Alternatives citoyennes Numéro 1 - 26 avril 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Romans 2000

 

Vingt-deux romans ont été édités en arabe par des auteurs tunisiens en l'an 2000, la moitié étant publiée à compte d'auteur. Cinq sont des premières oeuvres et trois sont écrits par des femmes. En voici cinq, plus significatifs que les autres.

On peut considérer «L'arpenteur des heures absentes» (Tasalluq al-sâ`ât al-ghâ'iba, s. éd., 87p) de Fadhila Chabbi comme un roman d'idées langagier. S'agit-il encore de l'auteur qui essaie de se raconter ? On serait tenté de le croire. Nous sommes en présence de personnages grammaticaux : les protagonistes n'ont pas de nom et sont identifiés par leur position dans la généalogie familiale : mère, mari, épouse, fille, petite-fille. Un garçon ne dit-il pas : « Je suis l'innommé » ! D'histoire, il n'y en a guère, sinon un rapide déplacement en tramway de Tunis à La Marsa. Ce qui est en jeu, c'est la langue : comment la parole s'est-elle produite ? Dans la civilisation de la lettre, on cherche le mot perdu. La narratrice avoue qu'elle sort de la phrase : « Par hasard, je me suis incarnée femme habitée par le mot ». Ou plus loin : « Les mots m'ont griffé » et « Le texte m'appelle des profondeurs ». Pour la mère, le temps se mesure au rythme de noms d'animaux, et les personnages ont une présence végétale. La démarche ressemble à celle des derniers recueils de poésie de l'auteur : « L'être meurt pour que vive le poème ».

La mystique est très rarement abordée dans le roman tunisien. Aussi l'attention du lecteur est-elle attirée par le mini roman de Hafidha Gasmi: « Couvrez d'étoiles mon vêtement » (Ruchchû l-najm `alâ thawbî, Sfax, Sâmid, 95p.). Le livre contient seulement cinquante pages de texte et vingt-cinq dessins figurant l'illustration. Une novice est initiée à la rencontre avec Dieu. Cette démarche est placée dans le contexte de la mythologie de la création de l'être humain. Dans l'approche de Dieu, le corps a sa place, avec ses ambiguïtés. Il est dit que, pour parler de Dieu, seule la voie négative est opérante. Ce qui permet à l'écrivaine de se sentir libre d'exprimer l'amour de Dieu par des anthropomorphismes équivoques : le titre évoque l'ordre donné par Dieu à ses anges avant la rencontre de sa bien-aimée. Les étapes de l'ascension mystique sont respectées, avec ses silences et ses consolations. Le témoin privilégié reste al-Hallâj. La purification nécessaire de l'âme est figurée par le baptême d'eau. Jésus est appelé par son nom évangélique (Yasû`) et non par sa dénomination coranique (`Îsâ). Les limites de la raison sont spécifiées en face des prouesses du coeur. Il ne manque même pas la mission qui est de répandre l'amour dans l'humanité et d'avoir la force de diffuser la parole de vérité. L'itinéraire se termine par un aveu final d'impuissance. De deux manières, l'auteur se distingue de la tradition classique. D'abord, c'est la femme seule qui est à l'origine, et non l'homme. Le texte le dit au début, au cours de l'évocation des premiers parents. Et dans son dialogue avec Dieu, ce dernier le répète à plusieurs reprises : Dieu prend la femme au sérieux. Ensuite, la femme franchit la moitié de sa distance à Dieu sans qu'il ne l'élève lui-même. Dans l'initiation traditionnelle à la vie spirituelle, Dieu est agent principal en cours de route et au terme, cela va de soi, mais aussi au point de départ. Il est regrettable que ce livre intéressant soit desservi par l'édition : typographie fantaisiste avec changements de caractères sans justification, tirets absents de dialogues augmentant la difficulté de savoir qui parle, montage défectueux par absence de pagination suivie, chiffres de la table des matières ne renvoyant à rien...

Dans le genre roman fantastique, « Les événements étranges de la ville » (Waqâ'i` al-madîna l-gharîba, s.éd., 213p.) de Abdeljabbar Eleuch, font penser au texte « Le frigidaire » de Salah Garmadi [1933-1982]. Un suicide collectif d'une vingtaine d'artistes et écrivains veut protester contre le monde et l'époque qui sont « de la merde ». Survient un incident : des citoyens ne peuvent plus se lever de la place qu'ils occupent. On installe donc sous eux une cuvette de toilette de camping-car, pour leurs besoins intimes, d'où de nombreux passages scatologiques. Cette situation crée des problèmes insolubles de travail, de circulation, etc. À la faveur de ces incidents, un coup d'État des extrémistes religieux est fomenté. Les nouveaux maîtres du pays déclarent que la ville est possédée du diable. Ils ordonnent une série de mesures policières pour éliminer la corruption et décrètent une semaine de purification où on expérimente, en vain, les pratiques magiques traditionnelles. De la population de la ville, émerge un couple, Chtal et Nouira, souvent interné à l'asile. Son comportement est bizarre, mais empreint de bon sens. À la fin du roman, ils sont en fuite, trouvent le temps d'avoir une relation sexuelle. Seule la femme échappe aux chiens qui les poursuivent. Elle peut traverser le fleuve et, dans une grotte, donne naissance à deux jumeaux, un garçon et une fille qui, grandis, s'avancent vers la lumière du dehors. Le narrateur mêle à souhait le rêve et la réalité-fiction qu'il décrit. Ses propos et commentaires sont impertinents, mais dans la ligne de la défense de la liberté. Ce roman révèle une imagination fertile et une conscience aiguë des problèmes du pays aujourd'hui. La fable est parfois plus parlante que la simple description.

Passons au roman d'action réaliste. Abbas est le personnage fétiche de Hasan Ben Othmane. On le retrouve dans son dernier roman : « La plus belle nuit » (Laylat al-layâlî, Cérès, 160 p.). Le principe du livre est de prendre le contre-pied des « Mille et Une Nuits ». Ici, Chéhérazade est au lit, aveugle, muette et paralysée, après un accident de voiture où ses trois enfants sont morts. C'est son mari Youssef Abdennacer qui lui raconte des histoires pour la distraire. La trame de ces récits, tournant autour du personnage de Hilal et de deux de ses jeunes amis Abbas et Zoubeida, mélange des faits de l'existence du narrateur et des épisodes, fruit de son imagination. L'intérêt du texte tient dans l'imbrication du récit raconté par le mari et de sa propre histoire : Youssef raconte l'histoire de ses trois personnages, ceux-ci racontent l'histoire de Youssef. Alors Chéhérazade a raison de s'interroger : qui est Youssef, qui est Hilal ? Pendant dix-neuf nuits, le lecteur prend connaissance d'une dissertation illustrée de la trahison. Elle se situe à tous les niveaux de l'existence : familial (elle vaut mieux que l'adultère qui nuit à une tierce personne), politique (deux fois, un vibrant hommage est rendu à Bourguiba) et religieux (Moïse, Jésus et Muhammad ont été considérés comme des traîtres par les classes religieuses nanties). En définitive, la trahison n'est-elle pas l'honneur de l'homme ? Les blessés de l'histoire sont les plus grands traîtres, comme les écrivains, la littérature transformant l'aberration en jouissance.

« Le rôdeur nocturne » (Lâbis al-layl, Sahar, 249 p.) de Boubakr Ayadi se passe à Mellassine, quartier pauvre de la périphérie de Tunis, destination de tous les exodes. Le personnage principal est Kamel. Ses parents vivent dans un gourbi. Un fonctionnaire véreux le fait détruire. La famille doit retourner dans sa carcasse de voiture. Pour reconstruire, il faut faire allégeance au Parti et graisser la patte du responsable à la municipalité. D'où un premier front de lutte. Agressé la nuit parce qu'il allait à la rescousse d'une femme attaquée, Kamel s'en sort. Il prépare sa vengeance. D'où un deuxième front de lutte. Pour ce faire, il s'acoquine avec Hmidou, le voyou de Saïda Manoubiya, qui « s'occupe » des femmes délaissées. La seule qui puisse fournir des renseignements sur les agresseurs, c'est Zomorroda, la tenancière de la maison close qui reçoit les autorités de coin, de véritables marionnettes entre ses mains. Ils s'aiment, mais Kamel, trouvant chez elle celui qu'il cherche, le frappe et se fait expulser. Et voici un troisième front de lutte. Zomorroda veut se venger de l'humiliation. Elle commence par faire brûler sa maison, puis par ruiner le petit commerce de Kamel qui se réfugie dans la rapine, prétendant vendre des moutons aux Algériens, et améliore ainsi le niveau de vie des siens. Il découvre enfin la jeune fille qu'il a sauvée, mais Hmidou en devient amoureux et la viole. C'est le quatrième front de lutte. Kamel tue Hmidou. Mais Zomorroda demande au commissaire de police de le laisser. Elle veut se venger elle-même. Elle le laisse venir seul chez elle, mais le fils du chef de la cellule la tue au moment où il entre. Il s'enfuit... J'ai essayé de simplifier l'intrigue. C'est un feuilleton égyptien. Des tas de personnages apparaissent et disparaissent. L'intérêt du roman se situe dans la présentation de la pauvreté du quartier dans les années soixante. Est-il possible un jour de sortir de la misère ? Y a-t-il un moyen pour ne pas rester voyou toute sa vie ? Peut-on élever le niveau de vie de ce quartier ? Comment faire en sorte pour qu'il n'y ait plus deux catégories de population ? La condition de la femme va-t-elle changer ? Est-il une autre loi que la force ? Autant de questions que le lecteur se pose au fur et à mesure qu'il parcourt ce roman.

En conclusion, il apparaît qu'une partie des romans arabes publiés par les Tunisiens en l'an 2000 est inachevée. Trop de généralités et pas assez de précisions pour situer le texte dans un environnement vraisemblable. Pour prendre un détail commun à la plupart d'entre eux, le personnage vient de la « campagne » (al-rîf)... Il est encore des romanciers qui se regardent écrire de belles phrases, mais qui ne veulent rien exprimer de précis. Pour ce qui concerne la présentation matérielle, des romans sont édités sans date, sans mention de la ville, avec erreurs de pagination ou caractères inesthétiques. Enfin la distribution dans les librairies n'est pas assurée méthodiquement. Il n'est pas aisé de se procurer ces livres. Le thème récurrent est celui de l'installation des migrants campagnards dans les banlieues pauvres des villes. Les intellectuels tunisiens auraient-ils découvert ces quartiers périphériques à la suite de la projection du film de Mohamed Zran Saïda ? Les auteurs prennent leur distance par rapport au récit traditionnel. Ils se posent des questions sur la nature de l'écriture. En plus du narrateur et de l'auteur, le lecteur et les personnages interviennent dans le récit. Cela risque de devenir un tic, une manie, une mode, sans réelle utilité pour la signification du récit.

 

Jean Fontaine
Fondateur et ancien président de la revue de l'Institut des belles lettres arabes (IBLA).Tunis.
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