Alternatives citoyennes Numéro 1 - 26 avril 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Bourguiba, un grand acteur de l'Histoire

 

Le 6 Avril 2000 décédait le leader Habib Bourguiba, premier président de la République Tunisienne. Photo funérailles Bourguiba Aux funérailles semi-clandestines, le peuple se vit voler son « droit à l'émotion ». Cette année, l'État-parti rattrape le corbillard en organisant un hommage très officiel. Nous qui n'avons rien oublié marquons également le souvenir de sa disparition à notre manière, c'est-à-dire dans une reconnaissance discutée au fondateur de la Tunisie indépendante.

Comment résumer en quelques pages l'oeuvre et la personnalité d'un homme qui a marqué l'histoire de son pays tout au long du XXè siècle ? Le mieux, je pense, serait de saisir la complexité, les contradictions et les ambivalences de l'individu. En lui se télescopent deux cultures, deux histoires, deux sensibilités, deux traditions, celles de l'Orient et de l'Occident entre lesquelles il ordonne, il classe, il sélectionne, il élimine, il choisit. Il hait l'immobilisme et le dogmatisme des Oulémas. Il préfère le mouvement et l'innovation. Homme des Lumières, il croyait à la souveraineté de la raison et à l'esprit rationaliste. Fervent partisan du positivisme, il était convaincu des progrès continus de l'humanité grâce à la science et à la technique.

Opposant et contestataire, il servait de catalyseur pour mobiliser les masses, conduire des manifestations, organiser réunions et meetings populaires, parcourir le pays en long et en large pour inciter à la révolte, mais en même temps, il construisait une tactique et une stratégie et bâtissait les instruments de la lutte. Souvent il était seul à prendre en charge la parution du journal qu'il avait fondé. Il avait créé un parti de masse, dirigé par une élite, une énorme machine avec sa hiérarchie, ses chefs, sa base, ses finances, sa presse, ses meetings, ses adhérents enthousiastes et habiles public-relations, avec une technique minutieuse de mobilisation et des réseaux de résistants.

Produit de deux guerres, une guerre contre la colonisation et une guère civile contre Ben Youssef, Bourguiba eut le souci de passer pour le pacificateur de la société et le conciliateur des différents courants. Il a réussi à récupérer les élites en leur assurant la stabilité, les avantages matériels et le prestige social.

En lui cohabitent l'homme aux grandes convictions, celui qui conçoit un projet global de modernisation de l'État, de la société et de la culture, mais aussi l'homme d'État pragmatique, attaché aux étapes, méfiant envers les projets aventureux, le panarabisme, le pan-maghrébisme et le panafricanisme. Il préférait les réalisations modestes mais concrètes parce qu'il jugeait que son pays et son État avaient été, depuis la tentative échouée de Jugurtha, usurpés par des envahisseurs et que la conquête arabe n'avait pas fait mieux. Sa légitimité, il la tirait de son action qui avait permis de reconstruire la société et l'État. La société ne saurait en conséquent être autonome puisque son existence est hypothéquée par la fiabilité de l'État. La société avait émergé dans la douleur grâce à son action qui avait réussi à transformer des poussières d'individus en un peuple prêt à consentir des sacrifices pour assurer sa survie.

Mais le peuple restait miné par les germes de l'archaïsme et de la décadence et par les instincts anarchiques, l'État Bourguibien devait donc veiller à la poursuite de l'édification de la société. C'est pourquoi tout le système bourguibien, parti et État, est fondé sur l'autoritarisme. Il se croit détenteur de la vérité qu'il transmet à la base, laquelle doit faire preuve de discipline et d'obéissance aveugle. L'homme de la libération nationale et de l'émancipation de la femme était cependant hostile à la démocratie. Son univers démocratique reposait sur une démocratie moniste du peuple dont il traçait lui même les orientations et le contenu, une démocratie en opposition avec une représentation plurielle des différents milieux sociaux et une alternance au pouvoir, décidée par une majorité issue des urnes.

Bourguiba était l'homme des fusions mais aussi des ruptures brutales. Il n'avait cessé de fusionner avec le souvenir de sa mère, avec son épouse, avec qui il avait gouverné le pays. Il avait fusionné avec son peuple qu'il avait aimé jusqu'à l'étouffement sous prétexte de l'élever, de l'éduquer et de l'éclairer sans se rendre compte que le peuple devenait adulte, cherchait passionnément à devenir autonome et à voler de ses propres ailes. Il était l'homme des ruptures et la plupart de ses collaborateurs avaient fait les frais de ses obsessions de la trahison, y compris Allela Laouiti, ses deux femmes et son propre fils.

Ce qui reste de Bourguiba ? Ce sont ses grandes réformes de l'administration, de l'État, de la Justice, réforme de l'Enseignement, suppression des Habous, Code du statut personnel et planning familial..., tout un ensemble qui avait engagé la société tunisienne dans un processus de sécularisation et de modernisation qui donne à son pays une avance de plusieurs générations sur l'ensemble des pays arabes et qui a engendré une classe moyenne assez nombreuse et des élites modernistes capables d'engager la Tunisie dans un véritable processus démocratique.

Bourguiba et son parti, pourtant représentatifs des couches nouvelles et partisans du suffrage universel, eurent le souci de monopoliser la représentation nationale et une méfiance à l'encontre de toute manifestation autonome. On assista alors à un décalage permanent entre les mouvements propres des couches populaires et la politique bouguibienne. Il en résultait une violence physique contre les contestataires, une méfiance active à l'égard de toutes les formes de luttes qui ne rentraient pas dans les normes politiques et pratiques du parti. Cette évolution fut facilitée par la constitution d'une bureaucratie, coupée des militants et des masses, qui eut la permanente préoccupation de maintenir le statu-quo ainsi que les privilèges des groupes dominants et empêcher toute possibilité d'évolution et de changements émanant de l'intérieur même du parti.

Bourguiba avait rempli un rôle et une fonction étroitement liée au contexte socio-politique de la période, en menant à bon terme la décolonisation et en opérant les réformes sociales, culturelles et politiques. Ce travail accompli dans les années soixante, le parti s'est trouvé confronté à un vide fonctionnel. Diminué par la maladie, Bourguiba n'avait pas compris le sens de l'évolution d'un peuple qui faisait, à partir des années soixante-dix, de l'autonomie et de la démocratie une revendication structurelle parce qu'il se rendait compte que la bureaucratie du parti et de l'État n'était plus en mesure d'opérer les changements de l'intérieur. L'évolution globale et la politique de libéralisme sauvage, inaugurée dans la décennie soixante-dix, avait sapé les bases de l'unité nationale, la politique du consensus et la centralité du nationalisme qui représentaient les piliers du régime Bourguibien. L'effondrement s'est effectué progressivement pour pousser hors de la scène, un matin du 7 novembre 1987, un grand acteur de l'histoire.

Dans la mémoire du Tunisien, Bourguiba demeurera malgré tout l'âme de la résistance nationale, l'homme qui à rétabli la dignité du dominé. Les Tunisiens n'ont pu effectuer le deuil à cause de funérailles organisés d'une façon quasi-clandestine, et l'on se souviendra probablement de ces caissières modestes d'un supermarché qui avaient abandonné la caisse et s'étaient figées devant les postes de télévision, laissant dignement couler leurs larmes à l'annonce de la mort du grand disparu ; l'on se souviendra également de ces cortèges d'écoliers qui n'avaient pourtant pas connu Bourguiba et qui avaient bravé la police pour faire leurs adieux derrière le cortège funèbre comme s'ils voulaient s'engager à faire un peu mieux et continuer une grande oeuvre, restée inachevée.

 

Mustapha Kraïem
Historien, professeur d'Université. Tunis.
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