e ne pense pas désacraliser cette vérité en posant cette
question ; je n'en ai ni l'intention, ni le désir, mon intérêt
aussi bien affectif que scientifique ne me le permet d'ailleurs pas.
Par contexte, j'entends des circonstances éternellement humaines, dans
le passé, dans le présent et dans l'avenir.
Par vérité divine, j'entends cette force qui se veut dynamique et
continuellement signifiante dans l'histoire des hommes.
En conséquence et compte tenu des différentes
dimensions du sujet, l'égalité successorale en Islam peut être traitée
selon au moins trois axes :
le premier concernerait le cadre
épistémologique, ou les principes d'une démarche et d'une approche
moderne du problème religieux, dans lequel s'inscrit la question
successorale pour les femmes ;
le deuxième consisterait à essayer d'approcher la
question par rapport au texte coranique, à travers une analyse
contextuelle de la Sourate qui a condensé le thème des successions,
c'est-à-dire la Sourate IV « Les femmes » ;
le troisième consisterait à interroger un peu le
contexte social actuel de notre pays, pour sonder les réactions
potentielles de notre société par rapport à l'idée d'égalité
successorale.
I - Pour une approche moderne du problème
religieux
Le problème religieux cantonné jusque là dans le cadre de la dévotion
collective, ou confisqué en tant que savoir par une seule caste depuis
plus de quatorze siècles, n'a plus aucune raison de ne pas faire
partie des préoccupations sérieuses de la modernité
intellectuelle ; c'est-à-dire de cette vision philosophique de
l'homme et du monde qui prend pour principes essentiels le
rationalisme et l'humanisme. Inscrire le thème religieux dans la
modernité intellectuelle, c'est l'inscrire dans l'idée du changement
et dans celle qui nous fait constater que les caractéristiques d'une
culture, quelle qu'elle soit, ne sont éternelles ni dans le passé ni
d'ailleurs dans l'avenir puisqu'elles ne peuvent en aucun cas
transcender d'une manière absolue les lois d'un monde social mouvant.
Cette même modernité nous donne à dépasser les
dualités simplificatrices entre la croyance et la raison, ou encore
entre le religieux et l'historique, car n'est-il pas admis depuis
Durkheim et bien d'autres, que la raison moderne ne peut pas nier le
religieux puisque la religion est une réalité, et n'est-il pas affirmé
avec Feuerbach que « la religion est première conscience de soi
de l'homme », par contre il est admis que la raison
moderne - étant la raison du soupçon, le soupçon dans son sens
constructif - ne peut que contester les postulats et la démarche de ce
religieux tel qu'il nous est présenté au temps présent.
En effet, l'historien moderne ne peut pas utiliser l'épistémè de la
théologie pour étudier l'Islam, comme il ne peut pas accepter le
magistère de cette théologie et les attributs dont elle s'est dotée
pour dogmatiser la croyance et institutionnaliser le contenu du Coran.
Or il se trouve que le statut juridique des
femmes dans lequel s'intègre le problème successoral, ainsi que son
statut socioculturel, sont régis, gérés et contrôlés par un savoir
religieux qui reste, en dernière instance, et malgré un certain
processus de sécularisation vécu par nos sociétés, la source de
légitimation réelle.
Or, si en général il est acquis que toute forme
de savoir résulte d'une relation de pouvoir, ce savoir religieux dans
l'espace islamique, élaboré dans un contexte de domination des hommes
sur les femmes, ne peut en aucun cas être neutre et fiable.
Ce savoir religieux reflète un pouvoir
abusivement masculin, en même temps qu'il institue un grave
déséquilibre dans le rapport des forces entre les deux sexes.
Dans une démarche comparatiste et pour court-circuiter toute
objection, on peut dire que ce déséquilibre entre les deux sexes est
universel et qu'il domine la logique laïque, libérale et démocratique
dans les pays mêmes qui avaient eu l'initiative historique de la
modernité.
Mais si dans ces pays-là il a tendance à
s'atténuer, surtout au niveau des représentations, ce déséquilibre se
maintient dans l'espace islamique où le statut de la femme a fait
l'objet, dès les premiers instants de l'Islam, d'un consensus
historique masculin très rapide. Ce consensus continue à se dresser au
temps présent comme le noyau le plus résistant face au devenir
historique des femmes et par conséquent de ces sociétés musulmanes.
Pour ces raisons, toute ré-appropriation de notre
histoire féminine doit passer par ce bloc gigantesque que forme ce
savoir. Bien évidemment, la raison moderne nous dit que ce passage ne
peut être que critique, déconstruction et confrontation et que
la vérité se trouve dans le jeu de ces trois démarches. Il est à
remarquer qu'un certain attachement « affectif » à l'idée
de la laïcité a tendance quelquefois à nous diviser sur la démarche
à prendre, or la réalité nous indique que la laïcité est encore chez
nous un projet « en train d'être », un projet qui fait son
chemin dans le conflit et dans les contradictions, mais qui ne peut
prétendre encore ni à l'achèvement ni à l'accomplissement ; car
si c'était chose accomplie et achevée, si c'était un principe acquis
par la société et dans la société, notre combat de femmes n'en serait
pas encore au stade de réclamer des droits qui restent freinés et
interdits par le religieux, comme il n'en serait pas non plus à
défendre des acquis qui sont objectivement fragilisés par
l'apparition, au temps moderne, d'un des courants et des discours les
plus passéistes de notre histoire.
La laïcité est un projet qui se réalise à travers
l'institution et l'institutionnalisation des droits de la connaissance
face aux différentes tentatives historiques de monopolisation.
C'est donc un débat qui contribue à marquer les
limites entre le sacré et le profane et à structurer l'espace qui les
différencie et les sépare. Voilà pourquoi ce débat ne nous donne pas à
décréter - d'avance - la rupture ou au contraire la
continuité avec le religieux. Ces deux positions sont tributaires des
possibilités sociales, politiques et culturelles dont disposerait ce
projet en soi. Evidemment, la lutte pour l'égalité entre les deux
sexes a tout à gagner à ce que cette structuration du rapport entre le
sacré et le profane soit menée à bien ; la modernité dans son sens
large, porteuse de l'idée et du principe de l'égalité entre les
deux sexes ne peut que nous y aider, elle l'avait déjà fait en
provoquant le premier déclic historique sur la question avec les
penseurs de la Nahdha au XIXème siècle.
II - La Sourate IV : le transcendant et
l'historique
Pour être concrète sur la démarche que je propose, j'aborde le
deuxième point par rapport auquel je situe la question, c'est-à-dire
par rapport au texte coranique, en essayant d'effectuer une lecture
contextuelle de la Sourate IV ; essai qui n'a aucune prétention à
pouvoir épuiser les problèmes multiples que pose la lecture des textes
fondateurs, mais qui, au moins participerait à instaurer un rapport
intellectuellement nouveau à ces textes, car une reprise historique,
écartant tout préalable théologique, pourrait dans une première étape
participer à débloquer une situation féminine rétrograde et sacralisée
par au moins onze siècles de scolastique et de culture répétitive.
La Sourate « Les femmes », classée
quatrième
dans le corpus officiel c'est-à-dire le Mushaf, est l'une
des plus tardives dans la chronologie réelle de la révélation. Aussi
bien d'après les Uléma de l'époque musulmane classique que d'après les
orientalistes, elle serait approximativement la quatre-vingt-douzième
sur les cent quatorze
Sourates du Coran.
Il est à remarquer qu'en général, le classement des Versets dans
chaque Sourate, y compris celle-ci, ne coïncide pas toujours non
plus avec leur ordre chronologique ; le thème d'une Sourate peut
se prolonger dans d'autres à travers le placement des Versets et vice
versa.
Les Sourates sont organisées d'après une certaine
composition ou assemblage qui reste encore à étudier loin de toute
pression orthodoxe et théologique. Au-delà de cet état de fait,
quelques indications et quelques allusions dans cette Sourate nous
permettent de lui fixer un cadre historique crédible.
Sans trop insister sur les recoupements et sur
les règles de l'enquête historique, on pourrait avancer que son
contexte se situe en gros entre l'an 6 et l'an 8 de l'Hégire. Le
Verset 58 de cette Sourate paraît postérieur à la prise de la Mecque,
événement qui a eu lieu en l'an 8, le Verset 94 fait allusion à l'une
des guerres prophétiques qui s'était déroulée après la prise de
l'oasis juive de Khaybar en l'an 7, le Verset 24 fait allusion à une
autre guerre, celle de Hawazin qui a eu lieu tout de suite après la
prise de Mecque en l'an 8. Certains exégètes affirment même que le
dernier Verset de la Sourate IV, le Verset 176 concernant directement
la question successorale, fût le dernier à être révélé au prophète
lors de son voyage pour le pèlerinage d'adieu (il est vrai qu'ils
avaient dit la même chose pour d'autres Versets), mais enfin il reste
établi que la Sourate IV a été révélée dans la toute dernière étape de
cet épisode médinois, épisode extrêmement important dans la
constitution historique de la nouvelle religion et de l'État
prophétique naissant.
Les implications de ce cadre historique sont
d'une grande importance pour la question, pour les résumer on peut
dire que l'une va dans le sens de l'accomplissement de l'État-butin et
que l'autre traduit l'importance stratégique que le prophète attachait
à son retour à la Mecque, centre commercial névralgique, et
surtout son retour à la solidarité sociale qui était la plus efficace
pour l'époque historique d'alors, c'est-à-dire la solidarité clanique
et celle du sang comme garant de stabilité et par conséquent de
victoire historique du projet religieux que portait le prophète.
Les guerres prophétiques, moyen fondamental pour
constituer l'État et assurer par conséquent la puissance et le
rayonnement de la nouvelle religion, recensées par l'historiographie
classique sont au nombre de 26 ou 27. Si l'on tient compte du contexte
de la Sourate IV, 24 guerres sur ce total se seraient déjà déroulées.
L'État-butin du prophète était donc à son apogée ; les textes
classiques biographiques comme celui d'Ibn Hichem, ou exégétiques
comme celui de Tabari n'hésitent pas à traduire la nature de cet État
naissant en parlant de butin, d'esclaves de guerre, de richesses
partagées..., et en utilisant un lexique très approprié à la
nature de cette guerre. Pour le projet prophétique, l'expansion du
transcendant va de pair avec les nécessités séculières de puissance et
de guerre.
La Sourate IV était animée, comme d'ailleurs la
majorité des Sourates médinoises, par le thème de la guerre (du Verset
75-85), comme elle était portée aussi par le souci de l'affirmation
de la nouvelle religion et par une volonté prophétique de se
distinguer face aux adversaires, notamment les Juifs qui partageaient
encore l'espace sémantique monothéiste et l'espace géographique avec
l'Islam à Médine (du Versets 60-70 et encore 125, 126). La Sourate IV
était portée en même temps par le thème économique de richesse et
d'argent ; et là on peut constater que du Verset 2 au Verset 38
le mot « biens » n'a pas cessé de résonner sans compter
d'autres mots qui ont la même connotation tels que : dons,
quotité de ce qu'auront laissé leur père et mère, parts, quintal
d'or, ...
Ce thème de richesse était sous-tendu, enfin et
surtout, par une éthique de générosité et de justice sociale, nous y
reviendrons.
C'est un lieu commun que de dire que le discours
coranique n'a pas développé une vision économique claire ; les
Uléma l'ont fait par la suite dans le pragmatisme. L'importance des
Versets sur les successions est qu'ils présentent plus ou moins
l'unique initiative qui a eu lieu autour de cette question économique,
mais le plus important encore est que le prophète avait cherché à
travers cette nouvelle répartition successorale à instituer le retour
à cette solidarité si bien analysée par Ibn Khaldoun pour son extrême
utilité à la notion de Mulk ou pouvoir politique : la solidarité
clanique, tribale et notamment celle du sang.
Il est extrêmement important de noter enfin, qu'à
travers cette dernière la transcendance avait glissé une symbolique
très forte concernant les liens par les femmes, les liens
matriciels, en annonçant dès le premier Verset de la Sourate IV :
« prémunissez-vous envers Dieu de ce que vous vous réclamez dans
votre mutuelle sollicitation et aussi envers les matrices » et où
« l'éternel féminin était rendu à sa dignité » comme l'a si
bien dit Jacques Berque dans cette même traduction du Coran, puisque
Dieu et les matrices étaient associés et mis sur le même plan
d'importance et de considération.
Pour saisir tout le sens des Versets sur les
successions de la Sourate IV il faut s'arrêter longuement sur toutes
les données du contexte historique déjà fixé.
L'historiographie musulmane classique a eu
tendance à embellir l'épisode médinois de la prophétie ; dans ce sens,
elle a cherché à atténuer l'ampleur des obstacles et des difficultés
rencontrées par le prophète lors de son séjour médinois. Mais s'il est
vrai que ce moment fondateur était un succès, cela n'exclut en rien la
réalité de la souffrance à laquelle une frange de ce milieu médinois
avait soumis le prophète, que ce soit par rapport à l'entretien de la
guerre si vitale au projet prophétique, par le sabotage, le
boycottage, la fuite ou par rapport à sa vie privée, par la calomnie
qui a atteint son paroxysme à l'occasion de son mariage avec
l'ex-épouse de son fils adoptif, Zeineb, ou à l'occasion de l'affaire
de Aïcha connue sous le thème coranique de Ifq
(le mensonge), et où son épouse préférée fût accusée par ce milieu
d'adultère et où il fût lui même sauvagement accablé sur cette
affaire.
Bref, la solidarité non naturelle, idéologique ou
religieuse, instituée à Médine apparaissait fragile à moyen et à long
terme. Le prophète par son exceptionnelle perception ou même
perspicacité politique, l'avait bien saisi. La transcendance nous dit
l'esprit croyant, la dialectique entre le transcendant et le temporel
nous dit l'esprit historien moderne, la pure tactique politique nous
dit l'esprit positiviste, ont fait que les formes de successions pour
lesquelles avait opté le prophète au début de son séjour à Médine,
notamment l'alliance, la Hijra, la fraternisation - formes qui
correspondaient parfaitement aux besoins des loyautés de l'étape
d'alors - furent abrogées par les nouvelles dispositions de la
Sourate IV.
Pour expliciter ces anciennes formes de loyauté,
il est important d'en présenter au moins une ; l'exemple de la
fraternisation en était très significatif : c'était une forme de
parenté fictive qui faisait que les musulmans qui avaient émigré avec
le prophète, El Mouhajirounes, et ceux de Médine qui les
avaient accueillis, El Ançars, devaient se considérer
comme des frères et par conséquent hériter les uns des autres en
faisant abstraction de ceux avec qui ils avaient des liens de parenté
réelle, et qui étaient restés à la Mecque, même si ces derniers
avaient adhéré à l'Islam. On peut en déduire que le plus important
pour le prophète était de consolider ce premier noyau d'adhérents qui
a accepté de s'assembler pour être un noyau constitutif et c'est donc
en fonction de cela qu'il a institué les premières règles de
successions.
Or, il faut dire que l'évolution de la situation était
haletante pendant cet épisode médinois ; une accumulation très
rapide d'évènements a très vite permis un changement définitif au
niveau du rapport des forces entre le prophète d'une part et les
différents contradicteurs qui étaient un peu partout dans son
environnement : Juifs, Hypocrites, Qoraich. Ce changement en
faveur du projet prophétique a commencé à prendre pied réellement à
partir de l'an 6 de l'Hégire.
Ce nouveau contexte avait permis au
prophète de négocier son retour à la Mecque, tantôt avec tact et
diplomatie d'où la paix d'El Houdaibia en l'an 6, tantôt avec armes et
guerre d'où la prise de la Mecque en l'an 8.
Le prophète avait
l'intime conviction que son projet religieux ne pouvait acquérir sa
dimension stratégique et transhistorique que par la réussite politique
et que cette réussite ne pouvait s'affirmer qu'à la Mecque où
l'ancrage social était plus réalisable, étant son milieu naturel, et où
la règle historique et sociologique très vérifiée qui disait comme ce
Hadith : « Dieu n'a pas envoyé de prophète qui ne jouit de
la protection des siens » était la condition sine qua non pour
cette réussite.
Ce plan de retour à la Mecque a été minutieusement préparé par le
prophète : premièrement, au niveau des signes et des symboles, à
travers sa volonté de reconsidérer le sanctuaire de la Kâbaa d'où sa
première tentative d'effectuer en l'an 6 le petit pèlerinage ; et
bien que cette tentative était empêchée par un certain « baroud
d'honneur » de la part de Qoraich, il revient en l'an 7 pour
accomplir ce rituel sur la base d'un accord très diplomatique signé
auparavant avec eux. Deuxièmement, au niveau des alliances, et là il se
marie avec Oum Habiba bent Abi Soufiane. Abou Soufiane était le chef
de file des opposants Qoraichites ; cette alliance était donc un
acte de défi en même temps qu'une symbolique de réconciliation et de
rapprochement avec les siens. Troisièmement, au niveau d'une
concrétisation plus collectivement sociale pour cette option si vitale
pour le projet religieux, et là, la transcendance avait mis tout son
poids pour que les rapports du sang reprennent le dessus et c'est
précisément dans ce contexte-là que les Versets sur les nouvelles
règles successorales avaient pris place dans le discours coranique.
Des règles qui consacrent donc l'idée de l'inévitable et
l'incontournable retour à la solidarité tribale, et Hichem Djait de
dire : « en esquissant un retour massif à la patrie et aux
liens du sang, le prophète fait perdre au message l'aura de
l'intransigeance et de la pureté, mais il lui donne par cet acte même
les conditions politiques du succès dans ce monde. ». La richesse
accumulée va, bien sûr, servir à cimenter et à renforcer ces loyautés
nécessaires à la prophétie.
Les théologiens, par des rangements
déroutants et pour décontextualiser ces Versets, ont indiqué que la
Sourate VIII Le Butin, Verset 75, descendu très tôt après la
bataille de Badr en l'an 2 de l'Hégire, avait déjà consacré ce retour
vers les rapports claniques et matriciels. Alors que non seulement
rien dans le contexte de ce Verset cité ne prédisposait à ce
retour, la quantité énorme de littérature produite autour de la
question nous permet, d'un autre côté, de trouver des contradicteurs
parmi ces théologiens eux-mêmes. A titre d'exemple l'un d'eux, Ibn El
Habib, avait indiqué que le Verset 75 de la Sourate VIII était révélé
avant même qu'il n'y ait aucun cas de fraternisation, par conséquent
il ne pouvait en aucune manière avoir un sens sur le problème de ces
loyautés.
Enfin, il est peut-être temps de se demander où est la femme dans
tout cela.
La femme apparaît par rapport à cette question des successions à
travers deux phénomènes très liés au contexte.
Le premier revient à la
tradition mecquoise ; dans cette ville de négoce vers laquelle
revient le prophète, et contrairement à la tradition médinoise où les
femmes étaient exhérédées au même titre que les enfants, à la Mecque
la femme avait droit à l'héritage (comment d'ailleurs sinon Khadija la
première femme du prophète aurait-elle eu sa richesse si connue ?),
voilà pourquoi pour beaucoup d'orientalistes, ces nouveaux acquis
prescrits aux femmes par le Coran au niveau de la possession des biens
par l'héritage étaient inspirés par le régime successoral mecquois.
Le
deuxième revient à l'attitude revendicative des femmes qui étaient
dans l'entourage du prophète. En effet, les femmes de Hijaz étaient
des femmes de caractère ; nous le savons par la poésie arabe
islamique et pré-islamique, nous le savons aussi par les exégètes et
les Ulèma quand, quelquefois, ils s'oublient et veulent bien
nous en parler. Tabari est l'un d'eux, il a eu le mérite dans son
exégèse - et de par son souci bien connu de rendre compte du
maximum de témoignages - de nous refléter le caractère battant de
ces femmes.
Ces femmes étaient continuellement en dialogue avec le
prophète et entre elles et cet homme exceptionnel s'était établie une
affinité semblable dans le fond à celle qui avait unit auparavant
Jésus aux femmes ; celles qui avaient tenu à l'accompagner
jusqu'au bout de sa vie et de sa souffrance pendant sa crucifixion.
L'histoire de l'intelligence extrêmement fine des femmes et qui les
pousse à établir des affinités profondes avec les figures
exceptionnelles de l'histoire - intelligence fine au point d'être
insaisissable par le filtre grossier de l'histoire masculine - reste
encore à faire à travers l'histoire des religions entre autres.
Face à
cette réalité, les théologiens nous ont présenté, surtout dans la
phase scolastique, une femme musulmane momifiée par les effets d'un
discours idéologique, juridique, normalisant et moralisateur, une
femme standardisée par une construction socio-religieuse intégrée
efficacement au coeur même du système de la croyance.
Mais l'exception
peut, quelquefois, se faire et voilà que l'exégète Tabari avait
choisi de nous parler de ces femmes à l'occasion de son commentaire du
Verset 32 (dans son volumineux ouvrage Jaâmaâ El Bayane) :
« N'aspirez pas à ce dont Dieu avantage les uns sur les autres.
Les hommes auront une part de ce qu'ils se seront acquis, les femmes
une part de ce qu'elles se seront acquis »
Dans un premier temps, il nous présente des femmes qui revendiquent
leur droit à la succession ; droit qui semble rencontrer une
certaine résistance de la part des hommes qui auraient cherché à
garder les acquis du monopole que leur donnait la tradition
médinoise : « Mohammed Ibn Bachar nous dit
d'après Moujahid qui dit : Oum Salama (l'une des
épouses les plus intelligentes du prophète) avait dit : Ô
prophète : on ne nous donne pas d'héritage et on ne nous permet
pas de participer à la guerre Sainte !? Dieu a alors fait
descendre le Verset ».
Dans un deuxième temps, il nous présente une revendication féminine
qui conteste le principe qui lie le quota de la succession à celui de
la capacité à faire la guerre : « les femmes avaient
dit : on voudrait que Dieu nous accorde sa récompense comme il le
fait pour les hommes, nous ne pouvons pas faire la guerre s'il nous a
été donné de la faire nous l'aurions fait. Dieu a alors fait descendre
le Verset ».
Ou encore, il présente la question sous forme de souhait
revendicatif : « les femmes avaient
dit : Si Dieu nous avait accordé des parts d'héritage égales à
celles des hommes ! ».
Tabari continue à nous rendre compte de cette réclamation et de cette
demande féminine qui atteint son extrême conséquence, quand il note
- apparemment après que cette dernière revendication égalitaire
n'a pas été entendue par la transcendance - : « Les
femmes avaient dit : Les hommes auront alors par rapport à nous
deux parts de péchés en conséquence de leur double part en
héritage ».
Et là, d'une manière non intentionnelle et comme il l'avait fait
ailleurs, Tabari nous met devant une intelligibilité religieuse
féminine hautement éthique ; les femmes ne comprenaient pas le
discours coranique d'une manière fragmentée, elles l'entendaient comme
unité : si les hommes valent le double par rapport à la
responsabilité humaine dans ce monde d'ici-bas, cette responsabilité
doit être considérée en conséquence dans l'au-delà. Voilà comment
elles comprenaient l'équité pour une religion qui lie le temporel à
l'éternel et l'humain éphémère au divin éternel.
Ces mêmes femmes n'avaient-elles pas contesté (d'après Tabari et
d'autres) le fait que la transcendance s'est adressée aux hommes comme
seuls représentants de l'humain universel ? (Sourate
33 - Verset 35). « Ô prophète, pourquoi Dieu cite-t-il
les hommes et ne nous cite-t-il pas ? », ou encore
« Pourquoi les femmes ne sont-elles pas citées en bien, par Dieu,
avec les hommes ? », note Tabari lors de son commentaire de
ce Verset. Cette voix féminine qui nous est parvenue en bribes, diluée
et très atténuée, nous a été présentée à chaque fois comme une
contestation qui va directement au fond de la question : pourquoi
les hommes sont-ils au centre du discours divin ? Pourquoi, nous
les femmes, sommes-nous à sa périphérie ? Enfin, c'est peut-être là
une autre histoire qui reste encore à faire.
Parlons maintenant du contexte éthique de cette Sourate IV ;
contexte qui fait aussi partie des soucis de l'historien pour ses
implications réelles sur le sens des choses.
Cette Sourate, appauvrie
et anémiée par l'approche théologique au point qu'elle n'en a retenu
que la dimension législative déshydratée et froide, est foncièrement
portée par un élan éthique, elle est l'une des Sourates qui essayent
de présenter, en même temps que de gérer, des intérêts en conflit et
elle est, en ce même temps, sous-tendue par un souci constant de
protection, de justice sociale et d'équité envers les plus vulnérables
face aux plus puissants, en ces temps-là où la richesse se faisait
réalité comme nous l'avons déjà vu. Plusieurs couples en dualité y
figurent : orphelins/tuteurs, pauvres/riches, femmes/hommes.
Le fait que cette dernière contradiction domine le thème de la Sourate
au point de lui en donner le titre, doit certainement avoir un grand
sens pour l'analyse sémiotique de la Sourate, car n'y a-t-il pas là
l'idée de l'éternel féminin ?
L'intertextualité nous indique que
cet élan de justice (entendu dans les limites du contexte éthique de
l'époque) était sous-tendu par des résistances et des contradictions
énormes, voilà pourquoi nous nous trouvons tantôt devant des
expressions positives, de morale moderne de couple comme au Verset 21,
ou de grande équité comme aux Versets
13 - 14 - 19 - 127 et tantôt devant des
expressions moins offensives et dirait-on même négatives comme aux
Versets 34 - 35 par exemple.
Voilà donc, dans tout ce magma, se situent les Versets
11 - 12 et 176 qui disent en gros que les héritières
reçoivent la moitié de la part des héritiers du même degré.
Ces
dispositions sont à la fois en continuité avec l'idée de la
supériorité des hommes sur les femmes et en rupture subversive avec
l'idéologie dominante qui cherche à les exclure de ce partage ou à
minimiser leurs parts.
La prophétie s'est comportée, par rapport à
tous les problèmes qui concernent l'organisation de la nouvelle
société, de manière à pouvoir avancer et mettre le message dans la
perspective du long terme en manipulant un certain dosage entre le
conformisme et la subversion.
Les rapports entre les deux sexes ont
été pour toutes les idéologies et les révolutions, qu'elles soient
d'origine divine ou humaine, le champ le plus difficile à gérer et le
monument historique le plus difficile à démolir. Il revient aux
historiens et aux autres, cependant, d'en faire l'archéologie pour en
connaître la vérité.
La Question :
Maintenant, il reste à poser la question : est-il crédible du
point de vue de la croyance et de la connaissance, de projeter ces
règles successorales décontextualisées et aseptisées par rapport à
toutes ces pesanteurs et à toutes ces symboliques, en faisant croire que
c'est là une manière juste de rendre compte de la vérité divine ?
N'est-il pas grave (quand on se met dans le champ sémantique de la
croyance et de la spiritualité) de se laisser cantonner dans une vérité
relative à un certain contexte et entretenue par la théologie
moyenâgeuse à travers des rouages qui consistent à arrêter la
signifiance du discours coranique, c'est-à-dire arrêter sa capacité à
signifier continuellement en arrêtant son actualisation ?
Les
théologiens peuvent nous rétorquer que la parole divine est immuable
parce qu'elle est éternelle ; co-éternelle à Dieu et que par
conséquent elle se place au-dessus du temps et de l'espace, c'est-à-dire au-dessus du contexte.
Nous pouvons répondre par une logique
toute simple : d'abord que rien n'ordonne de décider que le Dieu
éternel est moyenâgeux dans sa parole et dans sa vision du monde et
des rapports entre les deux sexes. Nous répondons ensuite que cette
idée de l'éternité de la parole de Dieu, parole incréée, est une
idée dispensée par une science d'ici-bas, une science humaine et
culturelle, et que cette science revient à l'épistémologie et à
la philosophie de l'époque classique et que par conséquent ses
conclusions sont critiquables et relatives tout comme celles de toute
autre démarche humaine.
Enfin, on peut dire quand on se met dans le
champ de la croyance et de la spiritualité, champ de la conscience
religieuse, celle qui concerne l'intérieur de chacun de nous, et au
delà de la raison religieuse, celle développée avec perfection par la
théologie, que la vérité divine qui ne peut être saisie que comme une
perte dans le sens de l'absolu, est ainsi incompatible avec toute
forme de clôture.
III - Qu'en est-il de l'État et de la société par rapport
à la question successorale ?
Comme le sens politique nous dit que ce que nous avançons ne doit pas
être un pur exercice intellectuel, abstrait, qui se fait à l'écart des
contradictions et des contraintes portées par l'État et par la
société, nous sommes amenés à nous occuper de nous-même de plus près
et d'interroger ou d'interpeller un peu les deux, c'est-à-dire notre
État et notre société pour sonder leur disponibilité à traiter de ce
genre de problèmes.
Si l'État actuel est réellement continuateur des
réformes féministes qui avaient distingué la construction de notre
État national dès ses premiers instants, les contradictions qu'il
porte et qui résident sur un autre plan, risquent à long terme de
fragiliser ces réformes. Car pour que ces réformes deviennent une
réalité qui fonctionne au sein de la société d'une manière autonome et
souveraine, pour qu'elles puisent leurs forces d'elles-mêmes et non
d'une tutelle qui les rend d'une manière ou d'une autre précaires
- dans le sens où tout ce qui n'est pas indépendant est quelque
part précaire - et pour qu'elles-mêmes continuent à réclamer la
suite comme par exemple l'égalité successorale, li faut qu'elles
bénéficient d'une ambiance générale de modernité. La modernité de la
raison surtout se fait par un travail de soi, sur soi au sein de la
société, il se réalise à travers la discussion libre, les tensions
entre les pensées, le droit à la critique, l'apprentissage de
l'autocritique..., ambiance qui libère l'esprit et permet
l'émergence de l'intellectuel moderne, médiateur nécessaire à
moyen et à long terme entre l'État et la société.
Or, si l'État parle,
s'il monopolise même la parole et qu'il fait parler de lui, ce qui par
conséquent nous permet d'être au courant de ce qu'il pense, la société
dans ses profondeurs nous reste inaccessible.
Les expressions de la société sont tellement éparpillées et
désordonnées qu'on ne peut en saisir que des bribes. Cette société est
tellement sollicitée par la modernité et elle semble tellement mal
maîtriser les problèmes de cette modernité qu'on la voit verser dans
deux réflexes remarquables :
celui de la consommation tous
azimuts et « libidinale » (comme le dit le romancier Michel
Houellebecq dans son livre Les particules élémentaires)
associée dans l'esprit de cette société à l'idée de la
modernité ;
Celui de l'identité en versant un peu trop quelquefois dans
l'exercice des rituels religieux, prière, Omra,
pèlerinage..., ainsi que dans le fétichisme et la superstition, ce
qui représente des formes de traditionnalisation potentiellement grave
pour les idées de la modernité culturelle et donc pour les idées
d'égalité entre les deux sexes.
Au fait, ces deux réflexes prouvent
que « l'homme ne coïncide plus avec lui même » et qu'il
souffre peut-être d'une crise culturelle, conséquente à un décalage
entre un désir de garder une identité traditionnelle, définie par des
critères stables comme les critères religieux et une autre qu'il
essaie de construire et à laquelle il ne trouve pas de ressources
culturelles et intellectuelles adéquates et qui seraient au fait les
ressources normalement dispensées par la modernité. Le risque est que
devant cette situation, il aurait tendance à opposer l'identité
acquise dans le confort de la continuité à celle qu'il n'arrive pas à
construire et là pourrait se situer le butoir pour les idées
d'égalité entre les deux sexes.