'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et l'ensemble des travailleurs fêtent le 1er mai dans un climat
de morosité et de reflux.
Au cours des dernières années, s'il est vrai que l'organisation
syndicale a sauvegardé
l'essentiel de ses structures, il n'en reste pas moins que la présence
et l'audience
socio-politique du syndicalisme se sont notablement rétrécies. Le
constat est dur, mais il est
là.
Les derniers développements qui doivent avoir bientôt leur épilogue
judiciaire à travers le
ou les procès intentés à M. Ismaïl Sahbani, ex-Secrétaire général, ont
terni l'image de l'UGTT
et de ses dirigeants, et pas seulement celle de M. Sahbani. L'ampleur
des manipulations
financières attribuées à ce dernier, les éléments de l'information qui
ont filtré des travaux de
la commission de contrôle, créée par la direction de l'UGTT elle-même,
posent d'innombrables
questions sur le rapport qu'entretiennent les dirigeants de la centrale
syndicale avec
l'argent... des adhérents et celui des contribuables, ou plutôt des
assurés sociaux, puisque des
sommes importantes étaient régulièrement versées par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS) - surtout par la
première citée - à l'UGTT.
Disons tout de suite que lors de cette dernière crise, totalement
focalisée sur la question des
détournements de fonds, c'est tout un scénario qui a été mis en place,
précisément pour éviter
tout « débordement » vers d'autres questions. Disons aussi que la
décision de « larguer »
Sahbani n'a pas été une décision strictement syndicale, décidée d'une
façon autonome par la
centrale syndicale. Et c'est le moins qu'on puisse dire.
Ceci dit, revenons à « l'état de l'UGTT » en cet anniversaire
international à la gloire du
travail et des luttes ouvrières et syndicales.
La direction de l'UGTT, qui reste composée de l'exécutif de M. Sahbani,
et de cet exécutif dans
son intégralité, parle, depuis la mise à l'écart de son Secrétaire
général, il y a 7 mois,
d'une opération de rectification (« Tasshih ») . En quoi consiste cette
rectification ?
Rectification de quoi exactement ? La question reste posée, car enfin M.
Sahbani n'était pas
responsable ou coupable seulement d'avoir détourné les fonds de la
centrale ou renvoyé
abusivement par-ci par-là tel ou tel syndicaliste qui ne l'arrangeait
pas !
Mais quelle UGTT ont
donc construit M. Sahbani et ses camarades depuis qu'il a pris en main,
en avril 1989 à Sousse,
avec l'appui et le soutien du pouvoir, les destinées de la centrale
syndicale ? C'est en fin de
compte cela l'essentiel ou alors, doit-on dire qu'en réalité la
direction de l'UGTT a écarté
Sahbani, mais veut assurer pour l'essentiel, la continuité dans le
changement (du Secrétaire
général et rien de plus) ?
Or, sur ces trois questions essentielles, de sérieuses questions se posent
quant à la « ligne
Sahbani » :
a) La bureaucratisation excessive et infernale du travail syndical à
tous les niveaux de la
Centrale (exécutif, unions régionales, fédérations et syndicats nationaux).
Cette bureaucratisation, dans laquelle les permanents syndicaux ont
fini par s'aligner et se
confondre avec les employés administratifs de l'UGTT, a fini par
transformer des dizaines de
dirigeants syndicaux en fonctionnaires soucieux de leurs intérêts
matériels et moraux et
finissant par faire du zèle en permanence vis-à-vis d'un Secrétaire général
agissant, mais aussi perçu
comme un patron.
La direction actuelle de l'UGTT, après avoir éliminé M. Sahbani,
a-t-elle l'intention de briser
le système construit par l'ancien Secrétaire Général, ou bien de le
faire perdurer ?
Disons, dans une première réponse que les derniers congrès d'un certain
nombre de structures
syndicales importantes, notamment les unions régionales, semblent
signifier que l'on conserve « la même clientèle », les mêmes fonctionnaires syndicaux et on continue
cahin-caha le même
chemin. Quand plusieurs secrétaires généraux d'unions régionales ou de
fédérations ou de
syndicats nationaux (donc des membres de la Commission administrative
de la centrale) se
maintiennent à leurs postes pendant 10, 15 ou même 20 ans, il y a quand
même problème !
b) L'attitude de la centrale syndicale à l'égard des grandes
orientations économiques et
sociales qui ont cours depuis une dizaine d'années laisse perplexe.
Le libéralisme, le
désengagement de l'État, les privatisations, la libéralisation des
importations, l'instauration
progressive d'une nouvelle législation du travail et des dispositions
d'ordre social quant au
système de couverture sociale, de retraite, etc., tout cela constitue
incontestablement une
atteinte aux droits des travailleurs, à la stabilité de l'emploi, aux
acquis sociaux, aux acquis
syndicaux, etc. La centrale syndicale a jusqu'ici, sous la direction de
M. Sahbani et ses
compagnons, tenté de « biaiser » entre un alignement total sur les choix gouvernementaux
auxquels on rend régulièrement hommage et quelques critiques ponctuelles
contre le libéralisme
sauvage, contre la mondialisation présentée comme un phénomène quasiment
surnaturel contre
lequel on ne peut rien.
La centrale dit se reconnaître dans les grandes orientations du
gouvernement, fixées par le
président Ben Ali, présenté même comme l'ami de l'UGTT, le défenseur des
travailleurs ! C'est de
la schizophrénie : car enfin : la nouvelle législation, réduisant le taux
de la retraite, jointe
à une augmentation du taux de la cotisation des salariés et une
réduction du taux de celle des
employeurs ; les nouvelles dispositions du code du travail sur la
flexibilité de l'emploi,
c'est-à-dire l'extension considérable des contrats à durée déterminée facilitant les
licenciements ; la limitation des droits syndicaux à l'intérieur des
entreprises ; la nouvelle
réglementation portant augmentation des contributions du citoyen, donc
du travailleur, aux
dépenses de santé etc. ; tout cela ne fait-il pas partie des grands choix
du gouvernement du
Président Ben Ali ?
Après le départ de Sahbani, Jrad et ses amis continueront-ils à biaiser
et à faire ainsi du « Sahbanisme » sans Sahbani ?
c) Le positionnement politique de l'UGTT sur la scène tunisienne
soulève un troisième problème. Avec
M. Sahbani et depuis 1989, la centrale syndicale s'est placée derechef
dans le giron du pouvoir
et du Président Ben Ali en particulier. C'est un soutien total sans
menace qu'apporte depuis 12
ans l'UGTT au chef de l'État et à son pouvoir. Pour ce faire, l'UGTT a
abandonné un terrain qui
avait fini par devenir l'un des constituants du patrimoine de la
centrale : à savoir, le terrain
de la défense des libertés, de la démocratie et des droits de l'homme.
Bien plus, les rares fois
où la centrale s'est prononcée sur ces questions durant les 12 dernières
années, c'est
lorsqu'elle a cru utile de défendre le gouvernement tunisien quand
celui-ci a été l'objet de
critiques de la part des institutions ou d'organes de presse étrangers.
Rappelons ici, comme
illustration, la fameuse lettre envoyée par Sahbani au nom de l'exécutif
au président du
Parlement européen à Strasbourg en mai 1996. Le journal Ech-Chaab
fait le black-out, à
l'image des journaux gouvernementaux, sur les informations concernant
la répression, les
procès, les atteintes aux libertés, sur les activités des associations
indépendantes telles que
la Ligue tunisienne des droits de l'homme, etc.
Par delà tout cela, la direction syndicale, en 1994 et en 1999, a cru bon
de s'impliquer dans les
élections présidentielles et d'appuyer haut et fort la candidature de
Ben Ali, même en 1999
lorsqu'il y avait trois candidats à cette élection, même si les deux concurrents
de Ben Ali n'étaient pas
des figurants de surcroît, désignés à l'avance par le pouvoir
lui-même.
Les choses étant ainsi, n'est-on pas en droit de poser sans fioritures
la question suivante :
une direction de l'UGTT qui appuie les grandes orientations
socio-économiques du gouvernement du
président Ben Ali, qui se tait (au mieux) sur l'absence de
démocratie, les violations
incessantes des libertés individuelles et physiques, les procès iniques,
les agressions
constantes contre le mouvement associatif, le véritable étouffement dont
est victime la liberté
de la presse et de l'information, une direction qui se mobilise
politiquement et en permanence,
notamment au moment des élections, dans le giron du pouvoir politique
en place et de son chef,
une telle direction avec de tels positionnements, n'est-t-on pas en droit
d'interpeller ses
membres en ces termes : « qu'avez-vous fait de l'UGTT ? qu'avez-vous
fait de l'autonomie de
l'UGTT ? qu'avez-vous fait de l'image et du prestige de l'UGTT ? »