Français, ce sont les enfants qui le sont. Ce qui se passe en France nous intéresse. Comme tous ceux qui sont dans notre histoire, quelle que soit leur capacité à être identifiés comme intellectuels, ou comme beurs. Jamais la communauté musulmane ou d'émigrés d'origine arabo-musulmane, ou de Français d'origine maghrébine, comme vous voulez, n'a été aussi française. Je veux dire intégrée dans le débat français, dans la vie française. Meryem Marzouki a raison de remarquer que nous sommes impliqués dans les débats français plus que dans ceux qui se passent ou se passeraient dans nos pays d'origine. Mais j'ai le privilège d'habiter ici et là-bas, et je peux dire avec beaucoup, que les débats d'idées y sont moins nombreux qu'en France - n'est-ce pas pour cela aussi que beaucoup d'entre nous se sont expatriés. Que nous n'ayons, pour le moment, qu'un impact limité au Maghreb, et que seul un journal marocain nous ait publié en sucrant la référence à l'homosexualité, à qui la faute ? Que le rapport au pouvoir soit aujourd'hui dans ces trois pays une priorité plus grande que le questionnement sur les libertés de l'individu, en quoi cela amoindrit notre travail et en quoi amoindrissons-nous le leur ? Ne représentons-nous pas une alternative manifeste en rompant avec les discours politiques dominants ? Le marasme politique dans lequel baignent les démocrates de nos pays devrait nous inciter à chercher des voies inusitées. Et c'est ce que nous essayons de faire.

Oui, on peut dire qu'à Alger, Rabat et Tunis l'intérêt pour notre Manifeste est mince. Mais « des intellectuels », peu c'est vrai mais ils sont présents, bien présents, dans ces villes participent avec nous au travail intense que nous menons à l'intérieur du Manifeste. Un travail qui déconcerte certains, un travail égoïste. Nous revendiquons le droit de nous poser en sujet de notre travail. Nous n'avons pas l'ambition de représentativité. Ne nous posons-nous pas assez la question de savoir en quoi nos inquiétudes, nos réflexions, nos questions peuvent venir en aide, immédiatement, au petit franco-algérien des banlieues perdu dans sa rage, des siens et des autres ? Non, nous nous la posons souvent. Je dirais même que c'est la question récurrente. Ne nous interrogeons-nous pas assez de la manière de communiquer plus largement, d'aller sur le terrain comme on dit ? C'est vrai. Mais nous avons beaucoup de travail à faire. Et nous nous donnons les moyens de le faire.

C'est vrai aussi que de plus en plus nous intéressons des Européens, femmes et hommes progressistes et de gauche qui sont perdus, tiraillés entre le désir de rester fidèles aux grandes idées de l'ère de la décolonisation et leurs exigences universalistes. Mais pour de bonnes raisons. Je remercie l'auteur de l'article pour sa modération, certains n'hésitent pas à nous traiter de harkis et de supplétifs montrant là combien il est difficile de dépasser le ressentiment né dans les temps difficiles. Ici nous sommes désignés comme des musulmans fréquentables. Nous persistons et nous signons. Je le prends d'ailleurs comme un compliment. Être fréquentable ce n'est pas mal du tout. Nous n'avons pas de crainte d'être manipulés. Nous avons grandi, nous avons confiance en nous. Et puis nous avons une exigence, celle de dénoncer ce qui ne va pas dans notre maison. Cela ne rendra pas le raciste plus raciste. Fini le temps de la bouche cousue de peur de donner des armes à l'ennemi. Je ne sais pas quel âge a la signataire de cet article mais je retrouve là la tactique de la diabolisation qui a paralysé la pensée dans nos pays et qui a jeté aussi sūrement que les violences policières et les violences intégristes beaucoup d'entre nous à la mer.

Enfin, une dernière remarque sur la question du malaise au sein du groupe découvert à la lecture des textes de Fethi Ben Slama et Sophie Bessis. C'est à eux à répondre, s'ils le veulent. Pour moi, depuis le début je parle en mon nom personnel, même si je ne résiste pas au « nous » collectif, je dirais que encore une fois Meryem Marzouki a raison. Nous avons un malaise, oui. Nous sommes divisés, car nous avons décidé d'aller jusqu'au bout de nos questions. Nous ne sommes jamais unanimistes et tant mieux. Nous sommes divisés, mais sans cesse ensemble. Pas moins de deux fois par semaine, par petits groupes, une fois par mois au complet, nous nous retrouvons, et nous parlons de notre malaise. Que cela intéresse, fasse plaisir, contrarie les Français ou non qu'importe. Nous avons une urgence, parler de nous et sur nous.

Nous sommes un groupe qui fonctionne loin des mafias, des intérêts politiciens, des clochers établis. Quand on vient à nous, Français, Musulmans, Algériens, Tunisiens, Marocains, Iraniens, Turcs pour parler et débattre avec nous de notre désir de savoir, d'avancer vers plus de libertés pour nous et les autres, nous sommes toujours présents.  

 

Wassyla Tamzali, signataire du Manifeste des libertés
Usant abusivement du nous

Réponse de Meryem Marzouki

Je me contenterai de rectifier une petite méprise de Wassyla Tamzali, et de répondre à la question par laquelle elle m'interpelle personnellement.

La méprise porte sur les mots de Latifa Lakhdar, certes justes et pertinents - c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'avais souhaité les citer -, mais qui ne concernaient malheureusement en aucune façon le Manifeste des libertés, pas plus que ses initiateurs ou ses signataires. Pour une meilleure compréhension, je renvoie encore une fois à l'intégralité du texte dans lequel Latifa Lakhdar s'exprimait ainsi.

La question sur mon âge maintenant, question toute rhétorique d'ailleurs puisqu'elle ne vise qu'à disqualifier la critique d'un positionnement ici et maintenant, celui du Manifeste, en situant cette critique comme la réminiscence d'une « tactique de la diabolisation qui a paralysé la pensée dans nos pays et qui a jeté aussi sūrement que les violences policières et les violences intégristes beaucoup d'entre nous à la mer ». Mon âge est grand, mais certes pas assez avancé pour faire l'objet d'une telle assignation. Quand bien même le serait-il, d'ailleurs, il y là une attitude « bien de chez nous » qui consiste à s'intéresser plus à qui parle - je dis bien qui parle, et non pas d'où l'on parle, ce qui se pourrait concevoir - qu'à ce qui est dit.

Épargnons-nous plus généralement le recours, tout autant au sanglot de l'homme blanc qu'aux damnés de la terre. Il n'est pas plus besoin de se justifier de son ancrage dans la société française, dont il n'était pas fait le moindre reproche, et qui, en tout état de cause, ne saurait rien expliquer.

Pour le reste, on ne peut que le regretter, la réaction de Wassyla Tamzali n'apporte aucune réponse à la question de fond posée à propos du Manifeste, à savoir : pourquoi se laisser imposer les termes faussés, car confessionalisés et communautarisés, du débat ? N'est-il pas grand temps de se reprendre pour démontrer justement pourquoi, ainsi posé, il ne peut mener qu'au pire ? N'est-il pas grand temps de s'attacher à tirer parti de cette chance d'une identité multiple, héritée, choisie ou construite, pour proposer une réelle pensée alternative d'où émergerait cette laïcité vivante que les signataires du Manifeste semblent pourtant appeler de leurs voeux ?

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