ans les semaines qui ont précédé le Congrès de l'UGTT, les médias tunisiens ont rivalisé
d'interviews et de déclarations d'acteurs anciens ou actuels, responsables d'instances
syndicales ou en marge, tant les enjeux de ce Congrès extraordinaire s'imposaient à tous.
Autour de deux axes structurants, la démocratie interne et l'autonomie du mouvement, c'est
de la conquête de l'appareil de direction, de son renouvellement qu'il était surtout
question.
Toutes ces questions de fond et les litiges y afférents ont été abordés par Abid Briki,
membre du Bureau exécutif (BE) de l'UGTT dans une interview qu'il a bien voulu nous accorder avant le Congrès.
Les réponses qu'il y aura apportées, dans le même sens que ses camarades du BE, peuvent être
relues et appréciées après le Congrès. L'essentiel de notre intérêt, toutefois, est allé au
rapport économique et social que Abid Briki, en tant qu'ancien responsable des études (il
est désormais à la Formation au sein du BE), a piloté.
Ce rapport n'apparaît pour l'heure que comme une suite de consultations d'experts, coordonnées
par l'économiste Hassine Dimassi dont les études sur le pouvoir d'achat et l'enseignement
constituent l'ossature principale du travail. L'ensemble dessine l'ébauche d'un programme
économique et social qui devrait être le point d'appui de toute intervention, de toute
négociation de l'UGTT dans les années à venir.
Abid Briki justifie d'abord l'opportunité d'un tel rapport qui, comme celui de 1956 (au
moment de l'Indépendance) et celui de 1984 (à l'heure de l'ajustement structurel) s'impose,
du fait d'urgences nationales. Aujourd'hui « les conséquences de la mondialisation sur notre pays et celles des accords de partenariat poussent les syndicalistes à chercher des solutions et à répondre à une question fondamentale : quel sera le destin des travailleurs ? ».
Quoi donc de plus naturel pour une centrale syndicale de penser le devenir des travailleurs,
tâche que se donna déjà Farhat Hached en 1951 dans « Problèmes sociaux ». Et pourtant, voilà
que ce rapport déjà dérange. Il y eut une charge contre lui dans un quotidien spécialisé
dans cette besogne et le ministère du Développement affirma « cette réserve pour nous très
grave » souligne Abid Briki, en disant que « ce n'est pas le rôle de l'UGTT de discuter
la situation économique du pays, ni sa situation politique » !
Aussi « le premier défi pour nous, c'est comment récupérer le champ de bataille. Durant dix
ans, nous avons cessé de présenter nos points de vue sur la question des libertés, de
l'économie, comme si l'UGTT n'était pas concernée par ces processus en oeuvre ».
Abid Briki réaffirme avec force l'implication de l'UGTT dans la politique du pays et dans
sa gestion économique et sociale. « C'est notre rôle historique d'intervenir en prévention des conséquences économiques et sociales sur le devenir des travailleurs ».
Dès lors, la défense des acquis sociaux amène à intervenir dans des choix économiques mais
aussi, souligne Abid Briki, à dire son mot sur « le climat politique en Tunisie ».
Ainsi, le rapport consacre un chapitre à « Démocratie et développement ». Ce rapport, débattu
entre experts et représentants syndicaux, devrait être discuté au Congrès (après la
relecture par le Conseil national) car « le prochain congrès ne doit pas être un congrès
d'élection seulement, mais un congrès de réflexion car aujourd'hui nous avons besoin
d'éclairer les chemins du syndicalisme ».
Aussi le rapport permettra de trier les bases de travail et de négociations notamment dans
les secteurs entraînants (agriculture, tourisme, bâtiment, textile) ou dans le domaine des
grands acquis sociaux (couverture maladie, protection sociale, éducation et emploi, etc.).
Enfin, sur la question de la privatisation, Abid Briki considère, sur la base d'expertises,
que « c'est faux, la privatisation n'a pas contribué au progrès économique de notre pays ».
Enfin, c'est à partir de mars que s'ouvrent les négociations de salaires sur lesquelles
l'UGTT doit être vigilante et revendicative, d'autant que - l'analyse de Hassine Dimassi le
montre -, le pouvoir d'achat a régressé depuis 1984.
Enfin, comment négocier sans faire valoir le droit syndical, droit à la grève et surtout
protection des responsables syndicaux, insiste Abid Briki, conformément à la Convention
135 du droit international du travail.
Souvent ces responsables sont licenciés et à propos de licenciements, notamment liés à la
privatisation et au dégraissage, Abid Briki reconnaît que l'UGTT ne présente pas dans ce
rapport, ni dans son journal Ech-chaab, suffisamment de données sur les licenciements et en
aucun cas une cartographie explicative, mais elle a proposé un observatoire à cet effet.
Aujourd'hui, seul le ministère des Affaires sociales tiendrait un inventaire solide de ces
coupes claires. Il y a urgence à cette mise au point, car le coût social des accords de
libre-échange - du fait de l'écroulement des entreprises - « sera féroce ».
Au reproche de la grande carence du rapport sur cette question, Abid Briki, l'admettant, se
défend aussi en soutenant « la grande difficulté d'accès aux statistiques » que les
instituts gouvernementaux semblent confisquer. Mais ce n'est pas le travail des syndicats de « faire du terrain et de noter et suivre un inventaire des grèves ».
Conquérir le champ de bataille
Aussi l'UGTT doit-elle être en première ligne et, selon le mot de Abid Briki, « elle doit
reconquérir le champ de bataille ». Mais qui donc, depuis plus de dix ans, porte la
responsabilité d'une désertion de ce champ par l'UGTT ?
« Il est de l'intérêt de tous les acteurs sociaux d'avoir une organisation syndicale forte,
capable de sonner l'alarme, et de faire l'équilibre » en somme d'être un contre-pouvoir,
surtout pendant les « négociations avec le FMI ou la Banque Mondiale ».
Mais comment faire pour reconstruire une UGTT forte quand son image s'est à ce point ternie,
depuis dix ans, et que la confiance s'est perdue. Comment faire concrètement pour que
l'oeuvre de « redressement » ne soit pas qu'un discours !
Après avoir noyé ce reproche de régression dans une atmosphère internationale de recul du
syndicalisme lié à la mondialisation, Abid Briki en vient à « un diagnostic objectif de
fautes historiques » de l'ancienne direction dont il faisait partie (« moi non plus, je ne
suis pas innocent » reconnaît-il).
Mais aujourd'hui, l'heure est au redressement. L'appel a été « compris » et du reste « il
est très difficile d'instaurer le pluralisme syndical ». Oui, mais si chacun (en dehors de
l'initiative de Tahar Chaieb pour une autre confédération syndicale), reconnaît que
plusieurs organisations syndicales parcellariseraient la revendication et fragiliseraient au
profit des patrons la représentation des intérêts des travailleurs, comment faire pour
encourager à l'intérieur de l'UGTT un « pluralisme d'opinions » ?
La première manière de redonner confiance, rappelle Abid Briki, c'est la transparence qui
a entouré la préparation du congrès. Ainsi « c'est la première fois que la liste des
congressistes par secteur et par région a été rendue publique, affichée. Cette liste a été
décidée par la Commission administrative de l'UGTT ».
À l'extérieur, on objecte que l'alternance est loin d'être respectée et qu'il n'y a pas de
limitation de mandats de représentation. Abid Briki considère que cette limitation
pourrait être à l'ordre du jour des discussions et il enchaîne sur l'ouverture des
candidatures à tous, y compris aux syndicalistes qui furent exclus.
Autre preuve d'ouverture et de la disponibilité du BE actuel, c'est la décision de ce
congrès extraordinaire accompagné de la rectification de l'article 11 permettant la
réintégration des exclus.
Et même, insiste Abid Briki, la confiance commence à être rétablie avec des syndicats
étrangers, surtout européens, qui ont eu tendance, ces derniers temps, à prendre de la distance.
« Nous sommes en très bons termes avec certains syndicats européens, particulièrement
italiens et allemands ». Cette bonne relation est utile particulièrement au moment où
s'évaluent les retombées économiques et sociales des accords Tunisie-UE (l'UGTT a organisé
une université sur ce thème).
Le congrès ira donc dans le sens de ce redressement et il se fera en cherchant le
renouvellement ne fût-ce que partiel de l'appareil de direction - c'est désormais chose
faite dans la proportion évaluée par Abid Briki d'un tiers, soit trois nouveaux venus sur
treize membres du BE, dont Ali Romdhane, un des chefs de file de la plate-forme réclamant
démocratie et autonomie de l'UGTT. Ali Romdhane représente un courant important au sein de
la dissidence qui désormais retrouve sa (petite) place au BE.
Revenant sur la démocratie dans la préparation des élections Abid Briki se souvient : « du
temps de Sahbani, on n'apprenait la liste du SG qu'une heure avant et elle était
indiscutable. Aujourd'hui, un mois avant, elle se discute et Abdesselem Jrad, le Secrétaire
général, ouvre sa porte et discute avec tout le monde ».
De fait, quelques jours avant le congrès, il se déclarait ouvert à une négociation avec Ali
Romdhane. C'est déjà un début de redressement autant que l'expertise financière menée par
deux experts qui constituera le contenu du rapport financier pour l'ensemble de ces
dernières années, l'avant et après Jrad. Il reste la traditionnelle, l'historique
mobilisation de l'UGTT en faveur des libertés et de la démocratie dans le pays. La direction
entend prolonger ce rôle et ce devoir mais elle met quelques nuances sur certaines
revendications. Ainsi l'amnistie générale est « une préoccupation » et non « une
revendication » de l'UGTT. Cependant, l'UGTT reste dans certains de ses segments très
disponible aux côtés des militants pour les libertés publiques. On le vit particulièrement à
Sfax (l'UGTT se mobilisant pour la défense de Hamma Hammami aux côtés des défenseurs de
droits humains) et le congrès de l'UGTT a rendu public dans deux communiqués le soutien de la
grande centrale à la LTDH et à l'Ordre des Avocats en grève générale le 7 février. Elle
persiste à être réservée sur la représentation du président de la République à un nouveau
mandat jusqu'ici anticonstitutionnel.
Aussi, peut-être ne faut-il pas encore trop demander à une centrale syndicale qui se relève
de sa déconfiture et il faut plutôt l'encourager à reprendre un nouveau souffle, surtout en
prévision « des années de vérité » qui attendent la Tunisie, selon l'expression de
l'économiste H. Dimassi et dont on espère quelles ne seront pas des années de crise, des
années noires.