mbassadeur de Tunisie en retraite, Ahmed Abderraouf Ounaïes
a bien voulu développer pour Alternatives citoyennes son point de vue
d'ancien dimplomate sur la question des rapports euro-méditerranéens.
S'interrogeant tout d'abord sur notre rapport à l'Europe, il nous fait
part dans sa contribution de son premier bilan des accords et projets de
partenariat, avec l'Europe, comme avec les États-Unis.
L'Europe et nous
La grande question est dans le nous.
Le rapport à l'Europe est intimement lié à notre perception de
nous-mêmes. Je crois savoir où en est l'Europe de son voisinage. Je
n'en dirais pas autant de nous-mêmes. Trois éléments, à mon sens,
définissent aujourd'hui cette relation.
La société tunisienne a cessé de s'assimiler à la
catégorie du sous-développement économique et a cessé de légitimer
l'assistance comme un dû en compensation de l'exploitation coloniale
passée. Cet acte d'émancipation, qui est un approfondissement de
l'indépendance politique, est essentiel : il témoigne d'une
maturité historique et de la volonté de s'assumer totalement et dans
la parité. Tel est le tournant conceptuel qui a conduit au
partenariat.
D'autre part, le modèle social et politique qui
illustre à nos yeux le régime juste et conforme aux valeurs de notre
temps n'est offert nulle part dans les sociétés arabes ou islamiques,
mais bien dans cette Europe voisine. Les pères de la grande Nahdha et
les réformateurs tunisiens tels que Kheireddine Pacha et Habib
Bourguiba l'ont déjà observé. Depuis plus d'un siècle, nous suivons le
fonctionnement et les péripéties de ce modèle parce que nous réalisons
bien qu'il reflète une rationalité d'essence humaine et non pas
spécifiquement économique ou ethnique ou religieuse. Aujourd'hui, nous
l'intériorisons comme un développement assimilable dans notre propre
expérience.
Enfin, nous mesurons l'attention et l'intérêt
portés en retour par l'Europe voisine à notre développement
économique, social et politique. Nous n'observons pas la même
attention chez d'autres nations. Par-delà les calculs d'intérêt
objectif que pourrait suggérer cette forme de polarisation, il est
clair que la relation correspond en définitive à un destin commun.
Réduire ce rapport au volume des intérêts économiques, comme on se
plaît à le faire chez nous de temps à autre, traduit une grave
méconnaissance de l'Histoire, de l'Europe et de nous-mêmes.
Il reste à clarifier deux points importants.
D'abord, l'Europe développe une civilisation où la séparation des
pouvoirs et la liberté du citoyen ne sont pas des bouts d'articles
consignés dans des Codes et dans des tiroirs, mais une conquête réelle
protégée par l'État et surtout par la société civile. Du fait de cette
conquête, les sociétés Européennes se mettent et se remettent en
question avec une vigueur morale et avec une rigueur intellectuelle
qui les destinent à des progrès toujours plus grands. En comparaison,
notre société subit de son propre fait un dogmatisme stérile et
aveuglant. Sous cet angle, l'écart de civilisation est dramatique.
D'autre part, l'Europe a fini par dépasser politiquement et
philosophiquement le fait colonial. Nous la tenons néanmoins coupable
de ne pas dénoncer, en termes clairs et politiquement signifiants, le
colonialisme qui sévit aujourd'hui en Palestine. Pour nous, la nuit
coloniale ne sera pas tout à fait dissipée tant que cette dénonciation
indispensable ne sera pas librement et courageusement proclamée.
Bilan du partenariat à ce
stade du Processus de Barcelone
Le partenariat
euro-méditerranéen consiste en un engagement global d'édifier une
région mieux intégrée et plus équilibrée sur trois plans : le
plan économique certes mais aussi le plan politique et sécuritaire,
ainsi que le plan social, culturel et humanitaire. Ces plans sont
interdépendants et parfaitement convergents. Dans le tableau régional
contrasté, aussi bien Nord-Sud que Sud-Sud, l'architecture
conceptuelle et fonctionnelle du partenariat a donc le mérite de
développer une double dynamique en tant que vecteur de développement
économique et en tant que vecteur de transformations institutionnelles
et politiques.
Les instruments financiers du partenariat (fonds
d'aide MEDA et prêts bonifiés de la Banque Européenne
d'Investissement) témoignent que ce projet est plus qu'un système de
libre-échange. Ces instruments illustrent en fait le maintien d'une
politique d'assistance Nord-Sud que rien ne justifie dans l'option du
libre-échange et qui, de nos jours, n'a guère d'équivalent dans les
organisations régionales de même nature inter-américaines ou
inter-asiatiques. Cette politique d'assistance est posée
unilatéralement par l'Union Européenne et doit être appréciée dans le
contexte mondial dominé par l'élimination du système des préférences
et la réduction générale de l'aide internationale publique.
La Tunisie, pour sa part, avait librement
souscrit en avril 1994 aux Accords de Marrakech qui éliminent à terme
le régime des préférences - base de nos échanges avec la
Communauté Européenne - et avait paraphé en avril 1995 l'Accord
de partenariat qui l'engageait donc dans la logique du libre-échange.
Elle avait ainsi dressé en toute responsabilité le cadre d'avenir de
son insertion dans l'économie régionale et mondiale. Les implications
politiques et économiques de cette option sont certes lourdes, mais
elles sont claires.
Pour les pays arabo-méditerranéens dans leur
ensemble, ce projet de partenariat inaugure une nouvelle ère
d'apprentissage de la multilatéralité réelle. Nos pays n'avaient guère
pratiqué cette méthode de l'engagement à plusieurs dans la
construction d'un ensemble concret aux répercussions directes sur les
investissements, la production, l'exportation, ainsi que sur le
respect des principes et des valeurs de portée politique, sociale et
humanitaire. Ce droit de regard collectif est, pour les pays arabes,
une audace politique, une intrusion dans le champ clos de la
souveraineté nationale dont on ne soupçonnait guère la portée, tant
les schémas de souveraineté exclusive et chauvine étaient ancrés dans
nos pratiques. Les projets de même nature, tels que l'UMA, n'ont
jamais franchi le seuil de la phase concrète où le compromis de
souveraineté devient exigible : de tels projets étaient donc
restés lettre morte.
Au bout de cinq ans ou plus, il est indispensable
de relever la modestie des moyens mobilisés par l'Europe pour le
développement économique des partenaires méditerranéens. Il est juste
de déplorer la faiblesse des échanges entre sud-méditerranéens et
leurs réticences dans la mise en oeuvre des engagements relatifs à la
pratique démocratique et au respect des droits de l'homme et des
libertés publiques. En novembre dernier, la Conférence de Marseille
s'en était tenue apparemment à cette balance... qui semble néanmoins
simpliste. Le problème du développement économique et politique posé
par le Processus de Barcelone est plus profond.
Les bilans dressés au sein des gouvernements et
hors des gouvernements se rejoignent dans un même dilemme, celui du
lien entre développement économique, développement politique et
stabilité. Le partenariat bien compris peut assurer la réalisation de
ces trois objectifs sur la base d'une intelligence commune de ce lien.
Pour l'Europe, ce lien signifie que l'exercice des libertés
démocratiques assure un développement économique durable et plus sain,
c'est-à-dire mieux préservé des dérives de la corruption, des
privilèges politiques abusifs et des détournements criminels des
ressources, et garantit de ce fait, par le moyen de la libre critique
et du débat ouvert, la netteté du processus économique et la stabilité
politique.
Pour les partenaires arabo-méditerranéens, un certain seuil de
développement économique est préalable à l'expansion démocratique et
au relâchement des mesures de sécurité intérieure. L'expérience des
échecs économiques et des violences politiques qui affligent certains
de nos pays et qui compromettent leur stabilité sont interprétés
différemment par les deux bords. Cette divergence fondamentale reste
au coeur du problème et relance, chez les élites mais pas assez
largement dans l'opinion, un débat de société qui nous éclaire
sur le développement contrarié du partenariat.
Faut-il préférer le modèle européen au
modèle américain ?
Le projet de partenariat
États-Unis-Maghreb, qui remonte à juin 1998 et qui porte le nom du
Sous-Secrétaire d'État de l'époque, Stuart Eizenstat, consiste en une
coopération économique centrée sur le commerce et les investissements
entre les États-Unis d'une part et les pays maghrébins d'autre part,
sous la condition que ces pays éliminent les barrières commerciales
entre eux et qu'ils admettent un rôle central pour le secteur privé.
L'offre exclut toute politique d'assistance ou de don, y compris le
recyclage de la dette. Sans exclure la Libye qui reste un candidat
potentiel, le projet inclut la Mauritanie - depuis mai
dernier - et les trois pays centraux, Tunisie, Algérie et Maroc.
Dans sa consistance, l'offre est parfaitement compatible avec le
projet euro-méditerranéen. L'un et l'autre reposent sur les mêmes
principes théoriques et économiques et, sur le terrain, ils ne
pourraient que conforter et accélérer l'essor économique du Maghreb et
activer son potentiel de changement. Notre intérêt économique et
stratégique est certainement de jouer l'une et l'autre cartes. Les
difficultés se situent à d'autres niveaux.
- D'abord, le décloisonnement des marchés
inter-maghrébins - condition sine qua non- requiert une
décision d'ordre politique que certains États du Maghreb ne sont pas
en état de consentir à ce stade. La Déclaration d'Agadir du 8 mai 2001
va dans ce sens mais, entre l'accord de principe et l'entrée en
vigueur du libre-échange inter-maghrébin, les délais sont longs de
sorte que la clause conditionnelle de la levée des barrières
commerciales bloquera longtemps encore ce partenariat avec les États-Unis. Du reste, le rôle central dévolu au secteur privé requiert
pratiquement le renoncement au dirigisme, c'est-à-dire un rééquilibre
institutionnel réducteur du pouvoir d'État qui, à ce stade, est
dominant sur la scène maghrébine. Nos partenaires Européens aussi
recommandent le décloisonnement des marchés Sud-Sud et un rôle plus
équilibré du secteur privé, mais de manière incitative, sans en faire
des préalables. Le modèle européen s'inscrit ainsi dans une démarche
plus réaliste, respectueuse des pratiques politiques de ce monde du
Sud, à la fois pragmatique, incitative et évolutive.
- D'autre part, pour légitimes et très
modernes que soient les conditions du projet Eizenstat avec le
Maghreb, il faut réaliser que le partenariat américain au Machrek est
fondé sur des bases d'une autre nature et sur des moyens d'une autre
envergure. Si le modèle proposé au Maghreb est multilatéral, les
projets Gore-Mubarak avec l'Égypte et les autres projets avec la
Jordanie et avec Israël restent bilatéraux. Le projet de simple libre
échange avec l'Autorité palestinienne est évidemment unilatéral.
Enfin, pour Israël et l'Égypte, les États-Unis réservent des
allocations annuelles totalisant 7 milliards de Dollars ;
l'Égypte en outre avait bénéficié en 1991 de la suppression de sa
dette. Cette politique de partenariat différencié entre Israël et
l'Égypte d'une part et les autres pays méditerranéens d'autre part,
aggrave les disparités au sein de la même région sans s'embarrasser
de principes. En comparaison, le partenariat euro-méditerranéen, du
fait même de sa multilatéralité, s'interdit de tels écarts et
développe ainsi un potentiel unificateur incomparable.
- Quant au fond, ne nous y trompons pas,
États-Unis et Europe font la même analyse de la scène maghrébine, la
différence tient à la seule démarche, laquelle renvoie à des priorités
d'ordre non pas économique mais stratégique. Plus les États-Unis se
persuadent de la capacité de l'Europe d'assumer graduellement un rôle
stratégique en Méditerranée, plus ils s'immiscent à tout prix dans le
champ régional afin de se réserver la faculté de trancher le statut
d'Israël à leurs conditions et non aux conditions européennes, et afin
de tenir la haute main sur les ressources énergétiques de la région
sans partage et sans compromis, quitte à bousculer les principes, les
alliances et les partenaires périphériques.
Dans cette lutte seconde entre les deux pôles,
les systèmes de partenariat et leur consistance constituent un
indicateur de l'échelle d'intérêt stratégique des principaux acteurs
et, accessoirement, un levier d'action réciproque entre partenaires. A
ce stade, la persistante fragmentation des pays arabes et leurs liens
très inégaux avec l'un et l'autre pôles ne prêtent guère au partenaire
Européen la part de soutien indispensable pour compenser l'impact
régional et global des États-Unis. Ce tableau juge de la clairvoyance
et du sens stratégique de la grande famille arabe.