e n'aurais jamais imaginé poser un jour cette question à certains
démocrates de mon pays. Je
pensais que la démarcation entre le mouvement démocratique et les
tenants de l'État
théocratique était fondamentale, claire et indépassable.
Il est malheureux de constater que ce n'est plus le cas, en tout cas
pour certains milieux se
réclamant de la mouvance démocratique. Tout au long des deux dernières
années et
progressivement, des voix se sont élevées pour tenter, directement ou
indirectement, de « blanchir » les partisans de « En-nahdha », et généralement, les
partisans de l'islamisation de
la société et de l'État.
Ces démocrates, « nouveaux amis » du mouvement intégriste, sont passés
très rapidement d'une
étape à une autre dans leur rapprochement avec Ghanouchi et ses amis.
Le point de départ, sur lequel tous les démocrates conséquents et les
militants des droits de
l'homme étaient unanimes, est l'hostilité aux violations des droits de
l'homme : persécutions
contre les individus, contre leurs familles, tortures exercées contre
les détenus, arrestations
arbitraires, retraits de passeport, procès irréguliers et inéquitables,
licenciements abusifs,
etc., y compris lorsque les victimes de ces violations sont des
intégristes. Une telle attitude
est une attitude de principe, même s'il n'est pas inutile de rappeler
qu'à la fin des années 80
et au début des années 90, des voix assez nombreuses, y compris dans la
mouvance démocratique,
rechignaient à défendre les intégristes, ne serait-ce que sous
l'angle des droits de l'homme.
Et puis, les choses vont évoluer : on affirme, dans une deuxième étape,
le droit de la mouvance
intégriste à s'exprimer en tant que telle, à s'organiser en groupement
ou parti politique, tout
comme toute autre tendance, ajoutait-on. Tout l'argumentaire contre
l'existence des partis
religieux tombait ainsi à l'eau, comme par enchantement. On ajoute
qu'après tout, il est
préférable que le mouvement intégriste agisse dans la légalité : on
pourra ainsi mieux le
combattre et réduire son influence et son audience.
Ce qui était, à partir de là, attendu, ne tarda pas à suivre. Les « nouveaux amis » de Ghanouchi
posent ouvertement la nouvelle donne : la possibilité pour les
démocrates de s'allier avec le
mouvement intégriste dans la lutte pour les libertés, pour la
démocratie. Certains en sont
arrivés ainsi à considérer que les intégristes font partie du mouvement
démocratique ! La
boucle est ainsi bouclée...
La gravité d'un tel glissement, la portée d'une telle dérive ne semblent
malheureusement pas
évidentes à tous. Lorsque M. Mouada a entrepris, il y a quelques
semaines, de publier une
déclaration commune avec M. Ghanouchi (après le refus, qui est à leur
honneur, du POCT, du RSP
et du Forum démocratique de M. Ben Jaafar, de s'associer à cette
initiative qui, dans
l'itinéraire très particulier de M. Mouada, n'est pas la première du
genre), cela a surpris
quelque peu certes, mais en réalité, l'évolution des deux dernières
années laissait prévoir de
telles initiatives.
C'est que la démarcation par rapport au mouvement intégriste des
dirigeants et militants
d'En-nahdha tendait à s'estomper chez un certain nombre de militants
démocrates. Des relations
se sont établies avec certaines figures du mouvement de Ghanouchi, à
l'intérieur comme à
l'extérieur du pays. Un analyste n'a pas hésité à écrire que la scène
politique dans le monde
arabe, et en Tunisie notamment, se composait de trois forces
essentielles : le pouvoir en place
avec ses institutions, le mouvement des droits de l'homme et le
mouvement islamiste. Sans nous
attarder sur cette vision qui semble présenter le mouvement des droits
de l'homme comme un
mouvement politique (qui devrait donc établir des alliances contre le
pouvoir établi, alliances
avec l'autre pôle de l'opposition : le mouvement islamiste), nous
retiendrons de cette analyse
le fait, au moins tacite, que le mouvement des droits de l'homme ne peut
être qu'un « affluent »
de l'opposition islamiste à laquelle est attribuée la charge essentielle
de combattre la
dictature et le despotisme au pouvoir.
Tout cela « banalise » le mouvement intégriste, et l'intègre ainsi au
camp démocratique.
La gravité de ce nouveau discours des « nouveaux amis » de M. Ghanouchi
nous appelle à la
vigilance. Il faut un sursaut pour arrêter cette dérive. Il est
dangereux que certains
démocrates se mettent aujourd'hui à s'imaginer qu'il est possible de
gagner le mouvement
islamiste au combat en faveur de la démocratie, des libertés
individuelles et publiques. Il est
pour le moins incongru de penser que le mouvement démocratique,
caractérisé par sa faiblesse et
ses divisions, devrait avoir pour tâche de tenter d'intégrer les
islamistes dans le mouvement
démocratique. N'a-t-il pas d'autres tâches, d'autres urgences :
clarifier ses objectifs, fixer
ses priorités, rassembler ses forces et unir ses rangs, s'ouvrir
davantage pour la démocratie,
ne devrait-il pas, prioritairement et afin de sauvegarder l'avenir,
raffermir son identité,
c'est-à-dire donc son autonomie et sa démarcation totale par rapport au
pouvoir d'un côté, parce
qu'il constitue aujourd'hui le despotisme en place, et par rapport au
mouvement islamiste de
l'autre côté, parce qu'il constitue le projet de despotisme annoncé ?
Devra-t-on revenir aux débats et aux démarcations anciens : ceux qui
privilégient le combat
contre le pouvoir d'une part, et ceux qui privilégient le combat contre
l'intégrisme islamique
d'autre part ?
Mais pour qui donc roulent ceux qui tentent de redonner du souffle au
mouvement islamiste en
Tunisie, alors que ce dernier a perdu, au cours des dernières années,
une très grande partie de
son influence et de son audience ? Pourquoi tentent-ils, directement ou sournoisement,
d'occulter, de faire oublier ou d'estomper l'hostilité fondamentale du
mouvement intégriste
islamiste aux libertés démocratiques ?
Il faut se rendre à l'évidence. Occulter le danger que représente le
discours théocratique, et
à plus forte raison s'en rapprocher ou s'allier avec lui, revient à
s'intégrer dans ce discours
et dans son système de pensée. C'est ce qui attend ceux de nos amis
qui prétendent intégrer
les intégristes dans le camp démocratique. Le discours de la gauche
démocratique doit éviter
toute dérive qui lui ferait insensiblement intégrer des pans entiers du
discours religieux, y
compris du discours religieux « réformiste ». Tout concourt à confirmer,
dans nos pays, que
c'est le discours intégriste qui récupère et digère une frange des
militants et intellectuels
de gauche. L'aliénation du discours démocratique à l'égard de
l'islamisme, de l'intégrisme,
fut-il « modéré » ou « réformiste », constitue un immense service rendu
aux tenants de l'État
théocratique.
Ceux parmi nous qui imaginent qu'un rapprochement avec l'Islam
intégriste les rapprocheraient du
même coup du « peuple » se trompent lourdement : le populisme n'a
jamais servi la démocratie,
encore moins la laïcité, ce sont au contraire les adversaires de la
démocratie et de la laïcité
qui en ont toujours tiré profit. Céder du terrain à l'idéologie
religieuse en général, et à
l'islamisme intégriste en particulier, c'est faciliter à ce dernier la
réalisation de
l'objectif qui lui importe en premier lieu : effacer de la scène
intellectuelle et politique
toute pensée qui se situe en dehors de la référence religieuse, à plus
forte raison si elle se
situe contre elle.
La vigilance, le sursaut, auxquels nous faisons appel, nécessitent
d'une façon particulière la
réactivation du pôle laïque au sein du mouvement démocratique. Plus le
pôle attaché à la laïcité
est fort et présent avec son identité laïque au sein du mouvement
démocratique, et plus ce
dernier est à même d'éviter les déviances et les complaisances à l'égard
des porteurs du projet
du despotisme intégriste. Il faut affirmer, répéter, que démocratie rime
avec laïcité, que la
véritable démocratie, qui n'est pas seulement un ensemble de mécanismes
réglant la vie
politique, mais aussi un certain nombre de valeurs « citoyennes », ne peut
se réaliser que dans un
État laïque.
Quant aux politiciens à courte vue qui ouvrent leurs bras à M. Ghanouchi
et autres alliés de
Hassen Tourabi, je voudrais seulement leur poser les questions suivantes :
- Voulez-vous, à travers votre alliance avec les intégristes, redonner
au pouvoir actuel la
possibilité de se présenter de nouveau, devant l'opinion publique
nationale et internationale,
comme le rempart contre le danger intégriste renaissant ?
- Vous déplaît-il à ce point de voir que, depuis trois ou quatre ans,
la bataille politique qui
se déroule sur la base des mots d'ordre de la démocratie et des droits
de l'homme, oppose le
pouvoir d'un côté et le mouvement démocratique de l'autre,
c'est-à-dire, avec une absence
totale du mouvement intégriste ?
- En essayant de « rafistoler » l'image de marque de En-Nahdha et
consorts, de lui faire
acquérir une virginité démocratique, en vous alliant aux oiseaux de
malheur, pour qui donc
roulez-vous ?