Alternatives citoyennes Numéro 3 - 10 juillet 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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La République : deux ou trois choses que je sais d'elle

 

Les Tunisiens et les Tunisiennes vivent ainsi, et depuis plus de quarante ans, en République. Le 7 novembre 1987, le nouveau chef de l'État annonçait que le régime républicain avait connu quelques déboires et un certain nombre de déviations coupables. Il déclarait que le peuple tunisien avait atteint un degré de maturité qui lui permettrait de bénéficier d'une vie publique fondée sur la démocratie et le pluralisme véritable. Il affirmait que plus jamais, à partir de ce jour du 7 novembre, l'arbitraire et le despotisme n'auraient de place.

Près de 14 ans sont passés depuis. En ce mois de juillet 2001, nous fêtons donc le nième anniversaire de la République et nous fêterons en novembre prochain le 14ème anniversaire de la Déclaration selon laquelle il était mis fin à l'arbitraire.

Aujourd'hui, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : vivons-nous en République ? Les institutions de l'État, celles dont dépend la politique des gouvernants, fonctionnent-elles comme des institutions républicaines ? La vie publique fonctionne-t-elle dans un esprit, sur des bases et avec des pratiques républicaines ? On n'a pas besoin d'être un grand spécialiste de droit constitutionnel, ou un diplômé de « Sciences Po » pour pouvoir répondre à ces questionnements...

La République est un régime politique d'une extrême simplicité, par delà les méandres du fonctionnement de telle ou telle institution ou organisme. Seulement, lorsque la République devient un simple cadre formel à une dictature militaire, comme dans certains pays d'Amérique Latine dans les années 80 et 90, ces Républiques bananières n'ont évidemment rien à voir avec la République... Disons donc tout de suite qu'une République qui n'est pas démocratique n'est pas une République. Dans notre pays, la République a été organisée et gérée en système qui mine et sape les fondements républicains. Nous avons en réalité un régime républicain (formellement et juridiquement), mais un système politique non républicain...

La République, il y a deux ou trois choses que je sais d'elle. Voyons-les de plus près.

La République, c'est une relation entre l'État et le citoyen.

Il s'agit d'une relation de citoyenneté. Dans une République citoyenne (on disait ainsi du reste après la proclamation de la République française en 1792, trois ans après la Révolution de 1789), le citoyen n'a pas peur de l'État, bien au contraire, c'est l'État qui assure la protection contre la peur. La République, c'est l'État d'un côté, entité structurelle, celui de toutes les citoyennes et de tous les citoyens, et c'est le gouvernement, de l'autre côté, entité conjoncturelle, qui mènent une politique donnée, soutenue par une partie des citoyens, et combattue par une autre. Dans notre République à nous :

- la citoyenneté est réduite à sa plus simple expression ;
- le citoyen, le semi-citoyen en fait, a peur de l'État, de son administration, de sa justice et surtout de sa police ;
- l'État et le gouvernement, c'est la même chose, c'est totalement confondu. Il faut même y ajouter le Parti. Quand vous êtes contre le gouvernement, vous êtes contre l'État. Quand vous êtes contre le Parti au pouvoir, vous êtes donc contre le gouvernement et contre l'État... Que dis-je, dans ce cas, vous êtes contre la Tunisie...

La République, c'est un ensemble donné d'institutions et de relations précises entre elles.

- Le président de la République, c'est le chef de l'État. Dans une République à régime présidentiel, le chef de l'État a des pouvoirs importants. Dans notre République à nous, le chef de l'État est le chef de tout et de tous. Il est chef de l'État, chef du gouvernement, chef du Parti, chef de la police, chef de l'armée. Ses pouvoirs sont énormes. Le système qui s'est installé et ancré, notamment ces dernières années, a fait du président de la République la seule source de pouvoir de décision, d'initiative. Ce n'est pas du présidentialisme, c'est le pouvoir personnel extrêmement concentré.

- Le gouvernement, en République, même présidentialiste, gouverne. Dans notre République, c'est le président qui gouverne, tous les jours, tout le temps, pour tout, tout ce qui est important, et tout ce qui l'est beaucoup moins. Une décision de réduction du taux de la TVA sur les engrais, de baisse de 1 point sur les intérêts bancaires, d'accroissement du taux de la cotisation des salariés à la Sécurité sociale, c'est le Président qui la prend et qui l'annonce solennellement. Le gouvernement avec ses ministres fait pâle figure. Les ministres ne sont pas de vrais ministres. Le Premier ministre n'est pas le premier des ministres. Quand un ministre se déplace à l'intérieur du pays pour tenir une réunion, on tiendra à préciser que c'est « sur instruction du chef de l'État ». Aucun ministre, aucun, n'est ce qu'on appelle un « ministre politique » . Tous sont des gestionnaires, au mieux, des technocrates ou des techniciens. Mais Abdelwahab Abdallah et Guenzoui, qui ne sont pas ministres, jouent un rôle essentiel et occupent une place fondamentale dans le système.

- Le Parlement, le pouvoir législatif, joue un rôle essentiel dans toute République, même en régime présidentiel. Dans notre Parlement à nous, c'est tout à fait autre chose. Durant près de 35 ans (jusqu'en 1994), tous les députés, tous sans exception, ont été destouriens (néo-destour, puis Parti socialiste destourien, puis Rassemblement Constitutionnel démocratique, mais toujours les mêmes). Les électeurs ne peuvent élire que les candidats qui sont présentés par le Parti. Même lorsque les députés non destouriens sont entrés au Parlement lors des élections de mars 1994, cela a fait suite à une décision politique, prise et annoncée par le président de la République en novembre 1993, traduite sur le plan législatif par un amendement à la loi électorale, adopté en en décembre 1993, c'est-à-dire donc plusieurs mois avant que le peuple soit appelé à voter, il a été décidé que 19 sièges parlementaires iront aux partis d'opposition ! Il semble que ce soit là un exemple unique dans les annales des sciences politiques...

La même expérience sera renouvelée en octobre 1999, le nombre de députés octroyés à l'opposition s'est élevé à 34. À ce rythme on peut espérer que l'opposition aura la majorité parlementaire dans...2 ou 3 décennies ! Dans notre République à nous, le Parlement n'a jamais pris l'initiative de proposer un projet de loi ! C'est quand même incroyable ! Il se contente de voter le plus souvent à l'unanimité les projets de loi présentés par le gouvernement. Quand il y a 2 ou 3 votes contre ou 5 ou 6 abstentions, cela constitue un événement, mis en relief avec fierté par les journaux officiels, c'est-à-dire, quasiment tous.

- En République, la justice est une institution extrêmement importante, dont le rôle est capital. Et pour cela, elle est indépendante de tous les pouvoirs, notamment du pouvoir exécutif. Dans notre République à nous, c'est la justice qui constitue le parent pauvre de toutes les institutions. Mais par-dessus tout, si ailleurs la police est au service de la Justice, chez nous, la police a des pouvoirs exorbitants. Elle fabrique les dossiers, les ficelle à sa guise, notamment à travers les aveux dictés sous la torture, et la justice « marche » et condamne. Les relations de la Justice et de la police politique constituent un véritable scandale : la police politique traite les juges comme de simples exécutants.

Dans les affaires ayant trait aux libertés, l'appareil judiciaire est instrumentalisé par le pouvoir politique pour sévir contre ses adversaires et ses opposants. Au lieu de protéger le citoyen et ses droits contre l'arbitraire du pouvoir, l'appareil judiciaire protège le pouvoir contre ses opposants et contre les citoyens contestataires. Au cours des quarante années de République, ce sont des milliers et des milliers de Tunisiens et de Tunisiennes, à l'occasion de plusieurs dizaines de procès d'opinion, qui ont été jetés en pâture à la justice qui a frappé lourdement. Militants politiques, associatifs, syndicalistes, étudiants, enseignants, universitaires, ouvriers, employés et cadres, journalistes, médecins, ont payé, parfois par de nombreuses années de prison, leur attachement aux libertés et au premier des droits après le droit à la vie, le droit à la différence.

La République, c'est une vie publique.

Culturelle, sociale, politique, syndicale, associative..., cette vie publique est extrêmement active, dans le cadre d'un arsenal législatif et réglementaire dont la raison d'être est... d 'être au service de la société civile et de la société politique pour leur permettre et leur faciliter la pleine expression, la libre activité. C'est une société dynamique qui occupe de larges espaces autonomes par rapport à l'État, qui a pour fonction et pour rôle de servir la société.

La République aux couleurs destouriennes, c'est un arsenal législatif et réglementaire (Code de la presse, loi sur les associations, loi sur les réunions publiques etc.), dont la raison d'être est... d'empêcher, de contrer, de limiter l'exercice des droits et des libertés.

Dans notre République, les élections sont considérées comme un rituel connu pour permettre au peuple d'exprimer sa confiance dans les gouvernants. La télévision, la radio, les institutions publiques financées par les citoyens, sont conçues comme étant les porte-parole du gouvernement, du Parti, du Président, de l'État, qui font un tout, une seule voix donc. Les médias publics ou privés, quotidiens ou hebdomadaires, de langue arabe ou de langue française, font quasiment tous partie d'un système d'information dont le rôle est de répercuter la volonté gouvernementale, de faire l'apologie des gouvernants et surtout de leur chef, de régenter la pensée et l'opinion des citoyens, de dénoncer ceux qui osent contester ou s'opposer en les traitant d'ennemis de l'État et de traîtres à la nation...

Dans notre République, nous avons bien sûr une opposition. C'est une opposition officielle, au sens précis du terme, c'est-à-dire qu'on lui a fixé officiellement un rôle, une fonction, et qu'elle joue ce rôle et exerce cette fonction, très officiellement, selon un rythme (les élections), un rituel (réception de ses leaders, l'un après l'autre, par le chef de l'État), un rite (présence des dirigeants lors des fêtes nationales, ou encore à la Mosquée pour la fête du Mouled) et toute une panoplie de pratiques très « originales » qui font que tout ce beau monde, chef de l'État, parti au pouvoir, partis de l'opposition, jouent ensemble une sorte de partition, avec les rôles de figurants que les figurants eux-mêmes ont fini par assimiler et jouer à la perfection. Le concept de « partis-décors » prend là toute sa signification.

D'autres choses que l'on sait de la République pourraient être dites ici.

La sacralisation des deniers publics est quelque part liée à l'idée même de République. Notre République semble bien plus « tolérante ». Si elle n'est pas bananière, elle tolère des pratiques, disons de « huilage » : il faut « huiler » pour que ça marche, il faut s'arranger pour que « tout le monde mange »...

Sur un autre plan, la République, la vraie, « gère » des citoyens, elle ne « gère » pas des croyants. Elle garantit certes à tous et à toutes la liberté de croyance et la liberté du culte. Mais elle n'a aucun rapport de dépendance à l'égard de la religion. Notre République à nous est quelque peu bâtarde : nous sommes le seul pays arabo-musulman à avoir un Code du statut personnel libéral, mais notre République reste prisonnière, pour certaines questions importantes, de la Chariaa islamique : tutelle parentale, égalité entre les sexes au niveau de l'héritage, liberté de choix du conjoint pour la femme réputée musulmane etc. Même sur ce plan, comme on le voit, il reste beaucoup à faire dans notre République.

On pourrait dire enfin : quelle est cette République où l'État est devenu progressivement un système qui repose sur trois piliers essentiels, dépendants et complémentaires :

a) Un appareil de Parti unique chargé d'encadrer la population, de la contrôler en permanence, jusque dans les moindres recoins du pays afin qu'elle n'échappe jamais du giron du pouvoir.

b) Un appareil policier omniprésent, omnipotent, qui surveille, épie tout mouvement suspect, tout élément qui se voudrait incontrôlable, qui réprime par tous les moyens adéquats ceux et celles des citoyens qui sortent du toléré et veulent se positionner en dehors du système.

c) Un système médiatique dont la fonction essentielle est politique : celle de contrôler l'information diffusable, régenter les pensées et les idées et enraciner dans la tête du plus grand nombre que ce qui existe est ce qui peut exister de mieux, qu'il n'y a aucune alternative, et ceux qui pensent différemment sont des brebis galeuses dans un premier temps et s'ils persistent dans l'errance, alors, ils ne peuvent être que des traîtres à la solde de l'étranger etc.

Pour conclure, je dirai que la République, chez nous, est à rénover, à reconstruire même. Est-ce trop de demander une véritable République, c'est-à-dire un véritable gouvernement (avec de vrais ministres), une véritable Justice (avec des juges qui protègent les droits et les libertés des citoyens), un véritable pluralisme (avec de véritables partis), une véritable opposition (qui s'oppose à la politique gouvernementale), une véritable presse (qui ne régente pas les lecteurs, mais les informe, leur parle « vrai » et reflète la pluralité et la diversité des opinions et des sensibilités), une société civile exprimant de façon autonome les préoccupations des citoyens et contribuant à élargir de plus en plus les espaces de liberté ?

C'est cette République que nous voulons, parce qu'elle est la seule qui permette de mettre fin au système politico-médiatico-policier qui bloque les initiatives, terrorise les élites et enchaîne la société tout entière. Il y a bien longtemps que le peuple tunisien a atteint un niveau de maturité qui lui donne le droit de vivre en République, en vraie République. Mais au fait, peut-être que la République est une chose trop sérieuse pour être confiée à des ... non-républicains ?

 

Salah Zeghidi
Syndicaliste. Membre du Bureau directeur de la LTDH. Tunis.
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