Alternatives citoyennes Numéro 1 - 26 avril 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Maroc : l'entreprise, pilote du mouvement citoyen ?

 

Tandis que s'essoufflent les ressources de légitimation de l'État patrimonialiste au Maroc et que, sous les injonctions des institutions financières internationales, une forme de rationalisation économique amoindrit les logiques clientélistes et les réseaux parasitaires, il s'opère au Maroc, par le dynamisme revendicatif d'une nouvelle génération d'entrepreneurs, une recomposition de l'espace public, avec une « entrepreneurisation » du pouvoir. L'entrepreneur marocain apparaît comme l'acteur privilégié du changement social. Telle est l'analyse de Myriam Catusse, chercheur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, dont le travail est antérieur aux réformes politiques de Mohamed VI.

Depuis l'été 1996, à la faveur d'un certain nombre de conventions redéfinissant les rapports de l'organisation patronale marocaine (CGEM) avec syndicats et pouvoirs publics dans le cadre du libéralisme, les entrepreneurs marocains ont pris date comme acteurs privilégiés de la transition démocratique et du changement social. La figure de l'entrepreneur se confond avec celle du promoteur du développement et de l'acteur démocratique, en une ère où l'État lâche du lest. Dès lors, précise Myriam Catusse, politologue, étudiant les trajectoires des entrepreneurs marocains, un transfert de légitimation s'opère du dispositif fondé sur l'histoire à des mécanismes de représentations issues du processus libéral. Conformément aux grandes tendances et aux recommandations des bailleurs de fonds, les agents économiques récupèrent une initiative dont sont dépossédés les hauts cadres de l'État.

Les acteurs économiques se disputent désormais au Maroc la prépondérance dans l'espace public, dans une logique d'ascension sociale et de recomposition de la classe dominante. Toute une rhétorique convertit la compétence économique en normes d'accès au politique. Tout autant par la défense de leur intérêt de groupe social que par la négociation d'une participation au pouvoir dont se déleste en partie le makhzen, l'entrepreneuriat marocain tend à privatiser l'espace public. Au Maroc comme ailleurs, le libéralisme économique recompose la figure politique de l'entrepreneur privé, prenant notoriété sur les décombres du projet développementaliste.

L'enquête de Myriam Catusse explique cette inversion du statut de l'économique, lequel jusqu'alors procédait de l'ordonnancement politique, l'entrepreneuriat apparaissant pendant des décennies comme parasitaire, prospérant dans des réseaux de clientélisme et de connivences avec le pouvoir. Longtemps discrédité, le monde des affaires génère aujourd'hui tout un discours valorisant où se rehausse la figure de l'entrepreneur dans un univers symbolique mais où son charisme renvoie à sa présence dans l'espace public. L'action entrepreneuriale devient le lieu du développement économique mais aussi de l'accomplissement citoyen. L'entreprise apparaît comme une instance forte de la société civile où s'élaborent les contours de l'État moderne.

L'étude, toutefois, établit bien des disjonctions et des nuances entre différentes figures d'entrepreneurs : les patrons-notables, encore attachés au modèle patrimonialiste et clientélistes de l'État, les professionnels intéressés à se mobiliser pour leurs intérêts économiques stricto sensu et des figures empruntant des trajectoires individuelles plus autonomes et revendicatives. Globalement cependant, les premiers se comportent en mécènes d'oeuvres sociales et religieuses, les seconds reprennent l'initiative dans le cadre de leur confédération (CGEM), les derniers, plus agressifs, contribuent à composer l'archétype d'un acteur innovant.

Il reste que cette phase n'a pas le monopole de la transition au Maroc, le système politique demeurant, selon Myriam Catusse, formellement inchangé, mais un rééquilibrage des forces participant à la dynamique de développement et de mutation politique énonce fortement « l'entrepreneurisation » du pouvoir.

 

Nadia Omrane
Journaliste. Tunis.
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