ingt-deux romans ont été édités en arabe par des auteurs tunisiens en
l'an 2000, la moitié
étant publiée à compte d'auteur. Cinq sont des premières oeuvres et
trois sont écrits par des
femmes. En voici cinq, plus significatifs que les autres.
On peut considérer «L'arpenteur des heures absentes» (Tasalluq al-sâ`ât
al-ghâ'iba, s. éd., 87p) de Fadhila Chabbi comme un roman d'idées langagier. S'agit-il encore
de l'auteur qui essaie
de se raconter ? On serait tenté de le croire. Nous sommes en présence
de personnages
grammaticaux : les protagonistes n'ont pas de nom et sont identifiés par
leur position dans la
généalogie familiale : mère, mari, épouse, fille, petite-fille. Un
garçon ne dit-il pas : « Je
suis l'innommé » ! D'histoire, il n'y en a guère, sinon un rapide
déplacement en tramway de
Tunis à La Marsa. Ce qui est en jeu, c'est la langue : comment la parole
s'est-elle produite ?
Dans la civilisation de la lettre, on cherche le mot perdu. La
narratrice avoue qu'elle sort de
la phrase : « Par hasard, je me suis incarnée femme habitée par le mot ». Ou plus loin : « Les
mots m'ont griffé » et « Le texte m'appelle des profondeurs ». Pour la
mère, le temps se mesure
au rythme de noms d'animaux, et les personnages ont une présence
végétale. La démarche ressemble
à celle des derniers recueils de poésie de l'auteur : « L'être meurt
pour que vive le poème ».
La mystique est très rarement abordée dans le roman tunisien. Aussi
l'attention du lecteur
est-elle attirée par le mini roman de Hafidha Gasmi: « Couvrez d'étoiles
mon vêtement »
(Ruchchû l-najm `alâ thawbî, Sfax, Sâmid, 95p.). Le livre contient
seulement cinquante pages de
texte et vingt-cinq dessins figurant l'illustration. Une novice est
initiée à la rencontre avec
Dieu. Cette démarche est placée dans le contexte de la mythologie de la
création de l'être
humain. Dans l'approche de Dieu, le corps a sa place, avec ses
ambiguïtés. Il est dit que, pour
parler de Dieu, seule la voie négative est opérante. Ce qui permet à
l'écrivaine de se sentir
libre d'exprimer l'amour de Dieu par des anthropomorphismes équivoques :
le titre évoque
l'ordre donné par Dieu à ses anges avant la rencontre de sa bien-aimée.
Les étapes de
l'ascension mystique sont respectées, avec ses silences et ses
consolations. Le témoin
privilégié reste al-Hallâj. La purification nécessaire de l'âme est
figurée par le baptême
d'eau. Jésus est appelé par son nom évangélique (Yasû`) et non par sa
dénomination coranique
(`Îsâ). Les limites de la raison sont spécifiées en face des prouesses
du coeur. Il ne manque
même pas la mission qui est de répandre l'amour dans l'humanité et
d'avoir la force de diffuser
la parole de vérité. L'itinéraire se termine par un aveu final
d'impuissance. De deux manières,
l'auteur se distingue de la tradition classique. D'abord, c'est la femme
seule qui est à
l'origine, et non l'homme. Le texte le dit au début, au cours de
l'évocation des premiers
parents. Et dans son dialogue avec Dieu, ce dernier le répète à
plusieurs reprises : Dieu prend
la femme au sérieux. Ensuite, la femme franchit la moitié de sa distance
à Dieu sans qu'il ne
l'élève lui-même. Dans l'initiation traditionnelle à la vie spirituelle,
Dieu est agent
principal en cours de route et au terme, cela va de soi, mais aussi au
point de départ. Il est
regrettable que ce livre intéressant soit desservi par l'édition :
typographie fantaisiste avec
changements de caractères sans justification, tirets absents de
dialogues augmentant la
difficulté de savoir qui parle, montage défectueux par absence de
pagination suivie, chiffres de
la table des matières ne renvoyant à rien...
Dans le genre roman fantastique, « Les événements étranges de la ville »
(Waqâ'i` al-madîna
l-gharîba, s.éd., 213p.) de Abdeljabbar Eleuch, font penser au texte « Le
frigidaire » de Salah
Garmadi [1933-1982]. Un suicide collectif d'une vingtaine d'artistes et
écrivains veut protester
contre le monde et l'époque qui sont « de la merde ». Survient un
incident : des citoyens ne
peuvent plus se lever de la place qu'ils occupent. On installe donc sous
eux une cuvette de
toilette de camping-car, pour leurs besoins intimes, d'où de nombreux
passages scatologiques.
Cette situation crée des problèmes insolubles de travail, de
circulation, etc. À la faveur de
ces incidents, un coup d'État des extrémistes religieux est fomenté. Les
nouveaux maîtres du
pays déclarent que la ville est possédée du diable. Ils ordonnent une
série de mesures
policières pour éliminer la corruption et décrètent une semaine de
purification où on
expérimente, en vain, les pratiques magiques traditionnelles. De la
population de la ville,
émerge un couple, Chtal et Nouira, souvent interné à l'asile. Son
comportement est bizarre, mais
empreint de bon sens. À la fin du roman, ils sont en fuite, trouvent le
temps d'avoir une
relation sexuelle. Seule la femme échappe aux chiens qui les
poursuivent. Elle peut traverser le
fleuve et, dans une grotte, donne naissance à deux jumeaux, un garçon et
une fille qui, grandis,
s'avancent vers la lumière du dehors. Le narrateur mêle à souhait le
rêve et la réalité-fiction
qu'il décrit. Ses propos et commentaires sont impertinents, mais dans la
ligne de la défense de
la liberté. Ce roman révèle une imagination fertile et une conscience
aiguë des problèmes du
pays aujourd'hui. La fable est parfois plus parlante que la simple description.
Passons au roman d'action réaliste. Abbas est le personnage fétiche de
Hasan Ben Othmane. On le
retrouve dans son dernier roman : « La plus belle nuit » (Laylat
al-layâlî, Cérès, 160 p.). Le
principe du livre est de prendre le contre-pied des « Mille et Une Nuits ».
Ici, Chéhérazade est au
lit, aveugle, muette et paralysée, après un accident de voiture où ses
trois enfants sont morts.
C'est son mari Youssef Abdennacer qui lui raconte des histoires pour la
distraire. La trame de
ces récits, tournant autour du personnage de Hilal et de deux de ses
jeunes amis Abbas et
Zoubeida, mélange des faits de l'existence du narrateur et des épisodes,
fruit de son
imagination. L'intérêt du texte tient dans l'imbrication du récit
raconté par le mari et de sa
propre histoire : Youssef raconte l'histoire de ses trois personnages,
ceux-ci racontent
l'histoire de Youssef. Alors Chéhérazade a raison de s'interroger : qui
est Youssef, qui est
Hilal ? Pendant dix-neuf nuits, le lecteur prend connaissance d'une
dissertation illustrée de la
trahison. Elle se situe à tous les niveaux de l'existence : familial
(elle vaut mieux que
l'adultère qui nuit à une tierce personne), politique (deux fois, un
vibrant hommage est rendu
à Bourguiba) et religieux (Moïse, Jésus et Muhammad ont été considérés
comme des traîtres par
les classes religieuses nanties). En définitive, la trahison n'est-elle
pas l'honneur de l'homme ? Les blessés de l'histoire sont les plus grands traîtres, comme les
écrivains, la littérature
transformant l'aberration en jouissance.
« Le rôdeur nocturne » (Lâbis al-layl, Sahar, 249 p.) de Boubakr Ayadi
se passe à Mellassine,
quartier pauvre de la périphérie de Tunis, destination de tous les
exodes. Le personnage
principal est Kamel. Ses parents vivent dans un gourbi. Un fonctionnaire
véreux le fait
détruire. La famille doit retourner dans sa carcasse de voiture. Pour
reconstruire, il faut
faire allégeance au Parti et graisser la patte du responsable à la
municipalité. D'où un
premier front de lutte. Agressé la nuit parce qu'il allait à la
rescousse d'une femme attaquée,
Kamel s'en sort. Il prépare sa vengeance. D'où un deuxième front de
lutte. Pour ce faire, il
s'acoquine avec Hmidou, le voyou de Saïda Manoubiya, qui « s'occupe »
des femmes délaissées. La
seule qui puisse fournir des renseignements sur les agresseurs, c'est
Zomorroda, la tenancière
de la maison close qui reçoit les autorités de coin, de véritables
marionnettes entre ses mains.
Ils s'aiment, mais Kamel, trouvant chez elle celui qu'il cherche, le
frappe et se fait expulser.
Et voici un troisième front de lutte. Zomorroda veut se venger de
l'humiliation. Elle commence
par faire brûler sa maison, puis par ruiner le petit commerce de Kamel
qui se réfugie dans la
rapine, prétendant vendre des moutons aux Algériens, et améliore ainsi
le niveau de vie des
siens. Il découvre enfin la jeune fille qu'il a sauvée, mais Hmidou en
devient amoureux et la
viole. C'est le quatrième front de lutte. Kamel tue Hmidou. Mais
Zomorroda demande au
commissaire de police de le laisser. Elle veut se venger elle-même. Elle
le laisse venir seul
chez elle, mais le fils du chef de la cellule la tue au moment où il
entre. Il s'enfuit...
J'ai essayé de simplifier l'intrigue. C'est un feuilleton égyptien. Des
tas de personnages
apparaissent et disparaissent. L'intérêt du roman se situe dans la
présentation de la pauvreté
du quartier dans les années soixante. Est-il possible un jour de sortir
de la misère ? Y a-t-il
un moyen pour ne pas rester voyou toute sa vie ? Peut-on élever le
niveau de vie de ce quartier ? Comment faire en sorte pour qu'il n'y ait plus deux catégories de
population ? La condition de
la femme va-t-elle changer ? Est-il une autre loi que la force ? Autant
de questions que le
lecteur se pose au fur et à mesure qu'il parcourt ce roman.
En conclusion, il apparaît qu'une partie des romans arabes publiés par
les Tunisiens en l'an
2000 est inachevée. Trop de généralités et pas assez de précisions pour
situer le texte dans un
environnement vraisemblable. Pour prendre un détail commun à la plupart
d'entre eux, le
personnage vient de la « campagne » (al-rîf)... Il est encore des
romanciers qui se regardent
écrire de belles phrases, mais qui ne veulent rien exprimer de précis.
Pour ce qui concerne la
présentation matérielle, des romans sont édités sans date, sans mention
de la ville, avec
erreurs de pagination ou caractères inesthétiques. Enfin la distribution
dans les librairies
n'est pas assurée méthodiquement. Il n'est pas aisé de se procurer ces
livres. Le thème
récurrent est celui de l'installation des migrants campagnards dans les
banlieues pauvres des
villes. Les intellectuels tunisiens auraient-ils découvert ces
quartiers périphériques à la
suite de la projection du film de Mohamed Zran Saïda ? Les auteurs
prennent leur distance par
rapport au récit traditionnel. Ils se posent des questions sur la nature
de l'écriture. En plus
du narrateur et de l'auteur, le lecteur et les personnages interviennent
dans le récit. Cela
risque de devenir un tic, une manie, une mode, sans réelle utilité pour
la signification du
récit.