Alternatives citoyennes Numéro 7 - 18 février 2002
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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Cinquantenaire de l'UGET
Du rêve à la désillusion

 

L'Union Générale des Étudiants Tunisiens (UGET) a célébré, durant la première semaine de février, le cinquantenaire de sa création (février-mars 1952) conjugué à la commémoration du 5 février 1972, date mythique en milieu étudiant tunisien puisqu'elle évoque le congrès extraordinaire tenu par les étudiants en vue d'achever les travaux du congrès de Korba d'août 1970, au cours duquel le pouvoir de Bourguiba avait, par l'interruption violente des travaux, confisqué aux profits du PSD la centrale syndicale étudiante. Ce congrès extraordinaire dont les travaux furent eux aussi interrompus par une répression brutale qui avait abouti à l'arrestation et à l'emprisonnement de dizaines de militants étudiants et d'extrême-gauche avait marqué la rupture par rapport au régime et l'accession de l'UGET à l'autonomie par rapport au PSD.

C'est dire l'importance que revêt cette date en milieu étudiant et la célébration de cette année devait revêtir, selon le programme élaboré par le Bureau exécutif de l'UGET, la forme de manifestations diverses et débats autour de l'histoire de l'UGET, de la mondialisation et l'emploi des jeunes, du devenir de la centrale estudiantine. Malheureusement, certaines manifestations furent annulées, d'autres dégénérèrent en violences verbales et physiques et l'ensemble des festivités se déroula dans un climat d'affrontements et de règlements de comptes entre fractions militantes contestataires du Bureau exécutif actuel et celui-ci, dont ces fractions contestent la légitimité et qu'elles accusent de s'être allié avec les étudiants destouriens. Cette atmosphère houleuse se déroule pourtant dans un climat d'indifférence de l'ensemble des étudiants.

Des interrogations se posent alors : pourquoi cette indifférence des étudiants par rapport aux conflits qui agitent les militants de l'UGET ? Pourquoi ceux-ci se réduisent-ils aujourd'hui à une poignée d'étudiants ? Y aurait-il « dépolitisation » des étudiants et manque d'engagement de leur part ? Pourquoi l'UGET est-elle plongée dans cette crise qui fait que, tout en étant sans conteste l'organisation estudiantine de référence pour les étudiants, elle n'arrive tout de même pas à les mobiliser massivement d'une façon continue ? Le problème est-il inhérent à l'UGET, son fonctionnement, son programme et ses militants ? Est-il inhérent à la jeunesse estudiantine, à une absence de combativité, de perspectives ?

Ces interrogations et d'autres encore je me les suis posées dans une discussion avec Habib Kasderli, historien et universitaire tunisien, ancien militant de l'UGET qui fut sollicité par le Bureau exécutif pour une intervention sur l'histoire de cette organisation. « Il y avait une cinquantaine d'étudiants présents car les deux autres tendances d'extrême-gauche organisaient, au même moment, des manifestations pour la Palestine. Les manifestations du cinquantenaire se passent un peu dans la désorganisation », estime-t-il. « Il y a officiellement un programme du Bureau exécutif mais, à chaque partie de ce programme, il y a problème. Le programme n'arrive pas à retenir l'attention. Ajouté à cela que les contestataires au Bureau exécutif réclament l'ouverture des adhésions et la tenue d'une Commission administrative qui destituerait l'actuel Secrétaire général. Ils lui reprochent d'avoir participé à une table ronde organisée par le journal Essabah où il y avait également un représentant des étudiants destouriens. D'où leur affirmation qu'il a trahi un des mots d'ordre du mouvement étudiant qui est la rupture politique et organisationnelle avec le pouvoir ».

Ces propos vont dans le même sens que d'autres propos tenus par des étudiants qui rapportent que les contestataires au Bureau exécutif accusent celui-ci de compromissions avec le pouvoir car il considère que les étudiants destouriens ont leur place à l'UGET. Ici se trouve donc posé le problème de l'autonomie syndicale et du sens qu'on lui accorde et qui, depuis de nombreuses années déjà et jusqu'à aujourd'hui, peut se résumer par l'affirmation, souvent exprimée par des militants étudiants : « l'UGET est à nous. Les destouriens n'ont pas à y être ». Y aurait-il là une dérive grave dans la mesure où l'on peut considérer qu'en tant que syndicat, l'UGET est ouverte à toutes les tendances politiques et que seul le jeu démocratique peut définir celles qui sont les plus représentatives des aspirations estudiantines ? Sommes-nous au contraire dans la continuité d'une histoire qui fait de l'UGET davantage une organisation politique des étudiants, ayant pour objet de défendre un positionnement de la jeunesse estudiantine sur la scène politique, qu'une organisation syndicale, ayant pour but de défendre, en priorité, des revendications corporatistes en vue d'améliorer la qualité des études et les conditions de travail de tous les étudiants comme leurs perspectives d'avenir ?

UGET : organisation politique ou syndicat ?

Les quelques éléments d'histoire fournis par Habib Kasderli pourraient sans doute donner quelques pistes pour répondre à ces questionnements : « Il y a des événements fondateurs comme l'affrontement, en février-mars 1952, entre les autorités coloniales et un mouvement lycéen nationaliste naissant qui a été à l'origine de la création de l'UGET dont le premier congrès s'est tenu en juillet 1953, à Paris ».

Ces événements fondateurs sont essentiellement liés à la lutte anti-coloniale des lycéens puis des étudiants de l'Institut des Hautes Études et à la création d'une coordination d'étudiants qui avait dirigé des grèves. Dans ce mouvement, les destouriens étaient hégémoniques et parmi eux on peut citer Amar Mahjoubi et Chtourou ; mais des communistes, comme Zakaria Harmel et Manoubia Lamri participaient aussi, bien qu'ils n'étaient pas dans la coordination mais dans l'AET (Association des Étudiants Tunisiens). Elle aurait servi, jusqu'en 1955, de façade légale pour les activités de l'UGET, clandestine alors. La naissance de l'UGET en pleine lutte anti-coloniale était marquée par la présence massive des destouriens qui étaient les plus actifs. C'est pourquoi l'UGET a fourni des cadres à la fois pour la lutte nationale et pour la construction de l'État moderne (sur 40 ministres de Bourguiba fournis par les organisations nationales, l'organisation estudiantine a fourni à elle seule 19 ministres).

Dès sa naissance donc, l'UGET se positionnait sur la scène politique par rapport à des revendications presque essentiellement nationalistes et comme l'expression, en milieu lycéen et étudiant, de l'idéologie du Néo-destour. Que depuis, l'UGET ait été considérée, par ce parti, comme une bretelle en milieu étudiant, cela ne fait aucun doute et cela se concrétisa au Congrès de Bizerte, en 1964, où l'on imposa la mise sous la tutelle du PSD de toutes les organisations nationales. Or, depuis les années 60, les combats des étudiants non destouriens ou de gauche avaient pour but de conquérir leur place au sein de l'UGET, monopolisée par les militants du PSD, d'en faire une organisation représentative des intérêts des étudiants et non de ceux du parti dont elle était sous la tutelle : c'est pourquoi l'ingérence du régime et du PSD fut à Korba si violente car, pour la première fois depuis la constitution de l'organisation estudiantine, une majorité démocratique et de gauche allait accéder à la direction.

De Korba aux journées de février 1972 se consomma la rupture avec les destouriens et la concrétisation de la construction d'une UGET autonome du pouvoir, représentée alors par des structures syndicales provisoires et un Comité Universitaire Provisoire qui avaient pour tâche principale de préparer le XVIIIe congrès, non achevé à Korba, et de reconquérir la structure estudiantine, confisquée, à cette époque, par le PSD. Depuis, et jusqu'au XVIIIème congrès tenu dix-huit ans après Korba (1988), le mouvement étudiant n'a eu de cesse que de reconquérir la légalité de son organisation. « La nouveauté à cette époque, remarque H. Kasderli, c'est que l'UGET a fourni des cadres pour la relève du mouvement démocratique. Elle a joué un rôle de contestation même si elle était traversée par des courants politiques parfois antagonistes ».

Usine de cadres du mouvement national avant l'Indépendance, usine de cadre du mouvement démocratique après, cela n'est-il pas déjà un indicateur de l'identité de cette organisation en milieu étudiant, historiquement plus politique que syndicale, soucieuse de mobiliser la jeunesse autour de mots d'ordre nationalistes ou démocratiques mais toujours dans la perspective du changement social, mettant en second plan les aspirations strictement corporatistes des étudiants en tant que tels.

Avec de tels objectifs, comment l'UGET n'aurait-elle pas fait l'objet de la répression d'un pouvoir antidémocratique et des manipulations diverses en vue soit de limiter son influence, soit de noyauter l'organisation de l'intérieur. Dans les années 1980, n'utilise-t-on pas le mouvement intégriste pour limiter l'influence de l'extrême-gauche à l'Université ? N'est-ce pas à la même période où le pouvoir autorise enfin la tenue du XVIIIe Congrès qui redonne à l'UGET sa légalité, qu'il autorise aussi la légalisation de l'UGTE, créée et tenue par le courant islamiste et qui l'aide à remporter les élection au conseil scientifique ? Cette UGTE sera dissoute après l'interdiction de Ennahda mais elle laissa quand même, en milieu étudiant, le souvenir de la mobilisation fanatique de ses militants et des affrontements sanglants qui les ont opposés aux militants d'extrême-gauche. Alors, il est vrai qu'aujourd'hui, lourdement marquéE par cet itinéraire, « l'UGET n'arrive plus à distinguer le rôle d'un syndicat de celui d'une organisation politique. La cause principale en est la répression car le pouvoir a reconnu l'organisation mais ne lui laisse pas d'espace de travail » (H. K.). Or, pourrions-nous opposer à cet argument que la mobilisation ne fut jamais plus forte que dans les grandes répressions : du temps où les autorités coloniales tiraient sur les manifestants, où les autorités de l'État indépendant emprisonnaient, torturaient et condamnaient ? N'est-ce pas justement dans ces moments-là que les solidarités se consolidaient, que les élites estudiantines étaient les plus créatives ? La répression prend certes, aujourd'hui des formes plus subtiles/politique de la carotte et le bâton, - on donne d'une main, on reprend de l'autre -, on distribue la caresse et la punition. Et puis, ne l'oublions pas, il y a encore des étudiants qu'on torture et qu'on emprisonne et, jusqu'à dernièrement, cette manifestation d'autorité qui n'a pas de nom et qui mit en prison pour plusieurs années et pour un simple délit d'opinion, des militants d'extrême-gauche venus se livrer à la justice et parmi lesquels se trouve Hamma Hammami, Secrétaire général du Parti Ouvrier Communiste Tunisien (POCT), organisation à ce jour non reconnue et l'un de ceux, justement, qui ont fait les journées de février 1972.

Mais cette répression peut-elle expliquer les luttes et les affrontements violents inter-tendances dans l'UGET ? Explique-t-elle cette remarque d'un étudiant en médecine : « l'UGET ? je connais pas », cette autre d'un Ugétiste des années 1970 : « l'UGET fonctionne comme une secte ou un groupuscule politique » et ce constat simple et objectif de H. Kasderli : « il y avait une cinquantaine d'étudiants ». Si la répression ne saurait, à elle seule, expliquer la situation actuelle, c'est alors que les causes sont à rechercher ailleurs. Y a-t-il dépolitisation de la jeunesse estudiantine ? Évaluant numériquement les journées de février 1972, un militant de l'époque analyse la situation d'alors en ces termes : « sur le campus, il pouvait y avoir plus d'un millier d'étudiants, assis par terre, en cercles de discussion, des militants de choc. Nous étions plus d'une centaine, prêts à tout, nous savions les risques que nous courrions, la police, la torture, la prison ; nous acceptions tout, nous avions un idéal : la démocratie, la révolution comme on disait à l'époque. Nous avions un ennemi, le PSD, le régime et sa police. Et puis, il y avait le Viet-nam, la Révolution culturelle chinoise, la Palestine et, c'était hier pour nous, mai 1968. Tout cela a beaucoup contribué à notre engagement ».

Cet engagement, est-il le même encore aujourd'hui par rapport à la fois à la société tunisienne et aux grands événements du monde ? « Il faut conscientiser les étudiants » dit ce militant de l'UGET. Car il est devenu courant d'entendre dire que la jeunesse estudiantine est « dépolitisée », dépolitisation que Habib Kasderli définit comme « le désintérêt de la chose publique et la chute des idéaux ». « Pourtant, continue-t-il, ils savent ce qui se passe dans le pays et dans le monde, mais ils ne veulent plus s'engager. C'est le passage de la connaissance à l'engagement qui fait problème mais ce phénomène concerne tout le pays. Est-ce la peur ou est-ce le manque de confiance dans les organisations et les hommes ? La peur, qui a pu naître après ce que les étudiants ont vu du terrorisme intégriste à l'université d'une part, et de l'intégrisme comme objet de répression d'autre part, est peut-être une des causes du désengagement. Mais le désengagement, c'est aussi, je pense, le refus de croire aux choses inefficaces ».

Pourtant, les étudiants poursuivent des études dans des conditions d'une précarité effarante : insuffisance de foyers universitaires avec autorisation d'occuper une chambre de une à deux années, alors que les études durent en moyenne cinq ans, restaurants universitaires surpeuplés où la nourriture extrêmement insuffisante est parfois immangeable, bourses insuffisantes et ne couvrant qu'à peine les frais de transport et de logement, conditions de travail pénibles dans les facultés aux bibliothèques et amphi surpeuplés, insuffisance de professeurs. Par ailleurs, l'un des principaux problèmes auquel les étudiants sont confrontés est le chômage des diplômés auquel s'ajoute la dévalorisation de certains diplômes (d'une façon générale, les maîtrises obtenues dans les facultés de lettres et de droit et sciences économiques) due entre autres à la baisse vertigineuse du niveau scientifique des étudiants et des contraintes du marché de l'emploi. Or, tous ces problèmes sont très peu répercutés au niveau de l'UGET : « il est frappant qu'une université aussi importante, il y a environ 230 000 étudiants, n'a pas d'expression syndicale estudiantine et il est urgent qu'elle en ait une, vital pour les étudiants qu'ils aient une voix pour s'exprimer sur la réforme de l'enseignement, sur le marché du travail et qu'ils aient un outil pour améliorer leurs conditions d'existence » (H.K.). Pourquoi l'UGET ne joue-t-elle pas ce rôle ? Et si la jeunesse estudiantine ne se reconnaît que très peu dans les luttes menées aujourd'hui par leur centrale syndicale, pourquoi ne fait-elle pas pression pour que les choses changent, pourquoi n'émerge-t-il pas, de l'absolu anonymat, de « la masse » comme aiment à l'appeler les militants, une expression organisée dans laquelle elle se reconnaîtrait ? Pourquoi cette jeunesse estudiantine donne-t-elle l'impression de subir l'UGET comme le pays subit le parti au pouvoir, en espérant que cela change mais sans rien faire pour cela ? Sans doute que les procédés utilisés à l'intérieur de l'UGET par les fractions en présence et les violences, même si elles ne sont que verbales (mais elles ne sont pas que verbales), dont les étudiants sont souvent les spectateurs et qui ont une assez longue histoire dans le mouvement étudiant, ont-ils en quelque sorte « traumatisé », de génération en génération, les étudiants.

Sans doute, la pratique du rapport vertical organisation-masse, militant conscient-étudiant non conscient, parole-silence, tout cela matérialisé dans le verbe et la logistique utilisés par les militants de l'UGET et autres militants en milieu universitaire, place-t-il définitivement les étudiants en situation de mineurs et donc peu productifs d'idées, d'actions, d'initiatives, de contestation. Sans doute aussi, s'est-il établi entre l'UGET et les étudiants une distance construite sur la méconnaissance ou l'éloignement par rapport à leurs aspirations réelles qui a entretenu et favorisé la sur-politisation-qui-exclut aux dépends de la syndicalisation-qui-rassemble. Mais, au delà de toutes ces interrogations, n'est-ce pas surtout dans du neuf que veulent tailler les jeunes étudiants, lassés et désabusés des médailles et des titres de gloire des générations qui les ont précédés, des discours et des mots qui séduisent un temps mais dont les promesses sont le plus souvent contredites par les alliances politicardes, le manque de prise sur le réel, l'archaïsme des mots d'ordre et des modes d'organisation. Une jeunesse en désarroi et dont l'énergie combative se heurte au mur de béton des affrontements idéologiques face auxquels elle pourrait fredonner, comme le poète : « mourir pour des idées, c'est bien beau, mais lesquelles ? ». Une jeunesse enfin qui réclame son droit au bonheur et à la paix, partie intégrante de celle qui, de Gênes à Porto Alegre, s'élève contre la mondialisation du Capital et la planétarisation de la violence.

 

Neïla Jrad
Tunis.

 

N.B. Il semble bien que la rupture soit à présent consommée entre le Bureau Exécutif de l'UGET et les fractions contestataires : cette semaine, les étudiants destouriens auraient investi, en propriétaires, le local de l'UGET et, avec l'assentiment du Bureau Exécutif auraient proclamé leur participation à la direction de la Centrale. Par ailleurs, des modifications auraient été introduites dans le sigle de l'UGET par l'incorporation des couleurs des étudiants destouriens. En opposition totale avec ce projet, les militants étudiants contestataires auraient décidé la remise en activité des structures syndicales provisoires, dissoutes par les étudiants après la tenue du XVIIIème congrès.

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