Alternatives citoyennes Numéro 14 - 31 janvier 2005
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Vérité et Justice au Maroc

 

L e Royaume du Maroc et les citoyens-sujets de Sa Majesté Mohamed VI ont vécu à la fin du mois de décembre dernier un événement d'une importance capitale et je dirais même - si le mot n'avait pas été aussi galvaudé - un évènement historique. Les 21 et 22 décembre ont eu lieu en effet les deux premières auditions publiques sur les atteintes systématiques aux droits de l'homme au cours de ce qu'on appelle au Maroc, à tous les niveaux de la population, « les années de plomb », c'est-à-dire l'essentiel du règne de Hassan II, le père, faut-il le rappeler (et cela n'est pas indifférent), du monarque actuel.

Ces deux premières auditions publiques ont été organisées par l'Instance Equité et Réconciliation (IER), créée il y 9 mois par un édit royal (Dahir) qui lui fixait comme objectif de prendre le relais de la commission, contestée et contestable, dite d'arbitrage, mise en place quelques années plus tôt au sein du Conseil consultatif royal des droits de l'homme. L'IER - présidée par Driss Benzekri, ancien détenu politique durant 18 ans, ancien dirigeant de l'Organisation marocaine des droits humains (OMDH) puis du Forum Verité et Justice, avant sa nomination au Secrétariat général du Conseil consultatif - a ainsi accompli en moins d'un an un remarquable travail d'organisation, d'investigation (22 000 dossiers présentés par les victimes et/ou leurs ayant droit et traités informatiquement) et d'impulsion d'un débat multiforme qui a mobilisé, outre les militants, une centaine de chercheurs (histoire, anthropologie, sociologie, littérature, droit, médecine légale, etc.). Les auditions publiques ont donc été l'aboutissement de ce processus passionnant. Elles seront suivies dans les jours qui viennent par une vingtaine d'auditions dans les provinces.

J'ai eu le privilège d'assister aux deux auditions des 21 et 22 décembre à Rabat. Avec Taïeb Baccouche, Président de l'Institut arabe des droits de l'homme (IADH), Anouar Kousri et Adel Arfaoui, membres de la direction de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), ainsi que les animateurs et animatrices de l'IADH qui ont encadré le séminaire de formation organisé conjointement par l'IADH, le Centre d'information et documentation marocain sur les droits de l'homme (CIDMDH) et le Centre international pour la justice transitionnelle (CIJT), nous pouvons témoigner de l'émotion qui a été la notre ainsi que celle de tous les participants et plus généralement de très larges secteurs de l'opinion publique marocaine face aux dépositions des douze premiers témoins-victimes (six par séance dont deux femmes) de générations différentes et originaires de toutes les régions du pays.

Un moment vraiment historique et qui ne peut pas ne pas laisser de traces dans l'esprit de ceux qui l'ont vécu mais aussi dans celui des millions de Marocains qui ont pu vivre en direct, à travers tous les médias (radio, télévision, presse écrite) ce grand déballage sobre mais terriblement évocateur. En direct et sans aucune censure ! Alors, bien sūr on pourra objecter que l'IER a exigé des témoins que les noms des tortionnaires ne soient pas nommés. Objection fondée, mais qu'il faut relativiser par le fait que les noms de 47 d'entre eux parmi les plus notoires encore vivants ont été publiés par l'Association marocaine des droits humains (AMDH) il y a trois ans déjà. Et puis, il y a un débat bien réel sur les risques de diffamation et un autre, essentiel, sur le fait que la justice transitionnelle ne débouche pas nécessairement sur des procédures de justice pénale qui constituent un droit inaliénable pour toutes les victimes. La justice transitionnelle est un peu comme le Canada dry : elle a la couleur et l'odeur de la justice pénale mais elle ne se confond pas avec elle.

Toujours est-il que ce qui vient de se passer au Maroc n'aurait pas été possible s'il n'y avait eu, durant des années, une action constante et opiniâtre des composantes autonomes de la société civile qui ont fini par imposer, à travers les actions sur le terrain et les grèves de la faim, l'amorce d'un processus marqué par la création du Forum non gouvernemental Vérité et Justice, puis, en novembre 2001, le colloque national sur les atteintes systématiques aux droits de l'homme au Maroc et, au printemps dernier, la rencontre FIDH-CIJT avec les ONG marocaines qui a débouché sur la mise en place d'un comité de suivi de l'action de l'IER. Tout cela en relation avec les victimes, celles des lieux de détention secrets, celles du mouroir de Tazmamart, celles des séquestrations arbitraires et de la torture systématisée, ainsi bien sūr qu'avec les familles des 400 disparus à ce jour, au nombre desquels les emblématiques Mehdi Ben Barka et Houcine El Manouzi... enlevés en Tunisie en 1974 avec la complicité probable de responsables de la sécurité de l'époque ! Tout cela n'aurait pas non plus été possible s'il n'y avait eu le long et patient combat politique et normatif contre l'impunité avec les avancées et les acquis au niveau des normes et des mécanismes des Nations Unies et avec l'expérience de la trentaine de commissions Vérité et Justice, en particulier celle de l'Afrique du Sud.

En Tunisie, ce débat aura inéluctablement lieu. Et il faut s'y préparer. Lutter contre l'impunité, c'est créer les conditions de l'amorce d'une transition politique qui permette de tourner la page des années de dictature en évitant l'oubli et l'amnésie mais aussi les tentations de la vengeance qui trouvent, faut-il le rappeler, un terreau des plus favorables dans nos référents culturels et religieux - arabe, musulman et méditerranéen - de la vendetta à la loi du talion en passant par le thar.

Lutter contre l'impunité implique :

  • Un devoir de mémoire,
  • Une exigence de vérité,
  • Un impératif de justice,
  • Une obligation de réparation,
  • Une nécessité de réconciliation effective fondée sur l'aveu, la reconnaissance des torts, le pardon des victimes et la claire conscience des réformes indispensables pour que les crimes et les atteintes systématiques aux droits de l'homme ne se répètent pas.
Utopie ? Oui si on considère que l'utopie d'aujourd'hui a de grandes chances d'être la vérité de demain.

 

Khemaïs Chammari
Chargé de Mission de la FIDH
Membre du Comité Exécutif de la Fondation Euroméditerranéenne de Soutien aux Défenseurs des Droits de l'Homme
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