Alternatives citoyennes Numéro 1 - 26 avril 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Égypte : le « bricolage » d'un modèle libéral

 

Dans le « bricolage » d'un modèle libéral qui se pratique dans les pays émergents, l'autoritarisme se conjugue avec des velléités d'expression d'une bourgeoisie entreprenante qui ne tirerait plus son expansion de ses connexions multiples avec l'appareil d'État. Est-ce la tendance en Égypte ? Dans sa thèse sur les entrepreneurs égyptiens, Éric Gobe, politologue attaché à l'IMRC et coordinateur d'une recherche sur ce thème à l'échelle du monde arabe, montre en conclusion beaucoup de scepticisme sur la capacité des hommes d'affaires égyptiens à sortir de l'ère du « capitalisme des copains » pour affirmer une existence autonome, opérant selon les seules règles du marché.

Existe-t-il une corrélation obligatoire entre démocratie et société marchande ? La thèse de Éric Gobe sur les entrepreneurs égyptiens à l'ère de l'Infitah tente de répondre à cette question, de manière assez négative du reste.

L'expansion des forces du marché peut continuer à se faire sous le parapluie d'un régime autoritaire, surtout quand persiste la menace de subversion populaire (en Égypte, c'est le cas des islamistes). À l'inverse, lorsque la contrainte elle-même s'exacerbe et se pervertit, lorsqu'elle pourrit même le processus de développement détourné au profit d'une oligarchie, la classe des hommes d'affaires peut entrer en opposition avec une gestion paralysante du pouvoir et s'associer aux autres forces de la société civile, pour précipiter une transition démocratique.

Un préambule théorique distingue les variantes de l'État autoritaire, selon une grille scientifique et quelques modèles actuels. Une lecture rapide de l'ouvrage, appuyée sur des illustrations tirées de l'enquête minutieuse d'Éric Gobe, fait apparaître un État « mou » fonctionnant selon un système de tolérance, dégageant une marge de manoeuvre à la bourgeoisie d'affaires égyptienne, tout en la maintenant sous son contrôle et sa haute protection.

En Égypte, l'Infitah maintient le dualisme de l'autoritarisme s'exerçant dans le cadre d'un effort de développement libéral, public et privé, s'inter-pénétrant dans la permanence de moeurs rentières et de velléités d'autonomisation des producteurs. Quelques formules résument cette ambivalence : « privatisation du public et publicisation du privé » ou encore « socialisation des pertes et privatisation des profits ».

Le cas de l'entrepreneur Osman qui illustre cette hybridation de l'entreprise publique où la position de pouvoir - Osman fut ministre de la reconstruction - permet d'assurer une redistribution de la richesse vers le privé. Ainsi, Osman dirige le holding de BTP et une multitude d'entreprises multi-sectorielles. Un chapitre de la thèse d'Éric Gobe illustre l'extraordinaire expansion de ce potentat dirigeant Arab contractors. D'autres « astuces » permettent connexions et enrichissement. Ainsi, les cabinets conseils où d'anciens ministres font valoir leurs atouts en consultants « sachant ouvrir toutes les portes » fondent ce que les Anglo-saxons ou les chercheurs français appellent « le capitalisme des copains ».

Le modèle Osman et ses avatars moins retentissants sont proposés par Éric Gobe, en illustration d'une bourgeoisie d'affaires, prospérant à l'ombre de l'État et que l'ouverture à une économie de marché où la règle de la concurrence se trouve biaisée, a à peine égratignée.

Certaines limitations posées par l'économie de marché à la distribution de subventions, de licences et d'autres avantages n'ont fait qu'aggraver les liens entre affairistes et bureaucrates, s'ingéniant à contourner la loi.

La thèse d'Éric Gobe développe amplement la logique rentière des relations entre hommes d'affaires et État, ce dernier en tirant le consentement à une politique autoritaire. Le chapitre, étayé d'exemples, articule le favoritisme avantageant les uns, à la voracité de la bureaucratie, dans le contexte du « système de tolérance de l'État mou ». Cette mollesse n'implique pas l'absence d'une législation redondante et pléthorique, abusivement dévouée. Par à-coups, les rappels à l'ordre de l'État procèdent au rééquilibrage des prospérités surfaites.

Le droit des affaires autant que le droit constitutionnel ne sont pas institutionnalisés et demeurent inefficaces. La « plasticité » du droit sert ou dessert le monde des affaires et, dans le deuxième cas, entrave le fonctionnement des sociétés islamiques de subventions. Les illustrations conduisent à développer la théorie anglo-saxonne du crony capitalism ou capitalisme de copinage.

Cette logique favorise les situations de monopoles ou d'oligopoles et un certain nombre de situations de rentes et autres avantages préférentiels. L'afflux de revenus et de crédits exogènes étend le champ du favoritisme, à telle enseigne que les institutions internationales en appellent à une restructuration du système de financement et à un suivi plus rigoureux des projets de développement soutenus par leurs lignes de crédits.

C'est un grand banquier égyptien lui-même qui, devant la confusion, réclame « une réglementation rigoureuse du marché financier, des instruments commerciaux, des professions de l'audit et de la diffusion des informations financières ». Ce banquier dénonce « le pire des systèmes qui n'est pas tout à fait ouvert, ni tout à fait contrôlé ».

Cependant, en dehors d'une poignée de chefs d'entreprises dynamiques et transparentes qui ne craignent pas d'affronter un marché euroméditerranéen et arabe, régi par les seules règles de la concurrence, la majorité des hommes d'affaires égyptiens s'accommoderaient, selon Éric Gobe, d'un « bricolage » libéral, encore « dominé par les impératifs rentiers du pouvoir politique », source de légitimation et de pérennisation de l'État. Un libéralisme économique frelaté qui, alors même qu'il implique une forme de décentralisation, ne créerait pas « les acteurs sociaux de la démocratisation ».

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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