onsieur le Premier ministre, vous revenez d'une visite dans mon autre pays, la Tunisie. Vous avez adressé de
nombreux satisfecit aux autorités tunisiennes, l'un d'eux m'a particulièrement troublée. Interrogé au sujet du
prochain Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI), qui se tiendra en novembre prochain à Tunis, vous
avez déclaré au cours d'une conférence de presse à Tunis, ce 31 janvier : « au fond, il n'y a pas de plus
grande liberté que celle de la société de l'information par les voies numériques et de l'Internet ». Vos
propos, qui ont ainsi été rapportés par le quotidien tunisien La Presse du 1er février, entendaient souligner,
selon ce journal, « la détermination tunisienne à poursuivre le chemin qu'elle a choisi pour sa
modernisation ».
Le jour même où vous vous exprimiez ainsi, je mettais en ligne le numéro de janvier de la revue Alternatives
citoyennes. La revue est faite par et pour des Tunisiens, mais je dois m'y employer depuis Paris, et sur un
site web hébergé en France. Après la mise en ligne, j'ai envoyé par courrier électronique chacun des articles à
l'ensemble des abonnés en Tunisie. Car, je vous l'apprends sans doute monsieur le Premier ministre, cette revue en
ligne est censurée en Tunisie. C'est aussi le cas de tous les autres journaux et sites critiques à l'égard des
autorités de ce pays, du moindre forum de discussion... La liste est longue.
Pour résumer, tous ces vecteurs de ce que vous considérez à juste titre comme la plus grande des libertés
n'atteignent que difficilement les Tunisiens. En matière d'information libre, monsieur le Premier ministre, le pays
qui va héberger la deuxième phase du SMSI n'est pas desservi par des autoroutes, mais par de petits chemins de
traverse, au demeurant parsemés d'embūches pour ceux qui les empruntent.
Coordinatrice du caucus des droits de l'homme dans la société de l'information formé par plus de 60 ONG nationales
et internationales participant au SMSI, j'ai eu à coeur de me mettre au service d'une société civile tunisienne
qu'une véritable chape de plomb empêche de prendre part aux affaires du monde. Elle en a l'habitude, mais cette
fois, pour la première fois de son histoire, une partie importante de ces affaires va se discuter dans son propre
pays.
C'est pourquoi ce numéro de la revue était justement consacré au SMSI, à la veille de la réunion préparatoire de
Genève, ce mois de février. Il y était abondamment question de l'accréditation des associations tunisiennes
indépendantes au SMSI. L'Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) a coutume de rappeler qu'il existe
environ 8000 associations tunisiennes. Je n'en doute pas, mais sur ces 8000 associations reconnues, seules 4
(quatre) ne sont pas inféodées aux autorités. Il en existe une dizaine d'autres dans le pays, auxquelles est
toujours déniée l'existence légale. Que voulez-vous, monsieur le Premier ministre, il manque toujours un papier
pour que ce statut soit accordé : vivement l'administration électronique, pourrait-on presque s'exclamer en
choeur si l'on pensait vraiment que cela résoudrait le problème !
Le plus ennuyeux est que le statut légal est exigé pour l'accréditation d'une organisation de la société civile au
SMSI, un Sommet qui se proclame par ailleurs particulièrement inclusif, au point de faire de cette société civile
un acteur officiel de ses travaux. Monsieur le Premier ministre, vos déclarations sur la plus grande des libertés
m'encouragent à m'adresser à vous, afin que vous vous employiez à ce que ces associations, jusqu'ici privées de
leur liberté d'exister et d'agir dans l'espace public deviennent, du fait de leur reconnaissance légale, en mesure
de déposer leur demande d'accréditation au SMSI pour la troisième réunion préparatoire, qui aura lieu en septembre
2005.
Certaines de ces organisations sont directement concernées par le SMSI : l'Association des écrivains libres,
le Conseil national pour les libertés en Tunisie, l'Observatoire pour la liberté de presse, d'édition et de
création, le Rassemblement pour une alternative de développement (Attac-Tunisie), le Syndicat des journalistes
tunisiens. Je reconnais que l'Amicale nationale des anciens résistants ne focalise pas ses activités sur la société
de l'information, mais cela ne saurait être une raison pour que des senior, qui ont déjà beaucoup donné, ne
puissent exprimer aussi leur intérêt dans ce domaine. L'ATCE, toujours elle, nous dira que l'Association de lutte
contre la torture et l'Association internationale de soutien aux prisonniers politiques n'ont pas d'objet en
Tunisie, mais encore faudrait-il qu'elles existent légalement pour que chacun puisse en faire le constat !
Monsieur le Premier ministre, à l'occasion de votre visite en Tunisie, vous avez reçu la lettre d'une mère,
co-signée de nombreux soutiens, dont le mien. Madame Térésa Chopin vous demande dans sa lettre de « mettre
tout en oeuvre pour ouvrir les portes de la liberté à [de] jeunes innocents », ne serait-ce que par souci
humanitaire. Son fils, un jeune franco-tunisien de 22 ans, est détenu dans les prisons tunisiennes avec ses
camarades du même âge, pour la plupart à 13 ans d'emprisonnement. On appelle ce groupe de jeunes « les
internautes de Zarzis ». Ils sont accusés de « constitution d'une association de malfaiteurs projetant
des attentats terroristes en Tunisie », mais leurs avocats, jusqu'en Cassation, n'ont guère eu connaissance
que de documents téléchargés sur Internet.
Le caucus des droits de l'homme considérait, à l'issue de la réunion du SMSI à Hammamet en juin 2004, que « si
les autorités tunisiennes sont en possession d'éléments tangibles justifiant leurs accusations de terrorisme à
l'encontre des internautes de Zarzis, elles doivent en faire état publiquement dans le cadre d'un procès
équitable ». À défaut, il ne pouvait qu'« en déduire, avec l'ensemble des observateurs internationaux,
que la seule consultation du réseau Internet peut coūter plus de 10 ans de prison dans le pays hôte de la seconde
phase du SMSI ». Autrement dit, puisque les avocats considèrent n'avoir pas eu connaissance de ces preuves
tangibles, il ressort pour le caucus des droits de l'homme au SMSI que cette plus grande liberté qui est selon vous
celle de la société de l'information devient pour des jeunes d'à peine 20 ans l'instrument même de leur
interminable enfermement. Comment pouvez-vous laisser faire ?
Enfin, monsieur le Premier ministre, la réunion de Hammamet a été l'occasion d'insupportables agissements. Le
caucus des droits de l'homme avait alors déploré, avec l'ensemble des organisations de la société civile, les
tentatives d'obstruction des travaux des ONG. Dans une lettre ouverte à l'occasion du conseil d'association
UE-Tunisie du 31 janvier 2005, des ONG internationales de défense des droits de l'homme ont jugé utile de rappeler
les constats du caucus : « un nombre important de personnes, se présentant comme « la société civile
tunisienne », a gravement perturbé les travaux de cette conférence. Ainsi, des pratiques systématiques de
désinformation, un remplissage de la salle par des gens amenés sur place par bus entiers, de violentes agressions
verbales envers les participants, des entraves à leur simple expression en faisant régner le chaos dans la salle,
ont été utilisés afin de tenter d'empêcher qu'une représentante de la Ligue tunisienne des droits de l'homme
s'exprime au nom des organisations de la société civile présentes ».
Le caucus regrettait en particulier « que les organisations de la société civile n'aient pas pu, du fait de
cette situation, discuter dans des conditions normales de l'ensemble des thèmes qui font l'objet de la seconde
phase du SMSI, en premier lieu ceux relatifs à la gouvernance d'Internet et au financement des
infrastructures ». Sachant votre souci de ces questions, et vos déclarations sur « l'intérêt manifeste de
la Tunisie pour le développement de la société numérique tant au niveau du haut débit que sur le plan de la
consolidation de son infrastructure numérique », je suis sūre que vous saurez vous élever contre ces pratiques
pour faire en sorte, avec tous ceux susceptibles de s'y employer, qu'elles n'aient plus cours.
Monsieur le Premier ministre, les libertés d'expression, d'information, de communication, de circulation,
d'association, de réunion, se traduisent aussi dans le contexte de la société de l'information, de même que le
droit à la vie privée et le droit à un procès équitable. Vos propres déclarations le reconnaissent. Vos actes
doivent à présent faire en sorte que la tenue de la deuxième phase du SMSI en Tunisie impose le respect de ces
droits fondamentaux dans ce pays.