Alternatives citoyennes Numéro 14 - 31 janvier 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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De la société de l'information et du droit

 

E n lisant l'intitulé de cet article, le lecteur peut se poser la question de savoir pourquoi ce « de » et non pas simplement « La société de l'information et le droit ».

Une question pertinente à laquelle il faut s'empresser de donner une réponse précise et concise. Le concept de « société de l'information » est nouveau, sa définition n'est pas évidente, d'où l'incertitude du régime juridique qui le régit et partant la règle de droit qui s'y applique.

Ne pouvant parler de tous les aspects de la société de l'information et de tout le droit qui s'y applique, une approche réaliste serait de se limiter à dégager une ébauche de définition de la société de l'information, avec un examen des règles qui dans l'état actuel du droit la régissent.

Mais la règle de droit étant garante des libertés publiques fondamentales du citoyen, des propositions doivent être faites pour les sécuriser davantage dans la société de l'information.

Le concept de société de l'information

Les années 90 ont été les témoins de la profonde mutation qu'a subie la civilisation humaine suite à la révolution informatique et à la généralisation de l'Internet qui, tout en ayant existé depuis la fin des années 60 grâce à l'alliance entre l'ordinateur et le téléphone et le support des protocoles IP et TCP/IP, n'a touché le grand public au niveau mondial qu'environ vingt-cinq ans plus tard.

La généralisation de l'utilisation de l'ordinateur dans tous les domaines de la vie et la position prise par l'Internet comme outil incontournable de communication, d'information et de savoir, en plus du commerce électronique qui s'y est installé, a donné un nouveau visage à l'humanité. Elle est entrée de plein pied dans l'ère numérique et le concept de la société de l'information est né.

Le 8 septembre 2000, l'Assemblée générale de Nations Unies a adopté la Déclaration du Millénaire où il est dit, concernant les nouvelles technologie de l'information, que les chefs d'Etat et de gouvernement rassemblés au siège de l'Organisation des Nations Unis à New York du 6 au 8 septembre 2000 décident « de faire en sorte que les avantages des nouvelles technologies, en particulier des technologies de l'information et de la communication, soient accordés à tous, conformément aux recommandations contenues dans la Déclaration ministérielle du Conseil économique et social de 2000 ».

Et pour mettre cette Déclaration en exécution, elle a adopté le 21 décembre 2001 la Résolution 56/183 sur le Sommet mondial de la société de l'information, où il est dit notamment que l'Assemblée générale, « Constatant qu'il est urgent d'exploiter le potentiel que recèlent les connaissances et la technologie pour réaliser les objectifs de la Déclaration du Millénaire et de trouver des moyens efficaces et novateurs de mettre ce potentiel au service du développement pour tous.
[...] Convaincue qu'il est nécessaire, au plus haut niveau politique, de dégager un consensus mondial et une volonté collective en vue de faciliter l'accès de tous les pays, qui en ont un besoin urgent, aux technologies de l'information, de la transmission des connaissances et des communications aux fins du développement, en vue de recueillir tous les avantages de la révolution des technologies de l'information et des communications, et d'examiner l'ensemble des questions pertinentes que soulève l'avènement de la société de l'information, en élaborant une optique et une interprétation communes de la société de l'information et en adoptant une déclaration et un plan d'action qui seraient appliqués par les gouvernements, les institutions internationales et tous les secteurs de la société civile,
[...] Prend note avec satisfaction de la résolution adoptée par le Conseil de l'Union internationale des télécommunications à sa session de 2001, dans laquelle celui-ci souscrit à la proposition du Secrétaire général de l'Union internationale des télécommunications de tenir le Sommet mondial de la société de l'information au plus haut niveau possible en deux phases, la première à Genève, du 10 au 12 décembre 2003, et la seconde à Tunis en 2005, sur la base de la résolution 73 de la Conférence de plénipotentiaires de l'Union internationale des télécommunications adoptée à sa session de 1998, tenue à Minneapolis (États-Unis d'Amérique) ;
[...] Encourage la contribution effective et la participation active de tous les organes compétents des Nations Unies, en particulier le Groupe d'étude sur les technologies de l'information et des communications, et encourage les autres organisations intergouvernementales, notamment les institutions internationales et régionales ainsi que les organisations non gouvernementales, la société civile et le secteur privé à contribuer et à participer activement au processus intergouvernemental préparatoire du Sommet et au Sommet proprement dit
 ».

Le concept de « société de l'information » a reçu dès lors une consécration juridique internationale, étant employé dans la formulation d'une résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies. Mais à la clarté juridique s'est ajouté le bonheur de voir le concept de « société civile » à son tour reconnu, ce que ne manquera pas l'exégèse juridique de relever comme preuve que la société de l'information ne sera pas une société totalitaire, mais plutôt démocratique, étant sous la protection bienveillante de la société civile garante des libertés.

L'état actuel du droit face à la société de l'information

Les nouvelles techniques de l'information et de la communication (NTIC) ont pénétré tous les domaines de l'activité humaine. Il en est résulté de profonds bouleversements, dont un des plus importants est la dématérialisation de l'écrit. L'écriture a été tout au long de l'histoire confondue avec le support matériel qui la contient, qui est essentiellement le papier. Avec l'avènement de l'ère numérique, l'écrit s'est dissocié de son support matériel, étant devenu lorsqu'il porte une nature électronique un ensemble d'impulsions électriques stocké sur un support électromagnétique et consultable via un écran grâce au traitement logiciel effectué par le microprocesseur de l'ordinateur dans l'espace mémoire vive qui lui est alloué par le système d'exploitation.

La nécessité impérieuse de définir les concept de l'écrit et de la signature en matière de commerce international a amené la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) à élaborer une loi type sur le commerce électronique laquelle a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1996

Cette loi type a donné une nouvelle définition de l'écrit et de la signature pour les libérer définitivement du support papier auxquels ils étaient associés.

Mais estimant que la signature électronique méritait en raison de sa complexité une loi type qui lui soit propre, l'Assemblée Générale des Nations Unies a adopté le 12 décembre 2001 la loi type sur les signatures électroniques, établie également par la CNUDCI.

Les États de par le monde ont dans leur grande majorité modifié leur législation nationale pour la rendre conforme à ces deux lois modèles. En Tunisie la loi du 13 juin 2000 a donné une nouvelle définition de l'écrit en le dissociant du support papier et ce par l'ajout de l'article 453bis au Code des Obligations et des Contrats. Le 2e alinéa de l'article 453 du même code a donné une nouvelle définition de la signature pour reconnaître à la signature numérique la même valeur juridique que la signature manuscrite.

La loi du 9 août 2000 a réglementé le commerce électronique.

De nouveaux textes ont été ajoutés au code pénal par la loi du 2 août 1999 pour pénaliser l'infraction informatique qui peut être qualifiée soit de crime (article 172 sur le faux) soit de délit (article 199bis sur la pénétration illégale dans un système informatique, l'altération ou la destruction des données ou du système informatique et article 199ter sur l'altération d'un document informatique).

Notre pays s'étant doté d'une législation pour faire face à certains impératifs de la société de l'information, la question est de savoir si notre droit national doit être renforcé par de nouvelles règles assurant au citoyen la plénitude de l'exercice de ses droits dans cette nouvelle ère de l'histoire de l'humanité.

Défendre et consolider les libertés dans la société de l'information

Dans la société de l'information les libertés publiques sont vaines si la société civile, en tant que composante essentielle de la société de l'information, ne peut s'exprimer qu'à travers des associations agréées par le pouvoir politique.

En effet, l'article 8 de la Constitution garantit la liberté de réunion et d'association. Et même s'il ajoute qu'elle est exercée dans les conditions définies par la loi, cette disposition ne peut en aucun cas être interprétée comme pouvant autoriser le pouvoir législatif à en restreindre l'exercice et à le laisser tributaire du bon vouloir du pouvoir exécutif.

Seulement, contre toute logique juridique, la loi du 7 novembre 1959 sur les associations, telle que modifiée par les textes subséquents, et essentiellement celui du 2 août 1988, a soumis l'exercice de ce droit constitutionnel fondamental à la libre appréciation du ministre de l'Intérieur. En effet, l'article 4 de la dite loi dispose que l'association ne peut être légalement constituée et n'est autorisée à exercer son activité qu'après l'écoulement d'un délai de trois mois à partir du dépôt du dossier de constitution dans le gouvernorat ou la délégation.

L'article 5 reconnaît au ministre de l'Intérieur le pouvoir de refuser la Constitution de l'association avant l'expiration du dit délai de 3 mois, tout en ajoutant que la décision de refus doit être motivée et est susceptible d'un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif.

Il s'ensuit que, conformément à une règle générale du droit posée par l'article 559 du Code des obligations et des contrats qui dit « Tout rapport de droit [et l'association en est un] est présumé valable et conforme à la loi, jusqu'à preuve du contraire », la bonne logique juridique aurait commandé de considérer toute association légale jusqu'à preuve du contraire, et non l'inverse, comme c'est le cas actuellement.

Dans ces conditions, il est évident que la société civile, qui s'exprime essentiellement à travers ses associations, est tributaire, pour l'exercice de la liberté fondamentale d'association, de la libre discrétion du pouvoir politique.

Une démocratie ne peut s'accommoder d'une telle entorse à la lettre et à l'esprit de la Constitution. Cette entorse est d'autant plus grave que la société civile est une composante essentielle du Sommet mondial de la société de l'information (SMSI) qui se réunira dans notre pays du 16 au 18 novembre 2005.

Aux restrictions imposées à la liberté d'association s'ajoutent celles apportées à la liberté d'opinion, d'expression, de presse et de publication. En effet, le même article 8 de la Constitution les garantit, mais en les subordonnant à la même formule de l'exercice dans les conditions définies par la loi.

La même analyse citée plus haut reçoit une pleine application. Il s'en suit que la loi ne peut vider le droit fondamental reconnu par la Constitution de toute substance en autorisant le pouvoir politique à en limiter l'exercice et à le subordonner à son pouvoir discrétionnaire.

Mais la triste réalité est que ce droit à la liberté d'opinion, d'expression, de presse et de publication a été indirectement limité par le Code de la presse.

En effet son article 1er, tel que modifié par la loi organique du 2 août 1993, stipule que « La liberté de la presse, de l'édition, de l'impression, de la distribution et de la vente des livres et des publications est garantie et exercée dans les conditions définies par le présent code ». Et en lisant les autres articles du Code on se rend compte que le droit détaillé à l'article 1er a été soumis à trois limites dont la mise en oeuvre est laissée à la discrétion du pouvoir politique.

Il s'agit, en effet, du dépôt légal prévu à l'article 2 et dont les modalités d'application sont déterminées par le décret du 8 juin 1977. Mais la loi et ce décret ne donnent aucune précision sur le récépissé du dépôt et ne précisent pas le délai dans lequel il doit être délivré, ni le recours ouvert en cas de refus tacite ou exprès de le remettre au déposant.

Le même flou juridique se retrouve à propos de la deuxième limite consistant en la déclaration prévue à l'article 13 qui dispose « Avant la publication de tout périodique, il sera fait au ministère de l'intérieur une déclaration rédigée sur papier timbré et signée du directeur du périodique. Il en sera donné récépissé ». Ce récépissé se retrouve avec les mêmes tares, le texte ne prévoit ni le délai dans lequel il doit être remis, ni le recours ouvert dans le cas où le déclarant est confronté à un refus exprès ou tacite quant à sa remise.

L'article 14 ajoute à la confusion en stipulant que « Avant l'impression de tout périodique, l'imprimeur doit exiger le récépissé délivré par le ministère de l'intérieur et dont la date de délivrance ne doit pas remonter à plus d'une année ». En d'autres termes, faute de récépissé, l'imprimeur refusera l'impression sous peine de sanction pénale en cas d'inobservation de l'obligation qui pèse sur lui.

La dernière limite est la menace que fait poser l'article 73 du Code de la presse, tel que modifié par la loi organique du 2 août 1993. En effet, cet article dispose que « Le ministre de l'intérieur pourra, après avis du secrétaire d'État auprès du Premier ministre chargé de l'information et sans préjudice des sanctions pénales prévues par les textes en vigueur, ordonner la saisie de tout numéro d'un périodique dont la publication sera de nature à troubler l'ordre public ».

Or, que faut-il entendre par « ordre public » au sens de ce texte qui n'en donne aucune définition. Manifestement, le ministre de l'Intérieur a un pouvoir total quant à sa définition, n'étant tenu - selon le texte - que de demander l'avis du secrétaire d'État auprès du Premier ministre chargé de l'information, sans être obligé de le suivre. Il en résulte que le concept, tout en étant juridique, peut n'avoir en fin de compte qu'une substance politique. Serait dans ce cas considérée comme de nature à troubler l'ordre public toute opinion dissidente, ou toute idée qui rompt avec l'unanimisme.

Dire que l'état actuel du droit ne protège aucunement le droit fondamental de la liberté de la presse prévu à l'article 8 de la Constitution, c'est donner une lecture claire du « dit » et du « non dit » du Code de la presse.

Les imperfections de la loi et le vide juridique vecteurs de violations des droits de la société civile

Le Code des télécommunications promulgué par la loi du 15 janvier 2001 dispose dans l'alinéa 1 de son article 3 que « Toute personne a le droit de bénéficier des services des télécommunications. Ce droit est constitué par : L'accès aux services de base des télécommunications sur tout le territoire de la République Tunisienne ». L'article 11 stipule « Sous réserve des dispositions de l'article 3 du présent code, la fourniture des services de base des télécommunications est soumise aux conditions suivantes : [...] garantir l'égalité d'accès de tous les usagers à ces services ».

L'article 63 prévoit la création d'un organisme spécialisé dénommé « Instance nationale des télécommunications » chargé de « contrôler le respect des obligations résultant des dispositions législatives et réglementaires dans le domaine des télécommunications ; d'examiner les litiges relatifs à l'installation, au fonctionnement et à l'exploitation des réseaux »

Puis l'article 67 ajoute « Sont portés, devant l'Instance Nationale des Télécommunications par le Ministre chargé des télécommunications ou par les installateurs et les opérateurs des réseaux, les requêtes afférentes aux litiges relatifs : à l'interconnexion et à l'accès aux réseaux ; aux conditions de l'utilisation commune entre les exploitants des réseaux des infrastructures disponibles ».

Mais rien n'est dit à propos de l'usager, dont le droit de bénéficier des services des télécommunications, reconnu par l'article 3, est violé par le refus de lui permettre d'en user, ou par le fait qu'il en soit privé, après coup, arbitrairement. L'article 67 ne lui accorde pas en effet le droit de porter plainte devant l'Instance nationale des télécommunications.

D'où l'imperfection de la loi qui peut aboutir dans ce cas au fait que dans la société de l'information un citoyen peut être privé de son droit de bénéficier des services des télécommunications, sans pouvoir s'en plaindre devant une autorité compétente et sans qu'il y ait un recours lui garantissant le recouvrement immédiat de son droit.

Mais à côté des imperfections de la loi, il y a le vide juridique qui ouvre les portes de l'arbitraire, et le cas de la censure qui s'exerce au niveau de l'Internet en est un édifiant exemple.

En effet des sites sont bloqués sans qu'il y ait aucune règle de droit qui autorise un pareil comportement. La loi ne prévoit aucun recours spécial contre le fournisseur d'accès responsable du blocage, sauf à recourir aux règles de la responsabilité contractuelle pour violation de ses obligations contractuelles pour avoir mis des filtres non agréés contractuellement.

Mais dans le cas où il s'avère que ce n'est pas le fournisseur d'accès qui endosse la responsabilité du blocage, le recours sera fait dans ce cas contre l'auteur identifié sur la base de la responsabilité civile délictuelle.

La règle de droit est certainement le meilleur rempart contre tous les arbitraires. La société civile, composante essentielle de la société de l'information et du savoir, demandera à ce que les lacunes de la loi soient comblées et que le flou juridique soit éclairci.

Mais, en attendant, le meilleur remède serait de faire en sorte que l'interprétation de la règle de droit dans son état actuel ait pour finalité la défense des libertés et non la multiplication des entraves empêchant son épanouissement. Une parole de juriste serait que l'art et la science de l'interprétation de la loi sont d'une redoutable efficacité pour une société déterminée à se frayer un chemin vers la vraie démocratie où la vérité ne serait l'apanage de personne.

 

Ezzeddine Ben Amor
Avocat à la Cour de cassation
Vice-président de commission à l'Union internationale des avocats et membre de l'International Bar Association
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