a mondialisation dite libérale et en fait étroitement capitaliste étend sa domination à la planète toute entière. Les processus qu'elle met en oeuvre accélèrent la marchandisation du monde au profit d'une minorité d'acteurs (groupes industriels et financiers mondiaux) et confisquent la citoyenneté et la souveraineté des peuples et des États. Ils aggravent l'insécurité économique et les inégalités sociales au Nord et au Sud et creusent davantage le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres. Ceux-là, sont tout particulièrement soumis au régime dévastateur des politiques d'ajustement structurel qui empêchent leur développement en les fragilisant davantage et en aggravant leur dépendance aux pôles économiques dominants du Nord.
À l'échelle de la Méditerranée, le Processus de Barcelone, à l'oeuvre depuis 1995, vise la constitution d'un espace politique, stratégique, économique et culturel. Ce partenariat euro-méditerranéen est avant tout une étape de cette mondialisation libérale, de la guerre du libéralisme économique contre les droits des citoyens et des peuples. La politique euro-méditerranéenne actuelle ne correspond pas aux aspirations et à la volonté des peuples. Pourtant, une dynamique régionale est bien à créer, pour répondre aux besoins immenses et urgents auxquels sont confrontés les peuples, particulièrement au Sud. La construction de coopérations, avec le développement social pour objectif, est urgente en Méditerranée.
En convergence avec le mouvement universel contre la mondialisation libérale, qui s'est exprimé à Seattle, Bangkok, Genève, Prague et à la Marche Mondiale des femmes, « L'autre sommet » de Marseille 2000, est une première étape dans la mise en commun des efforts de réflexion et d'organisation de la riposte en Méditerranée. Cependant, cette dernière n'est en rien un espace exclusif. Les associations et organisations qui font converger leurs efforts dans le cadre de « L'autre sommet » mènent en parallèle la lutte contre le libéralisme en Europe, dans la région arabe, ou ailleurs.
Un constat d'échec économique et social
Le partenariat euro-méditerranéen, tel qu'il s'organise, vise à créer, dans une situation de dépendance renforcée, une zone de libre échange entre les économies des rives Sud et Est de la Méditerranée et celle de l'Union Européenne, avant 2010. Dans cette stratégie, l'Europe pèse de tout son poids d'entité unifiée face à des pays dont elle ne veut pas reconnaître les intérêts communs qu'il s'agisse du Monde arabe ou des Balkans. Loin d'offrir des perspectives de développement aux politiques post-indépendances, globalement en échec, il déstabilise et déstructure en profondeur les systèmes économiques et sociaux fragilisés, qui supportent déjà le poids de la dette extérieure, la chute des prix des matières premières, la logique des Plans d'Ajustement Structurels imposés par le FMI et la Banque Mondiale. La solution miracle proposée au pays du Sud pour atteindre enfin la « prospérité » est aussi à l'oeuvre en Europe ; c'est la libéralisation à outrance de leurs économies et le libre-échange généralisé, conformément aux règles de l'OMC : désengagement de l'État et privatisation des entreprises et des services publics, encouragements multiformes au secteur privé, notamment par la pression sur le coût et les conditions de travail, réorientation de la production des biens et des services en fonction d'une insertion, en position subordonnée, dans le marché mondial, priorité à l'investissement étranger et liberté totale de circulation des marchandises et des capitaux. Tous les obstacles à la libre circulation des capitaux et à l'investissement étranger - y compris l'instabilité politique et sociale - sont censés être supprimés. Les pays du Sud sont progressivement remodelés en espaces économiques ouverts et sans protection douanière face aux pays de l'Union Européenne. Ceux-là sont tout particulièrement soumis au régime dévastateur des PAS qui, avec la complicité de gouvernants locaux ne disposant souvent d'aucune légitimité populaire, empêchent leur développement en les fragilisant davantage.
Loin de favoriser un développement autonome et respectueux de l'environnement et des hommes, la logique des accords ne peut qu'aboutir à renforcer le fossé existant entre les pays du Nord, disposant d'une industrie puissante et compétitive, et les États du Sud, victimes de décennies de spoliations et de rapports inégaux. Sans protection, une grande partie du tissu industriel de ces États est directement menacée de liquidation. Les rares secteurs où plusieurs d'entre eux sont compétitifs restent exclus des dits accords.
La restructuration libérale des pays du Sud implique une austérité aggravée, la baisse des salaires, à tous les niveaux de qualification, notamment pour la main d'oeuvre la moins qualifiée, une augmentation de la pression fiscale, le développement du chômage et de l'emploi précaire ainsi que la dégradation des conditions de travail. Les progrès en termes de généralisation de l'enseignement et de lutte contre l'analphabétisme, d'investissement dans la recherche, d'extension des services de santé et de résorption de l'habitat précaire et insalubre sont remis en cause.
Pour les salariés européens, ce partenariat conforte la puissance des entreprises transnationales qui les mettent en concurrence avec les travailleurs des pays du Sud. Les disparités sociales entre l'Europe et les pays du Sud sont ainsi utilisées pour comprimer les droits sociaux des travailleurs des deux rives, battre en brèche les libertés syndicales et au delà, l'ensemble des attributs de la citoyenneté. Les femmes et les enfants sont les premières victimes de cette politique.
Un constat d'échec politique et démocratique
L'espace euro-méditerranéen, nous répète-t-on, sera un espace de respect des droits humains et de la démocratie. Mais quel crédit accorder à ces États européens, qui, cinq années après la signature de la déclaration de Barcelone, continuent de soutenir les régimes les plus autoritaires et les plus répressifs de la région ? Quel crédit peut-on donner à la volonté affirmée de défendre les droits de la personne humaine alors qu'un de ses droits élémentaires, le droit de circulation, est bafoué en permanence par la forteresse de Schengen ? La libre circulation n'est prévue que pour les marchandises et les capitaux, pas pour les femmes et les hommes !
Il ne peut être question d'une paix régionale et de la proclamation du droit des peuples à vivre libres alors que le fait colonial israélien se poursuit et que le
peuple palestinien se voit dénier le droit de constituer un État indépendant, que ses enfants sont massacrés en toute impunité et qu'une partie de sa population est contrainte à un exil sans fin. D'autres peuples de la région (peuples kurdes et sahraouis) connaissent des situations similaires.
La démocratie n'est qu'un vain mot lorsqu'elle ne signifie pas la souveraineté populaire. Or celle-ci est constamment remise en cause tant par le fonctionnement des institutions européennes que dans les États du Sud. Personne n'a demandé leur avis aux populations concernées par le projet euro-méditerranéen, qui, quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, apparaît comme un rapport d'allégeance des pays du Sud à l'Europe.
Ce que nous voulons
À cette Méditerranée basée sur l'inégalité, l'injustice et le non-droit, nous opposons une autre Méditerranée ; une Méditerranée citoyenne, démocratique, sociale, solidaire et respectueuse de l'environnement. Le projet méditerranéen doit être basé sur une véritable logique de coopération qui soit profitable à tous les peuples de la région. Il s'agit de combler le fossé entre les deux rives au besoin par des mesures inégales en faveur des peuples du Sud qui permettent à terme d'harmoniser vers le haut les conditions de vie et de travail de l'ensemble des peuples méditerranéens. La Méditerranée que nous voulons, sera construite pour répondre aux besoins sociaux, politiques, éducatifs et culturels des peuples et non pas à des contraintes prétendument fatales du marché.
Au Sud comme au Nord, des atouts existent pour échapper aux maux que sont misère, chômage massif, analphabétisme, violences, conflits, intégrismes, concurrence, délocalisations, exclusion, racisme et inégalités. Des citoyens, des ONG, des associations et des syndicats de tous pays, seuls ou en réseaux, s'engagent pour résister, faire vivre la solidarité, les cultures, concrétiser de multiples projets locaux.
Le modèle de développement agricole des pays du Nord est un modèle d'agriculture industrielle qui détruit les paysanneries. Il ne peut s'imposer aux pays méditerranéens. Bien au contraire, l'objet des coopérations sur l'espace méditerranéen est de sauver les agricultures paysannes des différents pays dans l'objectif d'une agriculture peuplante, respectueuse de l'environnement et productrice de biens alimentaires adaptés à leurs besoins, respectueuse de leurs valeurs culturelles. Des critères nouveaux de distribution des aides publiques doivent permettre d'atteindre cela.
Nous voulons une Méditerranée libérée du chômage et de la précarité, garantissant un droit fondamental à l'accès à l'alimentation pour tous, une protection sociale véritable à tous ses habitants, un salaire et un logement décents, une couverture sanitaire gratuite incluant les traitements les plus modernes, comme la trithérapie, qui n'a pas droit de cité dans les pays du Sud, et un accès libre et égal à l'éducation. De manière prioritaire, il faut assurer la défense du service public, l'accès à la terre, et faire cesser la privatisation des transports, des communications, de l'électricité, du gaz, de l'eau, de l'éducation, de la santé, de la recherche et de la sécurité sociale. Les participants de « L'autre sommet » exigent l'exclusion des services, de l'investissement, de l'environnement, de l'eau et de l'énergie, des négociations commerciales de l'OMC et de l'AGCS. C'est dans le cadre de véritables services publics oeuvrant dans une éthique commune que peut se mettre en place une véritable coopération et non dans les investissements à buts lucratifs réalisés par les nouvelles entreprises issues de la privatisation des services en Europe.
De même, il faut lever les entraves à la libre circulation des personnes, régulariser la situation de tous les sans-papiers grâce à l'obtention d'une carte de séjour de 10 ans pour tous les Sans Papiers et étendre la citoyenneté nationale par le droit de vote aux résidents étrangers en Europe.
La construction de l'espace méditerranéen doit prendre en considération le principe d'égalité entre les femmes et les hommes comme facteur de progrès, de développement durable et de justice sociale. La Convention de Copenhague pour l'élimination des discriminations à l'égard des femmes (CEDAW) doit être signée, ratifiée et mise en oeuvre sans réserve par les États de Méditerranée.
Enfin nous demandons l'application stricte des conventions internationales sur les droits des enfants.
Ces exigences imposent un véritable financement du social à l'échelle méditerranéenne. Des ressources importantes peuvent être dégagées par l'Europe, notamment si elle prenait l'initiative pour une taxation des transactions financières (type taxe Tobin) et d'annuler la dette des pays du Sud et de l'Est méditerranéen. D'ores et déjà les pays européens devraient mettre en oeuvre leurs engagements de consacrer 0,7% de leur PIB à l'aide publique au développement.
L'Europe doit reconnaître les entités présentes autour de la Méditerranée, en particulier les peuples arabes, et traiter avec eux sur un pied d'égalité. Les peuples doivent pouvoir disposer d'eux-mêmes et choisir leur avenir. Ils doivent pouvoir décider démocratiquement du type de relations qu'ils veulent développer avec les autres peuples de la région méditerranéenne. Les questions des droits humains, telles que l'abolition de la peine de mort, la démocratie et la souveraineté populaire ne sont pas des questions annexes mais sont fondatrices du partenariat que nous voulons. De même, ces mécanismes doivent être démocratiques et permettre un contrôle citoyen depuis l'élaboration des projets jusqu'à leur mise en oeuvre.
Enfin, la construction de la paix en Méditerranée exige comme mesures immédiates la dénucléarisation de la zone, le démantèlement de toutes les bases militaires américaines et de l'OTAN dans la région et la levée immédiate des embargos qui frappent les peuples libyen, irakien et soudanais. L'ONU ne peut assumer sa fonction originelle tant qu'elle n'est pas indépendante et libérée de l'hégémonie américaine.
Nous mettons en place un collectif de résistance
La réalisation de ces mesures comme la définition et la mise en oeuvre d'une alternative plus large suppose une dynamique sociale, solidaire et respectueuse du pluralisme culturel et de l'environnement s'appuyant sur les forces démocratiques et populaires. Les organisations partie prenantes de « L'autre sommet », associations, syndicats, partis, ONG, ont pour ambition de développer leur action de manière coordonnée par la mise en place d'un réseau à l'échelle régionale. Il va poursuivre et élargir ce premier mouvement de résistance collective au processus de Barcelone pour lui donner une ampleur proportionnée à l'agression qu'il constitue et lui permettre de dépasser le strict cadre géographique dans lequel ce processus s'inscrit.
Notamment,
- en prolongeant le travail initié à Marseille au sein de groupes thématiques qui mutualiseront leurs travaux en les publiant régulièrement ;
- en coordonnant les actions que nous pourrons construire à l'échelle régionale ou infra-régionale en tenant compte du calendrier euro-méditerranéen et de celui des institutions internationales ;
- en nous impliquant dans les mobilisations à venir sur des espaces délimités par d'autres réalités géostratégiques (Monde arabe, Afrique, Europe de l'Est...) ;
- en relayant et en rejoignant toutes les campagnes mondiales qui s'inscrivent dans le champ de nos luttes, notamment au contre sommet de Nice (6-7 décembre 2000) ;
- en mettant en place une coopération concrète visant au renforcement ou à la construction des outils de lutte, de mobilisation - syndicaux, associatifs, politiques - nécessaires à la défense de nos objectifs.
Des victoires ont été remportées, d'autres sont possibles.
Marseille, le 9 novembre 2000
Liste des signataires :
- Center for trade union worker's service (Egypte)
- Association pour une taxation des transactions financières pour une aide aux citoyens (Attac Espagne)
- Paz y solidaridad (Espagne)
- RED Ciudadana por la abolicion de la deuda externa (Espagne)
- Association pour une taxation des transactions financières pour une aide aux citoyens (Attac France)
- Collectif « Le Monde n'est pas une marchandise » Marseille (France)
- Coordination nationale des collectifs des sans-papiers (France)
- Méditerranée Solidaire(s) (France)
- Syndicat National de l'Enseignement Supérieur (SNESup) (France)
- Associazione Mediterranea (Italie)
- Institut Nord-Sud (Liban)
- Association pour une taxation des transactions financières pour une aide aux citoyens (Attac Maroc)
- Democracy and worker's rights center (Palestine)
- Rassemblement pour une alternative internationale de développement (RAID-Attac Tunisie)
- Sindacato intercategoriale dei Comitati di base (Sin.COBAS) (Italie)
- Survie (France)
- Festival TransMéditerranée (France)
- Fédération CGT de l'Energie (France)
Sigles et abréviations utilisés
- AGCS : Accord général sur le commerce des services
- CEDAW : Convention for élimination of discrimination against women
- FMI : Fonds monétaire international
- OMC : Organisation mondiale du commerce
- ONG : Organisation non gouvernementale
- ONU : Organisation des Nations-Unies
- OTAN : Organisation du traité de l'Atlantique Nord
- PAS : Plan d'ajustement structurel
Les reportages son et video de L'autre sommet (9-11 novembre 2000 à Marseille) sont en ligne sur le site de l'AMIC (Agence multimedia d'information citoyenne).