obert Ménard ne regrette rien, et il est fier de ce qu'il a fait de Reporters sans frontières, association créée, essentiellement par lui-même, en 1985. Il raconte l'aventure de l'association qu'il dirige, dans un ouvrage (1) dont l'intitulé contribue à entretenir la confusion : dans Ces journalistes que l'on veut faire taire, les journalistes en question sont moins le centre de l'ouvrage que des exemples qui viennent émailler le récit de l'évolution de RSF, et de la justification des choix de Robert Ménard. En cela, l'ouvrage est l'exact reflet de la stratégie imposée par Robert Ménard à RSF : « nous incarnerons désormais dans des visages la dénonciation des atteintes aux droits de la presse ». Notons au passage ce pluriel désignant une conception pourtant singulière de la liberté de la presse.
Sans contester l'utilité de l'action de RSF, et tout en reconnaissant la qualité indéniable du travail de Robert Ménard, qui a su faire d'une petite association locale une ONG digne de revendiquer sa part dans le combat pour les droits de l'homme, il nous semble important de nous interroger sur ces choix, et sur leurs conséquences à long terme pour la démocratie et la citoyenneté. En France, comme dans les pays où RSF intervient, par exemple en Tunisie.
« Nous avons contribué, et j'en suis fier, à imposer la liberté de la presse comme l'un des droits de l'homme ». Cette formule, qui revient à plusieurs reprises dans le récit, sous une forme ou une autre, résume à elle seule nos questionnements. La liberté de la presse est-elle un droit de l'homme ? Aucune lecture des textes fondamentaux ne permet cette interprétation. Et pour cause, ils définissent les droits de l'homme, en tant qu'individu, dans sa relation au pouvoir de l'État, mais aussi, comme on ne peut éviter d'en tenir compte de plus en plus, au pouvoir économique.
Robert Ménard semble confondre la liberté de la presse avec la liberté d'expression. Or, comme le rappelait le sociologue José Vidal-Beneyto, en ouverture d'une conférence de l'Unesco ayant pour thème Espace public mondial, media et société de l'information (2) : « la liberté d'information, dont la liberté de la presse est une des principales manifestations, a un statut de droit public qui correspond à la fonction remplie par l'information au sein de la communauté et ne peut en l'occurrence être confondu ou réduit à la liberté d'expression, qui est un droit individuel ». De la même façon, Henri Leclerc, président d'honneur de la Ligue française des droits de l'homme, rappelle qu'« il faut se battre pour [la] liberté [des journalistes] mais il ne faut jamais oublier que leur droit de communiquer les idées, les opinions, les informations a pour raison d'être le droit pour le public d'en recevoir. Et ce droit donne la mesure de leurs devoirs, de leur responsabilité » (3).
Quand, ayant choisi d'incarner en Taoufik Ben Brik la dénonciation des atteintes à la liberté de la presse en Tunisie, Robert Ménard se rend compte qu'à trop couvrir ses frasques, il risque non seulement de décrédibiliser l'action de RSF, mais aussi le combat des démocrates tunisiens, renonce-t-il pour autant à des méthodes aussi peu « regardantes » ? Pas du tout. Il ouvre son ouvrage par un premier chapitre intitulé Un cas exemplaire : Taoufik Ben Brik, et s'en sert pour planter le décor de l'histoire des divergences entre les fondateurs de RSF.
Ces divergences, justement, opposent Robert Ménard à ceux qui auraient souhaité faire de RSF « un instrument de réflexion sur et au service des médias ». Un instrument pour le développement de la liberté de la presse, en quelque sorte. Aux critiques de médiatisation, personnification, communication à outrance, Robert Ménard répond donc efficacité. C'est son maître mot, il l'assume : « nos stratégies actuelles sont efficaces, c'est l'essentiel. Ceux qui nous reprochent d'être tapageurs et spectaculaires s'accrochent à des archaïsmes. Bien sûr, l'engagement est moins pur que par le passé, mais qu'y pouvons-nous ? ». C'est à croire qu'il y là une fatalité, quelque catastrophe naturelle qui aurait englouti l'engagement citoyen dans le spectacle.
Qu'y pouvons-nous ? Rien, en effet, quand on défend les droits de l'homme, forcé au compromis, parfois même à la compromission : qu'importe, des vies sont en jeu, et c'est l'honneur du combat pour les droits de l'homme que de tenter de les sauver toutes, sans distinction et quoi qu'il en coûte. Tout, en revanche, lorsqu'on se donne comme objectif de défendre la liberté de la presse. Celle-là même qui doit dénoncer le spectacle, les compromissions, les bidonnages, le silence lénifiant sur les vrais pouvoirs, tous ces petits arrangements que Robert Ménard n'en finit plus d'accepter et de nous relater dans son ouvrage.
« Le fait d'être blanc protège et permet de s'attaquer à des personnalités intouchables. C'est de l'ingérence assumée, certains diront du néocolonialisme. Qu'importe... L'essentiel est que nous parvenions à nos fins ». À la lumière de cette conclusion d'un chapitre relatant l'action de RSF au Burkina Faso, on comprend mieux le sens d'une action récente de Robert Ménard en Tunisie, consistant à distribuer dans la rue un journal interdit sous forme de tract. On n'en admet pas pour autant une telle arrogance paternaliste.
À l'image de l'ingérence des French doctors - Robert Ménard aime comparer son action à celle de Bernard Kouchner -, celle des French journalists peut être inoffensive, voire salutaire, à court terme. Elle n'en risque pas moins d'avoir des conséquences dramatiques à long terme pour les pays qui sont l'objet de cette ingérence. Dans certains cas, elle a même pu justifier, a posteriori aux yeux des opinions publiques occidentales, des ingérences militaires subséquentes, avec la complicité d'une presse qui ne s'est pas toujours révélée aussi indépendante qu'elle aurait dû l'être.
Quand Robert Ménard prend la parole au meeting organisé à Paris le 6 avril dans le cadre de la Caravane pour les droits de l'homme en Tunisie, pour appeler à la solidarité au sein du mouvement démocratique tunisien, on ne peut s'empêcher de se dire que cet homme est conscient de sa part de responsabilité dans le fait que Taoufik Ben Brik s'est cru autorisé à des éructations indignes (4), et surtout dans le fait que la presse française s'en fait l'écho en toute inconscience, se contentant une fois de plus de manifester son caractère moutonnier dont le directeur de RSF fait lui-même le constat.
Oui, Robert Ménard en est conscient. De cet homme intelligent et indubitablement sincère dans ses engagements, il est donc permis d'espérer que la publication de l'avant-dernière Chronique du mouchard (5) sur le site de RSF sera sa dernière erreur d'appréciation quant à l'« efficacité » de ce soutien. Car, même quand on confond la liberté de la presse avec la défense de la liberté totale d'expression d'un individu, il faut savoir au moins lui reconnaître une limite : celle du caniveau.
(1) Robert Ménard. Ces journalistes que l'on veut faire taire - L'étonnante aventure de Reporters sans frontières (récit mis en forme par Géraldine Faes). Albin Michel. Mars 2001. 171p. 89 FF.
(2) José Vidal-Beneyto. Introduction à la conférence finale du programme Europa Mundi, organisée par l'Unesco, et la ville de Saint-Jacques de Compostelle, sur le thème de l'Espace public mondial, les media et la société de l'information. Saint-Jacques de Compostelle. 16-19 novembre 2000. http://www.compostela2000.org/fr/europa_mundi.html
(3) Henri Leclerc. Un des droits les plus précieux. Hommes et Libertés (revue de la LDH). Numéro 100. Été 1998. http://perso.wanadoo.fr/ldh/publications/hommes_lib/editos/edito100.html
(4) Taoufik Ben Brik. Charfi, le faux sauveur de Tunis. Tribune parue dans le journal Libération. 29 mars 2001. http://www.liberation.fr/quotidien/debats/mars01/20010329c.html
(5) Taoufik Ben Brik. Adresse à Mohamed Charfi : Collabo de première heure et opposant de la 25e heure. Chronique parue sur le site de RSF. 3 avril 2001. http://www.rsf.fr/html/mo/rapport01/TBB/anciennes/ChroniqueTBB13.html