l y a huit ans, décédait dans une obscurité absolue, Abdeljelil Béhi,
directeur du Phare. Son journal qui marqua une époque, celle de l'avènement de
la Tunisie de Bourguiba à une démocratie de courte durée, disparaissait
lui-même, il y a 20 ans, au printemps 1981. Encore en chantier, un petit
ouvrage devrait paraître cette année sur cette publication rebelle, vouée à la
défense des opprimés, dont les plumes signèrent le « degré Zorro du journalisme ».
Comme un phénix, Le Phare renaquit de ses cendres en décembre 1988, pour
quatre numéros. Cette dernière illusion sur la capacité du régime tunisien à
assumer la liberté de la presse, acheva Abdeljelil Béhi. Il ne survécut pas
longtemps à cette épreuve, mourut malade et criblé de dettes. C'est à ce
patron de presse exemplaire, dont l'expérience nous servira de leçon, que nous
dédions cet hommage d'un 3 mai 2001.
« Toute ma vie, je n'ai fait que raser les murs » : cette
confidence, faite à une table d'un troquet parisien, aux portes d'un grand
hôpital où il subissait annuellement le contrôle d'un pace-maker, Abdeljelil
Béhi ne pouvait qu'en reconnaître le dépositaire dans la personne de son ami
de toujours et, dans le même temps, de son médecin, le cardiologue tunisien Dr
H. K. qui se tint aussi dans la plus grande proximité de son aventure
journalistique. Car ce malade humble et fragile, heureux comme un enfant de
cette courte fugue hors de l'hôpital, reconnaissant auprès d'une présence
sûre, dans un moment fort, ce qu'il croyait être sa vérité, celle de n'exister
que comme homme d'ombre, devait honorer l'information tunisienne du Phare du
journalisme.
Abdeljelil Béhi était, en effet, le directeur fondateur d'un hebdomadaire de
langue française, Le Phare, dont chacun s'accorde à reconnaître aujourd'hui
sinon l'excellence, du moins l'exception.
Abdeljelil Béhi est décédé le 7 mars 1993 des complications d'une affection
cardio-vasculaire qui avait mutilé sa vie. Deux soirs plus tard, dans le cadre
de l'Association des Journalistes Tunisiens et à l'initiative de la section
tunisienne d'Amnesty International, un hommage lui était rendu de manière
d'abord improvisée. La veillée ramadanesque, placée sous le slogan amnistien
« Contre l'oubli », célébrait en Abdeljelil Béhi le modèle de
l'engagement des intellectuels dans le combat pour les libertés fondamentales.
Plus d'une centaine de femmes et d'hommes, venus du monde de l'université, de
l'art et de l'information, ainsi que des acteurs politiques lui rendirent
hommage, identifiant en Abdeljelil Béhi un des leurs.
Il était tout à la fois, en effet, homme de culture et de pensée - il avait
fait des études de philosophie - puis artiste, car il était cinéaste de
profession et musicien de goût, enfin, journaliste talentueux, dont
l'inspiration bridée par les autres devait s'accomplir, en définitive, dans
son propre journal. Nécessairement, cet homme libre de tous les pouvoirs et de
toutes les chapelles qui, en aucun cas, n'eût pu être un politicien, devait
intervenir dans le champ politique en y défendant un projet et une éthique.
Un hommage encore plus vibrant fut renouvelé à l'occasion du 40e jour de son
décès en présence des équipes successives du Phare et de multiples acteurs de
la société civile, venus se refaire une jouvence et saluer dans Le Phare
l'autre information, des dossiers de presse, nourris de Unes iconoclaste,
d'articles subversifs et de planches de fameuses BD, Le Poulet au Pied,
témoignaient du parcours rebelle et frondeur d'un journal différent.
Espiègle, Le Phare était aussi marqué de l'humanité d'Abdeljelil Béhi qui
portait l'oeuvre dans la proximité des marginaux et dans la résistance à
l'establishment, bien que parfois, certaines manoeuvres habiles, de
l'intérieur même du journal, aient tendu à intégrer celui-ci à l'imagerie
orthodoxe de la presse de l'époque.
Mais Abdeljelil Béhi était un homme de liberté, de finesse et de sens
critique. Reconnus par lui-même, parfois sur leur signalisation par certains
de ses proches, ces glissements répétés soulignent combien une entreprise de
presse est un lieu d'enjeux, combien peut être menacée son indépendance,
combien la vigilance est de rigueur et combien le maintien d'une trajectoire
digne et autonome tient à l'éthique d'un patron rétif à la moindre
compromission.
Tous ceux qui auront vécu dans la familiarité d'une entreprise de presse
savent, en effet, les limites et les contraintes, les pressions et les
chantages, subis par les journaux indépendants. La marge de manoeuvre que les
plus scrupuleux des patrons de presse s'accordent, ils en payent le lourd
tribut par une somme de concessions. Le doigt mis dans l'engrenage, c'est
alors le bras et le reste qu'il n'est plus possible de dégager.
À l'inverse, Le Phare n'aura pas cédé un pouce de son espace, une once, même
si la manoeuvre insidieuse vint parfois de l'autre bord, celui qu'on disait
contestataire et qui pourtant, de temps à autre, au gré de ses intérêts,
participait des mêmes non-valeurs.
Ce qui fit le mérite du Phare, son succès d'époque et la nostalgie qu'on en
garde, c'est précisément une rigueur morale, ne trichant pas sur le produit
signalé dans son titre, « Le Phare, journal indépendant », qualité rapportée à
l'exception de sa direction.
L'histoire de la vie d'Abdeljelil Béhi pose les jalons d'une conduite
exemplaire. Déjà lycéen, il participa à Sousse, sa ville natale, à des
manifestations publiques contre l'occupation française, en subissant la
répression. Il n'en tira aucun titre de gloire, pas plus qu'il ne se servit de
ses positions à l'Union générale des étudiants de Tunisie comme tremplin vers
quelque confortable statut, ni comme motivation à un embrigadement doré. En
France, des études de philosophie et de cinéma, menées dans les conditions
difficiles qui étaient celles de l'étudiant maghrébin, lui donnèrent cette
hauteur de vue et ce sens esthétique dont son comportement et ses écrits
portent l'empreinte. En Tunisie, il aura alors, en réalisateur pour la
télévision tunisienne, un profil et des exigences professionnelles qui,
fatalement, devaient le maintenir en marge, en homme « d'ombre »,
éclairé de sa seule lumière intérieure.
Intelligent, raffiné, il avait à la fois le sens de l'absolu qui fondait son
intransigeance morale, et celui du relatif qui l'éloignait de tout sectarisme
et lui donnait, dans son rapport aux autres, une telle faculté d'écoute et
tant d'humanité. Surtout, en conséquence, il n'aurait pu être d'aucune
chapelle. Il se reconnut seulement dans la Charte d'Amnesty International et
contribua à poser, dans la clandestinité, les fondements de la section
tunisienne d'Amnesty International. Dans le même temps, pendant une bonne
décennie, il donna dans le journal Tunis-Hebdo libre cours à sa verve, sous
le pseudonyme de Ajeb, inspiré de ses initiales, mais qui en arabe tonne comme
un point d'exclamation (« stupéfiant !»). Son billet, intitulé Point
d'orgue, porte la résonance de son penchant musical et, plus encore, il dit le
tout de ce que portait cet homme comme finesse et perspicacité : ses
interventions hebdomadaires sont un recueil d'observations pertinentes sur la
société durant une décade.
Puis lui vint l'envie d'un journal à sa convenance et à sa mesure. A l'origine
du projet, donc, se pose une vocation de liberté pour soi et pour les autres.
Mais il n'est pas conçu, d'emblée, comme un projet politique. Abdeljelil Béhi
ne se sent pas l'âme d'un militant, il n'en a pas le tempérament, ni la santé,
ni l'aptitude aux calculs, aux opportunismes, aux ostracismes. Et puis,
affligé d'aucune mégalomanie, il ne prétend pas faire date, il n'ambitionne
pas de marquer le champ médiatique de son empreinte.
Il voit petit, à sa mesure, dans le carré de sa région. Il est en fait un
homme du Sahel et n'envisage qu'une publication régionale, l'hebdo de Sousse.
Du reste, son titre évoque le phare qui tourne autour des remparts et marqua
de son intermittente lumière la jeunesse d'un homme d'ombre. Puis Abdeljelil
Béhi est surtout un esthète, homme de son et d'images, musicien et cinéaste
- on ne cessera de le souligner et de faire de cette dimension une grille
sémiologique - il est aussi homme de pensée, observant de son
« poële » les métamorphoses de sa société. Il ne conçoit donc qu'un
bulletin culturel.
Nous sommes à l'orée d'une nouvelle décennie, en 1980, où un vent de
libéralisme, désordonné et sauvage, entend mettre un semblant d'ordre et de
tenue consensuels dans un système bâti sur l'arbitraire et l'exclusion.
L'ouverture qualifiée de démocratique s'amorce et il faut poser des soupapes à
une marmite en ébullition. Depuis 1972, le monolithisme du parti unique est
considérablement battu en brèche, après la dissidence d'une tendance
socio-démocrate, se détachant du Parti socialiste Destourien pour former
- cinq ans plus tard - le Mouvement des Démocrates Socialistes. Entre-temps, les
procès politiques se sont succédés, infligés à une organisation proche des
travailleurs (El Amel Ettounsi), au Mouvement de l'Unité Populaire (issu lui
aussi du PSD après l'échec de l'expérience des coopératives) et d'autres
formations nationalistes arabe. Dans la conséquence de ce non-droit pour tous,
souvent très dur, une revendication démocratique s'organise dans le projet
d'un Conseil des libertés qui s'accomplira en Ligue tunisienne des droits de
l'homme.
La réclamation d'une presse indépendante, comme lieu d'expression et point
d'appui à cette contestation, a conduit déjà à des initiatives concrètes
- celles d'Er-raï et de Démocratie - en liaison avec la dissidence libérale du
PSD. Aussi, la démarche d'Abdeljelil Béhi n'a rien d'une inauguration et
encore moins d'une provocation, étant donné ses intentions très limitées et
circonscrites. Ce projet est d'autant plus rassurant qu'il a l'appui d'un ami
d'enfance et de toujours d'Abdeljelil Béhi, ami qui est, lui, un politicien
continu dont la carrière n'a connu d'autres reflux que ceux qui lui furent
imposés par une histoire défavorable, mais qu'il sut souvent retourner à son
avantage. Hédi Baccouche, en effet, bras droit d'Ahmed Ben Salah, avant 1969,
fit une traversée du désert après l'expérience « socialiste », puis
il rentra dans les grâces et fut envoyé en poste comme ambassadeur en Algérie.
En 1980, il est rentré en Tunisie, participe d'un système d'alliances, dont il
est le protégé et reconduit lui-même sa protection ailleurs.
Le projet d'Abdeljelil Béhi entre-t-il, à l'insu du directeur du Phare, dans
ce nouveau réseau ? Toujours est-il que Hédi Baccouche apporte ses
encouragements à A. Béhi et - semble-t-il - donne un coup de pouce à la
délivrance du visa, autorisation légale, sans laquelle aucune publication ne
peut être diffusée.
Le Phare a donc le feu vert. Déjà, autour de quelques amitiés et de sa fratrie
- lesquelles n'ont aucune expérience journalistique - Abdeljelil Béhi tient
quelques réunions à Sousse. Puis un local s'ouvre à Tunis, dans un deux
pièces de la rue Annaba, et tandis que le directeur s'affaire auprès des
banques pour obtenir des crédits de financement et qu'il hypothèque son
propre salaire de la RTT, une équipe se met en place avec deux comparses à
qui revient le mérite du lancement technique du journal : Habib
Bouhaoual et Tahar Ayachi.
L'aventure du Phare vient de commencer, à l'image de ce que sera ce journal,
un bricolage improvisé, soutenu par le rêve nébuleux de son directeur, épaulé
par des fidélités personnelles, réalisé, réellement, par le savoir-faire de
quelques professionnels qui tiendront jusqu'au bout à ce journal, comme à un
patrimoine légitime.
Mais dans ces conditions rudimentaires, y aurait-il eu journal, sans le
vouloir et la disponibilité d'une mouvance militante qui y investit ses
espoirs et ses enjeux ? Aurait-il pu se faire aussi sans quelques maîtres
d'oeuvre qui défendirent leurs propres intérêts et ceux de quelques
accointances ? L'autonomie n'est qu'un mythe pour qui sait combien, à
distance, peuvent se tirer quelques ficelles...
Mais loin de toutes les tentatives de détournement, la cristallisation de
l'histoire du Phare se fit autour d'Abdeljelil Béhi, sans lequel cette
oeuvre-là n'eût pas vu le jour. Il en était, de fait, outre la direction
légale et l'intendance générale, la permanence d'un esprit, dans lequel se
retrouvait l'ensemble de ses partenaires en dépit de tentatives de piratage,
de tutelle ou d'échappées manoeuvrières. Mais dans les conseils de rédaction,
qui se tenaient parfois à quarante ou cinquante personnes, défiant les lois
professionnelles du fonctionnement d'un journal, Abdeljelil Béhi, retranché
dans un angle comme un ours dans son antre, suivait avec humour, tolérance et
vigilance, les palabres, les conflits, les professions de foi élevées bien
haut et les supercheries introduites discrètement. L'ensemble de la rédaction
se retrouvait dans un refus commun de l'information officielle et dans une
pétition globale de principes généraux, inscrite dans la Charte du Phare.
Cette nécessité de lier les différents partenaires par un code partagé,
contrat illusoire du reste, autorisait à lire, en négatif, les dissensions. À
bien des égards, la rédaction du Phare ressembla à un moulin à tous vents, où
passaient comme des courants d'air, tous ceux qui s'improvisaient journalistes
ou se croyaient essentiels à l'information. Verrouillée, celle-ci devait
développer la frénésie d'une expression si libre qu'elle partit dans tous les
sens, parfois dans le non-sens.
Pour avoir vécu l'expérience du Phare dans le détail du quotidien et dans la
proximité amicale de son directeur, il nous a été loisible d'en approcher les
multiples facettes. Une analyse de contenu des articles du journal et une
enquête sur les parcours individuels de ses rédacteurs en chef et des
principaux membres des équipes successives ainsi qu'une petite sémiologie
appliquée à sa bande dessinée Le poulet au pied, qui fut la patte du Phare,
sont les matériaux d'une future publication qui tentera de restituer la
polyphonie de ce singulier hebdomadaire et dont il énoncera « le degré
Zorro de l'écriture ».
Au fil de ce travail en cours, nous avons redécouvert avec un mélange de
fascination et de détachement ses ombres et ses lumières. Mais si nous
l'évoquons aujourd'hui en marge de la journée mondiale de la liberté de la
presse, c'est pour marquer notre nostalgie d'un journal qui fut le point
d'orgue d'une génération de gauche, celle qui, nourrie des idéaux et des
attentes de l'indépendance, devait en payer lourdement le prix et en connaître
le désenchantement. Pendant quelques années, Le Phare fut, pour cette
jeunesse meurtrie par tant de déconvenues et parfois même sortie des geôles,
comme un immense bol d'air.
En dépit de ses égarements ou de ses maladresses, de sa légèreté, parfois de
son inconscience, nous gardons pour ce Gavroche de notre information, la
tendresse que suscite une adolescence malicieuse et frondeuse. Dans son
parcours à culbutes, Le Phare enseigne qu'il ne saurait y avoir de mérite
journalistique sans prise de risques.
La reconnaissance du Phare, inaltérée, tient, pour l'essentiel, à son courage
et il ne paraît ni pompeux ni injuste d'en faire, à l'échelle de la Tunisie,
et selon l'expression de Gramsci, un des Phares de notre histoire.