e nombre important de signatures féminines apposées au bas de pétitions portant projet de
démocratisation de la vie politique en Tunisie ; les noms fréquemment cités de femmes qui se
sont fait connaître par des initiatives politiques ou journalistiques sans parler de celles qui
écrivent et donnent leur opinion sur les affaires de la Cité, semblent attester d'une
implication grandissante des femmes sur l'échiquier politique tunisien. Toutefois, les
programmes politiques élaborés le sont-ils dans le cadre d'un réel partenariat hommes/femmes et
expriment-ils une prise en compte effective de la défense et de la consolidation des droits des
femmes au même titre que des autres droits démocratiques ? Par ailleurs, les femmes engagées
dans ces processus portent-elles sur les problèmes de la démocratie et de la citoyenneté le même
regard que les hommes ?
C'est un peu pour clarifier ces questionnements que nous sommes allés vers certaines d'entre
elles : de professions différentes et d'âges divers, militante active, en retrait ou non
militante, elles ont chacune une histoire particulière avec la politique mais un point commun
les unit : celui d'appartenir à cette catégorie de femmes qui, conscientes de leurs droits et
de leur valeur, jettent un regard vigilant et critique sur ce qui les entoure et mènent des
combats individuellement et/ou collectivement pour qu'aucune chape de plomb ne les écrase
jamais.
Nous semblons pourtant vivre ce que certains ont appelé un « Printemps tunisien » en référence à
un certain foisonnement d'écrits et de positions sur la politique du régime tunisien et les
alternatives démocratiques possibles. On pense alors au « Manifeste des démocrates progressistes
tunisiens » et à la pétition intitulée « Pour une citoyenneté souveraine » , à la publication
de deux magazines « on line » et d'écrits dans la presse étrangère.
Si Hédia Jrad, enseignante
et ex-présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) estime que « deux ou trois
initiatives ne font pas le printemps, pas celui des femmes en tout cas », A.M. (universitaire )
suggère, pour sa part, d'inclure dans ce « Printemps » des initiatives qui lui sont
antécédentes comme la création du Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT) et « pourquoi pas ?, le Basta de Jalel Zoghlami, malgré ce
que l'on peut en penser », la nouveauté étant, pour elle, que « l'opposition tient aujourd'hui à
affirmer un refus d'une nouvelle candidature du président Ben Ali pour 2004 ».
Les initiatives existent donc et les forces de l'opposition tunisienne semblent vouloir prendre
leurs marques sur l'échiquier politique tunisien. Alors, et les femmes ? Quel rôle ont-elles
joué dans ces initiatives ? Quelle place ont-elles tenu ? Quelles empreintes ont-elles laissé
sur les analyses et les revendications ?
Pour N.L. (avocate), l'intervention des femmes se fait au même titre que celle des hommes, en
tant que démocrates et citoyennes, sans spécificité particulière. A.M. remarque que, s'il est
vrai que la quantité de signatures féminines au bas des pétitions semble attester d'une
présence croissante des femmes dans ces initiatives, elle déplore que, par exemple, en dépit
d'une certaine présence féminine au CNLT, les revendications féministes ne transparaissent pas
dans le programme de ce Comité. Elle note, par ailleurs, une ressemblance entre les textes des
pétitions provenant d'une absence de clarification des droits des femmes qui « risque de semer la
confusion », ce qui ne peut jouer qu'au profit des « courants conservateurs » : « or, la vraie
démarcation avec ces courants comme avec les courants intégristes passe par-là : l'affirmation
claire et nette de l'égalité de droits sur tous les plans entre les hommes et les femmes ».
Allant dans le même sens, Hédia Jrad qualifie de « dérisoire » la place réservée aux femmes dans
les pétitions : « mais certaines ont adhéré car la situation des libertés dans le pays
n'autorise plus le silence Š Si les femmes n'ont pas initié ces actions, cela ne doit pas
nous mener à croire que leur rôle se limite à l'acquiescement à des actions conçues en dehors
d'elles. Depuis quelques années, elles ont été à l'origine de beaucoup d'actionsŠ ». Thouraya
Krichen (étudiante en troisième cycle) pense nécessaire de distinguer entre les initiatives.
Elle en identifie deux types : celles provenant des associations de femmes et ligues
humanitaires (Ligue tunisienne des droits de l'homme - LTDH - ou Amnistie) et celles provenant d'initiatives diverses. Les premières
« reconnaissent le rôle des femmes dans l'histoire et la place qu'elles occupent dans la société
et revendiquent, parmi les droits démocratiques, les droits des femmes ». Les secondes proviennent
de sphères (individuelles ou collectives) et peuvent dévoiler que ceux qui tiennent le discours
sur les droits des femmes y croient ou n'y croient pas. S'ils y croient, l'égalité entre les
sexes dans le cadre d'une société réellement démocratique se réfère à une pensée des droits
humains, de la citoyenneté et de la démocratie qui sont indissociables et cette position n'est
ni occasionnelle ni idéologique. Les femmes participent à ces initiatives parce qu'elles y
trouvent leur place. S'ils n'y croient pas c'est que leur discours se situe dans un cadre
idéologique voire démagogique qui a pour but de les présenter comme des démocrates revendiquant
les droits humains et la citoyenneté.
Les entretiens pourtant menés séparément nous conduisaient
irrésistiblement et rapidement au dernier communiqué de MM. Moadda et Ghannouchi qui suscitait
des réactions sans ambiguïté de la part des femmes interviewées.
« Je ne crois en rien venant
de M.Ghannouchi », affirme N.L. avec force, « nous savons très bien ce qu'il veut. Ce cadre
arabo-musulman dans lequel il place les droits des femmes, j'y tiens moi aussi mais je ne suis
pas musulmane à la manière de M. Ghannouchi. Je lui dénie le droit de me fixer à moi, femme
musulmane, mes droits ». Pour Thouraya Krichen, l'identité arabo-musulmane dont il est question
dans le communiqué « limite les droits des femmes ». Cette identité demeure à définir en se
basant sur les droits humains, la démocratie et la citoyenneté. Pour Hédia Jrad, évaluant elle
aussi le communiqué, « il ne faut pas se faire d'illusions, et être, en tant que
femmes, plus vigilantes car, dans ce texte commun, la fameuse égalité entre les sexes qui
figure n'est là que pour enfermer les droits des femmes dans l'identité arabo-musulmane en
oubliant les valeurs universelles des êtres humains et les libertés de croyance. Or, les droits
des femmes sont partie intégrante des droits humains ». Propos que confirme A.M. qui juge le
discours tenu dans le communiqué « hypocrite » et « pratiquant le double langage parce qu'il ne
faut pas oublier que monsieur Ghannouchi est porteur d'un projet de société et d'État
islamique ». Elle estime aussi que « la seule garantie des droits humains est la référence à la
Déclaration universelle des droits de l'homme. Or, ce communiqué fait le silence sur cette
référence et ce n'est pas fortuit ». Par ailleurs, ajoute-t-elle, « comment peut-on
proclamer comme une profession de foi qu'on est pour l'égalité hommes-femmes alors que nous
savons très bien que le mouvement En-nadha dont Monsieur Ghannouchi est président est attaché à
une loi qui nie cette égalité (face au divorce, à l'héritage, à l'égalité dans le couple et
même à la liberté de se vêtir) ». C'est pourquoi estime-t-elle nécessaire « en même temps qu'il
s'agit de s'opposer à un pouvoir répressif, à une main-mise personnelle sur l'État, de définir
aujourd'hui clairement le projet de société dont on aimerait être porteur ».
Il y aurait donc d'une part, un discours islamiste plus inquiétant parce que plus trouble et
plus manipulateur, d'autre part des projets politiques qui négligeraient - par démarche
théorique ou par nécessité d'alliance avec d'autres forces politiques - de donner la place qui
est due aux femmes dans le processus démocratique ainsi qu'à l'égalité réelle dans la
perspective de la citoyenneté. Cela ne traduit-il pas justement le déficit de citoyenneté qui
les affecte dans le présent et dont le rééquilibrage s'avère problématique dans l'avenir si,
dès aujourd'hui, ne sont pas posées des balises ? Que signifie alors être citoyenne pour
aujourd'hui et demain ?
« C'est un mélange de droits et de pratiques de ce droit qui démontre une certaine maturité
d'appartenance à une société », affirme Thouraya Krichen. « À ce titre, et sur le plan théorique,
le terme citoyen ne devrait comporter ni masculin ni féminin tant il implique l'égalité des
droits pour tous. Aujourd'hui, la négation de la citoyenneté est valable pour les hommes et pour
les femmes. Mais, sur le plan pratique, les femmes sont doublement touchées et elles doivent
essayer d'être réellement présentes dans toutes les structures pour participer au devenir social
et politique loin des discours capitalistes sur la mondialisation qui utilisent les femmes pour
camoufler les défaillances du système ». Pour N.L. « la citoyenneté s'exprime dans l'exercice des
droits civiques et, à ce titre, je ne fais pas de différence réelle entre femmes et hommes,
dans la situation actuelle. Il est vrai que les femmes se désintéressent de la politique et cela
est le produit de leur situation dans la société. Il faut laisser faire le temps et évoluer les
mentalités ». Hédia Jrad et A.M. estiment toutes deux que la citoyenneté implique l'égalité des
droits des hommes et des femmes « en vue de participer à la gestion de la cité » (A.M.), « en même
temps que le combat pour la démocratie et le droit à l'autonomie (par rapport au pouvoir, aux
partis, aux pratiques patriarcales) » (Hédia Jrad). Pour celle-ci, la sphère privée doit être
prise en compte comme un lieu qui concerne la démocratie : « À ce titre, l'exercice de la
citoyenneté amène de plus en plus de femmes à considérer que la lutte contre la violence à
l'encontre des femmes est une dimension essentielle du combat démocratique ». A.M. quant à elle
dénonce « l'énorme hypocrisie sociale » qui dissimule que les femmes, particulièrement dans
certains secteurs industriels ou agricoles, sont les plus précarisées, qu'elles ont le poids
entier du travail domestique, qu'elles sont victimes des violences masculines (du père, du
frère, du mari) et encore exclues des lieux publics (cafés, rues en dehors des heures de
travail). De quelle citoyenneté bénéficient-elles donc ?
Approcher la citoyenneté en termes d'acquisitions et d'exercices de droits dans la perspective
d'une égalité réelle, d'engagement pour le changement social et de mobilisation des forces
démocratiques pour intégrer les revendications d'égalité comme élément indissociable et
indispensable à la démocratie, ne définit-il pas un cadre théorique au sein duquel peuvent
évoluer les luttes à venir ?
Avec une logique indiscutable Thouraya Krichen estime que si la
citoyenneté s'exprime à travers des lois non discriminatoires, cela signifie bien qu'il faut
effacer des lois tunisiennes tout ce qui entretient la discrimination hommes/femmes et
l'inégalité (en particulier dans le Code du statut personnel et notamment devant l'héritage). N.L. pense que,
du coté des droits, un bon arsenal juridique existe et le travail qui doit s'opérer est plutôt
un travail social et culturel pour faire respecter les droits et évoluer les mentalités. Toutes
deux jugent nécessaire la multiplication des associations de secours et de soutien aux femmes en
détresse. A.M. insiste davantage sur la nécessité de faire un travail d'information sur la
situation réelle des femmes au travail et d'une participation plus effective de celles-ci dans
les syndicats avec, éventuellement, l'application de la règle du quota. Par ailleurs,
s'interroge-t-elle « ne faudrait-il pas réfléchir, hommes et femmes, à comment créer les
conditions de l'irréversibilité ? ».
Hédia Jrad met l'accent sur la nécessité de la vigilance pour protéger les droits des femmes
contre les projets démocratiques communs qui, associant des sensibilités diverses sur de
l'imprécision et de l'approximation concernant les droits des femmes, les instrumentalise. Il
faut donc « débusquer les contradictions, les pièges, mettre le doigt sur les décalages entre
discours et pratiques ». Il faut aussi, selon elle, « développer ces droits avec trois
préoccupations importantes : faire de la question de la laïcité un instrument de lutte et non un
slogan, intégrer davantage les revendications d'égalité dans la lutte démocratique, s'informer
et réfléchir sur ce qui se passe à toutes les instances du social pour avoir une connaissance
plus approfondie des réalités et préoccupations d'aujourd'hui. Sans cela, les luttes n'iront
pas loin », conclut-elle.
Le mot de la fin ne reviendrait-il pas à celle de nos interviewées qui déclara durant
l'entretien : « le moment est venu de dire clairement les choses, quitte à être peu nombreux mais clairement ensemble » ?