Alternatives citoyennes Numéro 3 - 10 juillet 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Partenariat euro-méditerranéen : l'indispensable refondation
Questions à Mourad Allal

 

Des voix de plus en plus nombreuses s'élèvent pour établir un constat d'échec de la Déclaration de Barcelone, et du processus de partenariat entre les 15 et les 12 qui s'en est suivi. L'oeuvre de rapprochement entre les États du Nord et du Sud de la Méditerranée qu'annonçait il y a 5 ans et demi la Déclaration de Barcelone n'a guère avancé. Le processus s'est finalement avéré « faire du sur-place ».

Mourad Allal, militant tunisien de gauche, vivant en France depuis plusieurs années, est vice-président du Forum des Citoyens de la Méditerranée (FCM) et a coordonné les travaux du Forum civil des ONG de Marseille. Suivant donc de très près et depuis son enclenchement le processus de Barcelone, il connaît les rouages de cette grosse machine euro-méditerranéenne. Alternatives citoyennes a saisi l'occasion de son passage à Tunis pour l'interpeller à ce sujet.

Alternatives citoyennes : Le partenariat euro-méditerranéen, dont la déclaration de Barcelone a été l'expression et les accords d'association la concrétisation, a été diversement apprécié. Beaucoup d'observateurs en font un bilan extrêmement mitigé, pour ne pas dire négatif. On a l'impression que ce projet Nord-Sud n'est qu'une opération commerciale et financière. Vous êtes une des personnes les plus impliquées dans ce partenariat du côté de la société civile, quel est votre bilan ?

Mourad Allal : La déclaration de Barcelone, adoptée par les 27 pays concernés (les 15 de l'UE et 12 pays riverains de la Méditerranée) en novembre 1995, avait, en effet, fait naître un espoir ; celui d'une relation nouvelle entre l'Union européenne et ses partenaires du Sud et de l'Est de la Méditerranée qui soit non seulement économique et financière, mais aussi politique et culturelle, impliquant fortement la société civile et se référant à l'état de droit et à la démocratie.

Cet espoir est aujourd'hui déçu. Nous pouvons même dire, comme l'a fait le forum civil réuni à Marseille en novembre dernier, que le processus de Barcelone est désormais en panne ; et ce sur quasiment tous les plans.

Comme vous le savez, le contenu de ce partenariat, d'essence strictement intergouvernementale, se fonde sur la réalisation de trois projets :

- « la définition d'un espace commun de paix et de stabilité » (volet politique et de sécurité) ;

- « la construction d'une zone de prospérité partagée avec l'instauration progressive d'une zone de libre échange à l'horizon 2010 » (volet économique et financier) ;

- « oeuvrer pour le rapprochement entre les peuples » (volet social, humain et culturel).

Pour sa mise en oeuvre, des accords bilatéraux (accords d'association) sont négociés par les États et ratifiés par les Parlements et des programmes et projets multilatéraux (régionaux) sont mis en place. Enfin, un programme financier (MEDA) permet d'accompagner cette mise en oeuvre.

L'évaluation que nous faisons de ce processus montre que les blocages sont tels qu'il faut et de manière urgente mettre à l'ordre du jour la refondation du partenariat. Quelques aspects pour s'en persuader :

-sur le plan de la paix : l'Europe a exclu du processus de Barcelone la question de la paix au Moyen Orient. Elle avait construit sa stratégie sur la réussite du processus d'Oslo en se contentant de jouer les supplétifs des Américains qui, pourtant, ne font pas mystère de leur parti-pris en faveur d'Israël. On voit le résultat : une guerre sans merci disproportionnée et meurtrière qui risque d'embraser toute la région. On remarquera au passage qu'Israël agit de la sorte au mépris et en flagrante contradiction avec l'accord d'association qui la lie à l'UE sans que celui-ci soit mis en cause.

- sur le plan des droits de l'homme : la déclaration de Barcelone a installé au centre de sa démarche le respect des droits de l'homme et la démocratie, or il ne se passe pas de jour sans que les États signataires de cette déclaration ne violent les engagements pris. Un trop grand nombre d'habitants de la zone continuent de souffrir de la privation de leur droit fondamentaux. Pour ce qui concerne notre pays, l'article 2 de l'accord d'association n'est pas respecté.

- sur le plan économique et financier : le bilan est globalement négatif, les promesses de Barcelone sont loin d'être confirmées aussi bien au niveau du développement global, du commerce, des investissements étrangers ou des finances publiques...

- pour ce qui concerne la mise en oeuvre du partenariat, on peut observer que seuls 5 pays ont à ce jour signé un accord d'association, les paiements au titre du programme MEDA n'ont pas atteint 26% des engagements... De plus, la concertation et le renforcement de la société civile sont restés au niveau des voeux pieux.

En résumé, je considère qu'autant notre région, notre pays, ont besoin d'un cadre de partenariat avec la rive Nord de la Méditerranée, autant celui-ci doit répondre aux besoins des populations et à leurs aspirations.

A. C. Outre les aspects économiques et financiers, qui semblent demeurer une affaire de spécialistes, qu'en est-il des aspects culturels et civilisationnels ? Cette aspiration à promouvoir des relations profondes entre les peuples, une solidarité entre les sociétés civiles, une synergie entre les aspirations communes à la paix, au progrès social, au développement démocratique... tout cela apparaît aujourd'hui comme utopique.

M. A. C'est l'ensemble du processus qui apparaît, aujourd'hui comme une affaire de spécialistes et c'est précisément ce que nous reprochons à cette construction. Tout se passe en dehors des principaux concernés : les citoyens des deux rives. Même les élites semblent en décalage total avec ce qui, de mon point de vue, constitue un des défis majeurs pour l'ensemble des pays de la région. C'est ainsi qu'en Tunisie par exemple, on n'entend parler des accords d'association qu'à l'occasion de... la campagne de mise à niveau des entreprises tunisiennes... On présente la casse de secteurs entiers de notre industrie comme inéluctable... La privatisation et le désengagement de l'État comme incontournables etc. Tout ceci se passe en dehors d'un véritable débat public, non pas simplement sur les conséquences du partenariat, mais également sur ses fondements et la philosophie qui le sous-tend.

A. C. Les partis politiques, les composantes de la société civile (syndicats, patronat, associations, universitaires...) n'ont-ils rien à dire, rien à proposer ? Ou faut-il attendre la mise en place effective de la zone de libre échange pour constater les dégâts sur l'emploi, les structures économiques et sociales ?

M. A. Non, assurément, tous les aspects du partenariat nous concernent et nous avons des choses à faire et à dire, pour peu qu'on s'y attèle. L'instauration d'une zone de paix, de stabilité et de prospérité partagée passe par la construction de solidarités concrètes entre les peuples. Elle passe par une intervention citoyenne dans la prévention et la résolution des conflits, la création de nouvelles relations de confiance et de bon voisinage. Elle ne peut se fonder que sur la connaissance mutuelle, la reconnaissance des rapports réciproques et des dialogues des cultures. Elle ne peut s'accommoder du repli identitaire et des entraves faites à la liberté de circulation des personnes. En un mot, ce partenariat doit remettre la dimension humaine au centre de ses préoccupations en lieu et place d'une vision économiste et sécuritaire. Il n'y a là rien d'utopique, bien au contraire, cela permet de donner du sens. Mais il faut au préalable se défaire de la pollution qui encombre nos esprits et que les États ont réussi à nous imposer en opposant à la nécessaire construction de solidarités entre les peuples, des réflexes frileux qui tendent à nous opposer au nom de l'indépendance nationale.

Ce sont les États qui ont construit le partenariat (en insistant sur le rôle de la société civile) dans l'objectif d'une intégration régionale forte dans le cadre de la mondialisation, alors qu'ils nous permettent de refuser que l'on construise un mur en pleine Méditerranée, fût-ce un mur dans nos têtes.

Oui, nous pouvons l'affirmer, il y a une pertinence à vouloir mettre en avant une dimension humaine méditerranéenne qui se nourrit de notre histoire commune et de l'héritage universel.

A. C. La question de l'ingérence des pays du Nord dans le destin politique qui doit être celui du Sud, soulève beaucoup de réactions. Si la solidarité des ONG européennes avec les luttes démocratiques en Tunisie ne pose aucun problème, les interventions, « les scénarios » élaborés par les chancelleries tombent dans le domaine de l'ingérence qui ne peut être admise même au nom des droits de l'homme ; qu'en dites-vous ?

M. A. Posée de la sorte, cette question ne peut avoir qu'une réponse : non à l'ingérence dans les affaires politiques internes d'un pays quelle qu'en soit l'origine et quelles qu'en soient les motivations. Les choix politiques relèvent en théorie de la souveraineté populaire... Cependant, cette question renvoie à un véritable débat que l'état de la liberté d'expression en Tunisie ne permet pas de mener sereinement. Pourtant, il faudra que ce débat ait lieu ! On se limitera ici à faire quelques observations à verser à ce débat :

- Vous dites que la solidarité des ONG européennes ne pose aucun problème. Je n'en suis pas si sûr, car cela dépend pour qui. J'observe que la FIDH, par exemple, est interdite de séjour en Tunisie, que certains partis et associations se positionnent de manière conflictuelle avec ces ONG et qu'ils sont mis en avant pour « contrecarrer les campagnes de dénigrement dont est victime la Tunisie ». Pire, des citoyens tunisiens qui, à l'étranger comme en Tunisie, établissent les liens de lutte avec ces ONG sont souvent présentés comme des traîtres et traînés dans la boue par des journaux de caniveau sur la place publique.

- C'est l'État et l'exécutif tunisiens qui ont ratifié l'accord d'association avec l'Union Européenne, cet accord stipule en son article 2 que les partis s'engagent au respect des libertés fondamentales, de l'état de droit et de la démocratie. C'est aussi, l'État tunisien qui a souscrit aux obligations contenues dans les divers conventions et traités internationaux, il est donc tout à fait normal que les contractants, sous la pression de leur opinion publique et de leur sociétés civiles, demandent le respect des engagements pris par le pouvoir tunisien. Tous ceux qui, comme moi, ont placé la démocratie dans une position centrale du débat politique en Tunisie devraient s'en féliciter. C'est en tout état de cause mon cas.

- J'observe, également, que certains médias occidentaux ont érigé certains militants politiques ou défenseurs des droits de l'homme, qui ont certes eu le mérite de s'opposer plus que d'autres à la dérive autoritaire, en dépositaires de la lutte démocratique et politique en Tunisie. C'est une situation absolument inacceptable car je suis persuadé que notre pays, grâce à nombre d'acquis, oui, je dis bien nombre d'acquis, regorge de potentialités (dans toutes les familles politiques et dans toutes les couches de la société) capables de donner naissance à une alternative démocratique et citoyenne. L'avenir de la Tunisie ne se construira pas à Londres, Paris, Washington ou Riadh, il se fera à partir des luttes des démocrates et progressistes tunisiens, tous les démocrates et progressistes où qu'ils se trouvent.

 

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