Dans le « bricolage » d'un modèle libéral qui se pratique dans les pays émergents,
l'autoritarisme se conjugue avec des velléités d'expression d'une
bourgeoisie entreprenante qui
ne tirerait plus son expansion de ses connexions multiples avec
l'appareil d'État. Est-ce la
tendance en Égypte ? Dans sa thèse sur les entrepreneurs égyptiens, Éric
Gobe, politologue
attaché à l'IMRC et coordinateur d'une recherche sur ce thème à
l'échelle du monde arabe, montre
en conclusion beaucoup de scepticisme sur la capacité des hommes
d'affaires égyptiens à sortir
de l'ère du « capitalisme des copains » pour affirmer une existence
autonome, opérant selon les
seules règles du marché.
xiste-t-il une corrélation obligatoire entre démocratie et société
marchande ? La thèse de Éric
Gobe sur les entrepreneurs égyptiens à l'ère de l'Infitah tente de
répondre à cette question,
de manière assez négative du reste.
L'expansion des forces du marché peut continuer à se faire sous le
parapluie d'un régime
autoritaire, surtout quand persiste la menace de subversion populaire
(en Égypte, c'est le cas
des islamistes). À l'inverse, lorsque la contrainte elle-même s'exacerbe
et se pervertit,
lorsqu'elle pourrit même le processus de développement détourné au
profit d'une oligarchie, la
classe des hommes d'affaires peut entrer en opposition avec une gestion
paralysante du pouvoir
et s'associer aux autres forces de la société civile, pour précipiter
une transition
démocratique.
Un préambule théorique distingue les variantes de l'État autoritaire,
selon une grille
scientifique et quelques modèles actuels. Une lecture rapide de
l'ouvrage, appuyée sur des
illustrations tirées de l'enquête minutieuse d'Éric Gobe, fait
apparaître un État « mou »
fonctionnant selon un système de tolérance, dégageant une marge de
manoeuvre à la bourgeoisie
d'affaires égyptienne, tout en la maintenant sous son contrôle et sa
haute protection.
En Égypte, l'Infitah maintient le dualisme de l'autoritarisme s'exerçant
dans le cadre d'un
effort de développement libéral, public et privé, s'inter-pénétrant dans
la permanence de moeurs
rentières et de velléités d'autonomisation des producteurs. Quelques
formules résument cette
ambivalence : « privatisation du public et publicisation du privé » ou
encore « socialisation
des pertes et privatisation des profits ».
Le cas de l'entrepreneur Osman qui illustre cette hybridation de
l'entreprise publique où la
position de pouvoir - Osman fut ministre de la reconstruction - permet
d'assurer une
redistribution de la richesse vers le privé. Ainsi, Osman dirige le
holding de BTP et une
multitude d'entreprises multi-sectorielles. Un chapitre de la thèse
d'Éric Gobe illustre
l'extraordinaire expansion de ce potentat dirigeant Arab contractors.
D'autres « astuces » permettent connexions et enrichissement. Ainsi, les
cabinets conseils où
d'anciens ministres font valoir leurs atouts en consultants « sachant
ouvrir toutes les portes »
fondent ce que les Anglo-saxons ou les chercheurs français appellent « le capitalisme des
copains ».
Le modèle Osman et ses avatars moins retentissants sont proposés par
Éric Gobe, en illustration
d'une bourgeoisie d'affaires, prospérant à l'ombre de l'État et que
l'ouverture à une économie
de marché où la règle de la concurrence se trouve biaisée, a à peine égratignée.
Certaines limitations posées par l'économie de marché à la distribution
de subventions, de
licences et d'autres avantages n'ont fait qu'aggraver les liens entre
affairistes et
bureaucrates, s'ingéniant à contourner la loi.
La thèse d'Éric Gobe développe amplement la logique rentière des
relations entre hommes
d'affaires et État, ce dernier en tirant le consentement à une politique
autoritaire. Le
chapitre, étayé d'exemples, articule le favoritisme avantageant les uns,
à la voracité de la
bureaucratie, dans le contexte du « système de tolérance de l'État mou ». Cette mollesse
n'implique pas l'absence d'une législation redondante et pléthorique,
abusivement dévouée. Par
à-coups, les rappels à l'ordre de l'État procèdent au rééquilibrage des
prospérités surfaites.
Le droit des affaires autant que le droit constitutionnel ne sont pas
institutionnalisés et
demeurent inefficaces. La « plasticité » du droit sert ou dessert le
monde des affaires et, dans
le deuxième cas, entrave le fonctionnement des sociétés islamiques de
subventions. Les
illustrations conduisent à développer la théorie anglo-saxonne du crony
capitalism ou
capitalisme de copinage.
Cette logique favorise les situations de monopoles ou d'oligopoles et un
certain nombre de
situations de rentes et autres avantages préférentiels. L'afflux de
revenus et de crédits
exogènes étend le champ du favoritisme, à telle enseigne que les
institutions internationales en
appellent à une restructuration du système de financement et à un suivi
plus rigoureux des
projets de développement soutenus par leurs lignes de crédits.
C'est un grand banquier égyptien lui-même qui, devant la confusion,
réclame « une réglementation
rigoureuse du marché financier, des instruments commerciaux, des
professions de l'audit et de la
diffusion des informations financières ». Ce banquier dénonce « le pire
des systèmes qui n'est
pas tout à fait ouvert, ni tout à fait contrôlé ».
Cependant, en dehors d'une poignée de chefs d'entreprises dynamiques et
transparentes qui ne
craignent pas d'affronter un marché euroméditerranéen et arabe, régi par
les seules règles de la
concurrence, la majorité des hommes d'affaires égyptiens
s'accommoderaient, selon Éric Gobe,
d'un « bricolage » libéral, encore « dominé par les impératifs rentiers
du pouvoir politique »,
source de légitimation et de pérennisation de l'État. Un libéralisme
économique frelaté qui,
alors même qu'il implique une forme de décentralisation, ne créerait pas
« les acteurs sociaux
de la démocratisation ».