Tandis que s'essoufflent les ressources de légitimation de
l'État patrimonialiste au
Maroc et que, sous les injonctions des institutions financières
internationales, une forme de
rationalisation économique amoindrit les logiques clientélistes et les
réseaux parasitaires, il
s'opère au Maroc, par le dynamisme revendicatif d'une nouvelle
génération d'entrepreneurs, une
recomposition de l'espace public, avec une « entrepreneurisation » du
pouvoir. L'entrepreneur
marocain apparaît comme l'acteur privilégié du changement social. Telle
est l'analyse de Myriam
Catusse, chercheur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, dont le travail est antérieur aux réformes politiques de Mohamed VI.
epuis l'été 1996, à la faveur d'un certain nombre de
conventions redéfinissant les
rapports de l'organisation patronale marocaine (CGEM) avec syndicats et
pouvoirs publics dans le
cadre du libéralisme, les entrepreneurs marocains ont pris date comme
acteurs privilégiés de la
transition démocratique et du changement social. La figure de
l'entrepreneur se confond avec
celle du promoteur du développement et de l'acteur démocratique, en une
ère où l'État lâche du
lest. Dès lors, précise Myriam Catusse, politologue, étudiant les
trajectoires des entrepreneurs
marocains, un transfert de légitimation s'opère du dispositif fondé sur
l'histoire à des
mécanismes de représentations issues du processus libéral. Conformément
aux grandes tendances et
aux recommandations des bailleurs de fonds, les agents économiques
récupèrent une initiative
dont sont dépossédés les hauts cadres de l'État.
Les acteurs économiques se disputent désormais au Maroc la
prépondérance dans l'espace
public, dans une logique d'ascension sociale et de recomposition de la
classe dominante. Toute
une rhétorique convertit la compétence économique en normes d'accès au
politique. Tout autant
par la défense de leur intérêt de groupe social que par la négociation
d'une participation au
pouvoir dont se déleste en partie le makhzen, l'entrepreneuriat marocain
tend à privatiser
l'espace public. Au Maroc comme ailleurs, le libéralisme économique
recompose la figure
politique de l'entrepreneur privé, prenant notoriété sur les décombres
du projet
développementaliste.
L'enquête de Myriam Catusse explique cette inversion du statut
de l'économique, lequel
jusqu'alors procédait de l'ordonnancement politique, l'entrepreneuriat
apparaissant pendant des
décennies comme parasitaire, prospérant dans des réseaux de clientélisme
et de connivences avec
le pouvoir. Longtemps discrédité, le monde des affaires génère
aujourd'hui tout un discours
valorisant où se rehausse la figure de l'entrepreneur dans un univers
symbolique mais où son
charisme renvoie à sa présence dans l'espace public. L'action
entrepreneuriale devient le lieu du
développement économique mais aussi de l'accomplissement citoyen.
L'entreprise apparaît comme
une instance forte de la société civile où s'élaborent les contours de
l'État moderne.
L'étude, toutefois, établit bien des disjonctions et des nuances
entre différentes
figures d'entrepreneurs : les patrons-notables, encore attachés au
modèle patrimonialiste et
clientélistes de l'État, les professionnels intéressés à se mobiliser
pour leurs intérêts
économiques stricto sensu et des figures empruntant des trajectoires
individuelles plus
autonomes et revendicatives. Globalement cependant, les premiers se
comportent en mécènes
d'oeuvres sociales et religieuses, les seconds reprennent l'initiative
dans le cadre de leur
confédération (CGEM), les derniers, plus agressifs, contribuent à
composer l'archétype d'un
acteur innovant.
Il reste que cette phase n'a pas le monopole de la transition au
Maroc, le système
politique demeurant, selon Myriam Catusse, formellement inchangé, mais un
rééquilibrage des
forces participant à la dynamique de développement et de mutation
politique énonce fortement
« l'entrepreneurisation » du pouvoir.