ersonne ne regrette Saddam, mais tout de même ! Dans un État autrefois remarquablement structuré, aujourd'hui
complètement défragmenté, tout près de la partition, tandis que s'enchevêtrent, se concurrencent et s'étripent des
chefferies tribales, ethniques, confessionnelles, qui croupissaient sous l'homme de fer et la chape du parti
unique, et alors qu'entre mafias, pillards et brigades fanatiques, seule une barbarie aveugle se meut anonyme et
masquée, que peuvent valoir des élections dont le déroulement requiert ordre, transparence, sécurité ?
Dans un désordre absolu qu'ensanglantent des attentats à répétition, 111 listes entrent en compétition. Il faudra
choisir entre plus d'un millier de candidats sans visage, sans programme et qui n'auront pas fait campagne. Dans
l'émiettement des registres d'état-civil et sans qu'aucun recensement n'ait été établit, bien malins seront les
superviseurs des bureaux de vote qui identifieront les électeurs sur des listes électorales approximatives, puis
valideront leur suffrages. Encore faut-il d'ailleurs que les votants bravent de leur plein gré les snippers en
embuscade d'Abou Moussab Al Zarkaoui, en attendant d'autres représailles. Enfin, c'est d'une longue-vue qu'auront
besoin les observateurs postés à Amman, à des lieues de là, aussi distants que l'essentiel des journalistes rendant
compte du terrain dans des enquêtes de seconde main. Du moins s'agissant de ceux que la barbarie aura
épargné*...
Dans un tel contexte, pour qu'un tel tour de force électoral s'accomplisse, l'administration américaine déploie son
armée, boucle les frontières irakiennes, soumet le pays à l'état d'urgence, fait faire à ses soldats le
porte-à-porte des couards ou des récalcitrants et s'appuie sur le rebut de l'administration et de l'armée
baathistes, orphelins de Saddam en quête d'un nouveau parrain et recyclés par cette mission démocratique dans les
habits neufs du maître tailleur impérial. Car ces élections doivent surtout confirmer le score électoral et le
nouveau mandat de George W. Bush et légitimer sa guerre coloniale au lourd coût humain pour les américains.
S'il n'y a rien à dire du gouvernement de Iyadh Alaoui, c'est que ce sbire de l'occupant ne recueillera pas, selon
les sondages, l'ombre de quelque suffrage ; c'est qu'aussi son gouvernement finit ici sa triste partie au
terme de laquelle commencera peut-être la partition de l'Irak. En effet, le territoire autonome kurde
« sunnite » est le seul à aller avec une relative détermination et beaucoup d'espérance à ces élections,
peut-être pierre inaugurale d'un renouveau kurde et d'une recomposition d'un Kurdistan indépendant (un référendum y
est conduit ce 30 janvier dans le même sens). Une telle évolution est regardée avec courroux et appréhension par
les voisins turc et iranien.
Au sud, le pays chiite (arabe) ira aussi voter dans un pluralisme idéologique et confessionnel, des partisans de
Moqtada Al Sadr au Parti communiste, qui ne pourra cohabiter que dans le paradoxe d'une laïcité chiite. Pour
l'heure, la majorité chiite devrait remporter une revanche sur 50 ans d'exclusion de l'administration de l'Irak.
Entre ces deux nouveaux pôles de toutes les turbulences pour le siècle à venir, le pays sunnite (arabe) devrait
résister dans l'irrédentiste nostalgie d'une époque où sa minorité avait noirci le pays des Mille et une nuits.
Dans le détail, les électeurs sont invités à choisir entre des formations politiques parfois nées pour l'occasion
et sur lesquelles le pouvoir américain jette sa bénédiction ou son ostracisme. Car quelques partis politiques
voient dans ce processus une opportunité pour mettre fin à l'occupation et restructurer un Irak indépendant. Aussi
les quelques 3000 employés de l'Ambassade américaine mettent-ils bien du zèle à encourager un boycott de leur liste
et à privilégier les partis dans leur allégeance. La prochaine assemblée constituante devrait donc reconduire une
coalition à la solde de l'occupant.
Réduite à la condition d'une infra-humanité, la population irakienne qui avait enfanté les plus fins lettrés et
artistes du monde arabe est conviée à se féliciter d'une vie reconquise, faite de nourriture avariée, d'électricité
interrompue, d'eau polluée et de la tragédie ordinaire des meurtres, enlèvements, pillages et rackets, tout ce qui
est, paraît-il, le prix à payer pour la liberté retrouvée.
Cependant, aux dernières informations, il semblerait que
les Irakiens aient voté, pour plus de la majorité d'entre eux. Les chiffres invérifiables projettent des élections
communautaristes par lesquelles un groupe ethnique et un groupe confessionnel prennent leurs revanches sur une
minorité dominante qui n'a pas dit son dernier mot. Des observateurs avertis parmi lesquels les exégètes inspirés
du malaise arabe (dont ils sont bien le produit), vantent les promesses de cet ersatz électoral et de ce
laboratoire de la démocratie sous occupation dont devraient prendre graine les autres peuples arabes. Mais de qui
se moque-t-on ?
Car ces élections au pas de charge, opaques et « infantiles » pourraient bien
inaugurer une ère de conflits. Déjà, semble se dessiner en pointillé une nouvelle carte de la région avec au
nord un État kurde récupérant à la Turquie et l'Iran ses « minorités ». Au sud, s'ouvrirait un espace
chiite à l'expansionnisme iranien et rééquilibrant l'autorité wahabite du Royaume d'Arabie (une vielle idée
américaine de déstabilisation voire de partition de ce royaume), surtout si paradoxalement le chiisme pouvait
évoluer vers une conception séculière du politique ! En tout état de cause, devrait s'ouvrir pour le
siècle un nouveau désordre moyen-oriental.
* Et toutes nos pensées vont aux familles de ceux qui
ont laissé leur vie dans ce pays, ainsi qu'à ceux qui, pour avoir fait leur travail d'informer, y ont laissé
une part d'eux-mêmes. Notre solidarité va particulièrement à Frédéric Nérac (caméraman français
travaillant pour la chaîne de télévision britannique ITN, disparu depuis le 22 mars 2003 en même temps que
son chauffeur-interprète libanais, Hussein Othman), à Issam Hadi Muhsin Al-Shumary
(cameraman irakien travaillant pour la société allemande de production d'informationsinternationales
Suedostmedia, disparu le 15 août 2004), et à Florence Aubenas (journaliste française, grand reporter
au quotidien Libération, disparue depuis le 5 janvier 2005 en même temps que son assistant irakien Hussein
Hanoun Al-Saadi), dont le monde demeure toujours sans nouvelles.