Alternatives citoyennes Numéro 3 - 10 juillet 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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« Amener le partenariat euro-méditerranéen au coeur du débat public »
Conversation avec l'économiste Azzem Mahjoub

 

Avec une population de 600 millions d'habitants, l'espace euro-méditerranéen représente 30% de la production mondiale, dont la répartition entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée reste cependant très inégale. Un seul chiffre en atteste : l'Union Européenne représente 90% du PIB global de la zone euro-méditerranéenne, dont on peut déduire un second, à savoir que le revenu par tête d'habitant en Europe est 12 fois supérieur à celui des pays du Sud. D'autres paramètres marquent le décalage entre deux mondes d'inégale puissance : les pays du Nord sont très industrialisés et l'agriculture n'y représente que 5% du PIB alors que dans les pays du Sud où l'agriculture représente 15% du PIB, l'industrialisation bat de l'aile et est de surcroît menacée de liquidation, tant le tissu industriel est obsolète (ainsi, en Tunisie, les 2/3 de ce tissu industriel prend l'eau et pourrait couler, le reste seulement devant être mis à niveau).

Les accords de partenariat prennent acte de ce déséquilibre financier, d'autant plus grave que les aides prévues tardent souvent à venir. Le programme MEDA qui n'était jusqu'ici que de 3,3 millions d'Euros va être porté à 5,3 millions d'Euros pour la période 2001-2006. Toutefois, les pays du Sud soulignent que les aides qui leur viennent d'Europe ne représente que 2% des flux financiers globaux. C'est un partenariat d'autant plus déséquilibré qu'une « théologie libérale » selon l'expression de l'économiste Jean-Paul Fitoussi installe une économie de marché, âpre et qui pourrait être ravageuse et non pas « une démocratie de marché », qui développerait le sens du partage et serait plus généreuse.

Pourtant, l'Europe a d'immenses intérêts en Méditerranée, d'autant moins à compromettre qu'elle y est en compétition avec les USA. L'économiste et universitaire tunisien Azzem Mahjoub souligne les enjeux géostratégiques de cette zone. « Il s'agit d'une des zones les plus conflictuelles et les plus militarisées au monde, celle où les dépenses militaires sont les plus élevées ». En effet, trois puissances nucléaires y sont présentes, les USA, la France et Israël. L'OTAN n'est pas loin et la 6ème flotte américaine croise en Méditerranée.

En dehors des explosifs Balkans et de la Turquie ouverte à toutes les turbulences, le conflit israélo-palestinien risque de porter le chaos dans ce présumé « lac de paix » qu'est la Méditerranée. Le monde arabe qui forme la majorité des États du flanc sud consacre 10% de son revenu au minimum aux dépenses militaires (alors que la moyenne mondiale est de 3,5%). Le terrorisme islamiste vient couronner de terribles hypothèques, en jetant son OPA sur cette rive. À cet ensemble de surdéterminations stratégiques s'ajoute le fait que la Méditerranée est une zone de transit vers le Golfe et l'or noir. Les USA y ont leur bras armé et leur avant-poste en Israël, mais l'Europe, et particulièrement la France, entendent bien y occuper quelques fortes positions. L'aide apportée financièrement et politiquement à l'Autorité palestinienne est le cheval de Troie européen au Proche-Orient, dont les Palestiniens voudraient bien voir s'ouvrir le ventre, d'où sortirait une force d'interposition dans leur conflit avec Israël. La population de cette zone, en large partie arabo-musulmane et qui ne représente (le long de la rive sud) que 4% de la population mondiale, a donc un poids consistant, stratégique, politique, économique et symbolique.

C'est dans cette espace que la toute petite Tunisie signe la première des accords de partenariat. En 1995 déjà, à quelques semaines de la signature, des universitaires tunisiens, experts dans différents domaines, avaient attiré l'attention des pouvoirs publics sur les risques d'une signature hâtive, non négociée. Tout au long de ces six années, ils n'ont pas manqué de marquer leurs réserves et leurs appréhensions, relayant ainsi les craintes et les protestations de larges franges d'entrepreneurs tunisiens, insuffisamment innovateurs, très fragiles et ayant démarré des PME à l'ombre de l'État. Peu à peu, les aides tardant à venir et un dispatching parfois contesté de la manne financière, des subsides engloutis dans des projets peu porteurs selon des avis européens, des difficultés s'aggravant même dans les secteurs plus en vue - le textile, la chimie - hypothèquent, en dépit de quelques mises à niveau réussies et de quelques expériences partenariales heureuses, la perspective d'un co-développement.

Ce sont là autant d'aléas sur lesquels intellectuels et experts tunisiens avaient attiré l'attention et inquiété, tout en convenant que les relations avec l'Europe pouvaient positivement lever bien des archaïsmes. La société civile, entretenant déjà d'excellentes relations avec les ONG européennes de défense des droits humains, et avec un certain nombre de parlementaires européens acquis à l'ingérence humanitaire dans le Sud, considère que le partenariat euro-méditerranéen peut être avantageux au plan de la gouvernance et qu'il propose un modèle culturel et de développement plus émancipateur, porteur de perspectives de qualité de vie supérieure, en tout cas plus adapté à l'Histoire.

Toutefois, les rapports de domination encore plus durs que par le passé, qui s'installent à la faveur de la mondialisation (dont participent les accords de partenariat), relativisent les avantages escomptés et appellent à la vigilance, sinon à résistance de la part de populations qu'une nouvelle hégémonie peut déposséder de tout. À l'échelle planétaire se tissent des réseaux de protestation et de subversion contre les grands pouvoirs financiers et les petites tyrannies locales. La société civile tunisienne s'inscrit dans cette dynamique qui revendique à la fois échange et partage, sous forme d'un véritable co-développement.

Or, voilà qu'exclue de toute décision, elle se trouve conviée par les pouvoirs publics à une concertation nationale sur les accords euro-méditerranéens.

Quelle subite démocratisation « participative » prend l'autorité tunisienne ? C'est qu'elle subit, depuis quelques temps, de fortes pressions européennes assorties d'un certain nombre d'avertissements. L'ensemble des atteintes aux libertés publiques et aux droits de l'homme, dont le régime tunisien s'est rendu coupable, ainsi que la pression mise par une résistance nationale multiforme et sonnant l'alarme à grands tapages médiatiques, incitent l'Union Européenne à semoncer l'État tunisien et à lui rappeler les vertus et les obligations de l'article 2 de la convention de Barcelone.

Dès lors, le régime tunisien se braque et fait brusquement du « souverainisme ». Devançant une menace planante de suspension des accords si le régime tunisien ne se met pas à niveau démocratique, toute tyrannie cessante, l'autorité tunisienne fait subitement la fine bouche devant un partenariat qu'elle co-signa la première ! Alors, elle appelle à la rescousse une forme de société civile, à sa convenance, et la charge de revendiquer plus de moyens et de rappeler à l'ordre l'Europe sur ses obligations financières avec autant de force que l'Europe rappelle à l'État tunisien ses obligations démocratiques. Ingérence d'un côté de la Méditerranée, susceptibilité souverainiste de l'autre !

Avec une vue de surplomb, l'économiste Azzem Mahjoub confirme que les « high officials » qui gèrent en Europe ces accords de partenariat considèrent les griefs que font certains États partenaires (dont la Tunisie) à propos de la faiblesse des aides financières européennes, mais que du côté européen, on rétorque qu'il n'est pas fait bon usage de ces aides pour leur investissement dans les projets efficients. Aux critiques de « MEDA bureaucratique ou insuffisant », répond le reproche concernant le respect des droits de l'homme. Du reste, ces valeurs universelles font l'objet d'un « chantage ». Ainsi, ceux qui sont accusés de ne pas être démocrates retournent le grief : l'Europe (comme les USA) pratique une politique des droits de l'homme à géométrie variable, surtout dans le carré de l'ignominie, humiliant les Palestiniens et affamant les Irakiens, dans une double logique mortifère.

Azzem Mahjoub reconnaît que, s'il y a des problèmes du côté de l'Europe, il y a de l'autre côté des difficultés d'« absorption » des aides et de maîtrise de ces flux qui nous viennent de la rive Nord. « Il y a », poursuit l'économiste tunisien, « malentendu ou peu d'entente entre la bureaucratie de l'Union Européenne, très peu tempérée par les politiques, et les politiques d'ici, très peu tempérés par les sociétés civiles ».

En Europe, ces sociétés civiles semblent très peu concernées, selon Azzem Mahjoub, par les projets de partenariat et auraient « très peu de capacité d'influer sur ce partenariat ». À l'inverse, poursuit l'universitaire, « dans les pays du Sud, les sociétés civiles n'existent pratiquement pas. il s'agit de faire du partenariat un thème politique pour les sociétés civiles de notre pays, comme le thème de l'Union Européenne qui a pris outre-Méditerranée des décennies pour devenir un thème fort et porteur, pris en charge par les sociétés civiles et les mouvements politiques ».

Selon A. Mahjoub, il faut que les intellectuels tunisiens, les activistes, les acteurs d'une dynamique démocratique s'emparent de ce thème, que ce projet de partenariat deviennent « leur projet », qu'autour il y ait du débat sur les questions « qui sommes-nous et que voulons-nous de notre rapport avec l'Europe », et que toutes ces interrogations tombent dans le débat public.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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