e 2 février 2002, trente secondes seulement ont suffi au tribunal de première instance de Tunis pour condamner Hamma Hammami et Samir Tâamallah à 9 ans et 3 mois d'emprisonnement, Abdeljabbar Madouri se voyant en outre infliger, en son absence, 2 années supplémentaires, pour des chefs d'inculpation qui demeurent ignorés. Trente secondes ont suffi pour mettre fin à une cavale qui aura duré quatre ans pour ces trois militants condamnés par contumace en juillet 1999 avec une vingtaine de co-inculpés, dont Radhia Nasraoui, la femme de H. Hammami.
Ammar Amroussia avait décidé de sortir, lui aussi, de cinq ans de clandestinité, après avoir été condamné pour appartenance au PCOT en novembre 1997 à deux ans et quatre mois de prison. En sortant du tribunal, ce soir-là, il sera arraché avec une grande violence au groupe d'amis et des observateurs étrangers qui l'entoure, et disparaîtra à nos yeux pour ne réapparaître qu'une semaine plus tard à la prison de Gabès. Les trois autres sont aujourd'hui à la prison civile du 9 avril, Abdeljabbar Madouri et Samir Tâamallah chacun dans une cellule où s'entassent plus de deux cents droits communs, Hamma Hammami dans la cellule des condamnés à mort avec trois détenus condamnés dans des affaires criminelles et qui lui font craindre pour sa sûreté.
Et pourtant tout avait commencé dans une atmosphère de liesse, le matin, lorsque Samir Tâamallah, Abdeljabbar Madouri et Ammar Amroussia nous avaient rejoint dans le petit café qui fait face au Palais de justice de Tunis. J'avais du mal à réaliser que ces trois hommes sortaient de plusieurs années de clandestinité. C'était trop simple, trop facile. Et puis, quelques minutes plus tard un bruit de klaxon dans la rue a annoncé l'arrivée de Hamma Hammami, avec sa femme Radhia Nasraoui au volant. Aussitôt toute une foule s'est pressée autour de lui. Ses filles, Ousseima et Nadia, avaient des difficultés à ne pas le lâcher. C'était comme un jour de mariage, tout le monde riait, était ému, ses trois autres compagnons se frayaient un chemin dans la foule, accompagnés eux aussi de leurs familles. Et là sur le parvis, Hamma Hammami a pris la parole devant les caméras étrangères pour dire qu'ils étaient là aujourd'hui parce qu'ils l'avaient décidé, que c'était le début d'une nouvelle étape de la lutte pour la démocratie en Tunisie et c'est librement qu'ils sont entrés dans le Palais de justice pour comparaître dans un procès dont ils avaient fixé les conditions en faisant opposition à leur condamnation par défaut de juillet 1999. Nul doute que la police était présente pendant tout ce temps, mais apparemment comme la veille dans les locaux du Parti démocrate progressiste (PDP) ou de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), ils avaient reçu l'ordre de ne pas se montrer. On en aurait presque oublié l'affrontement avec les gros bras de la police politique qui, la veille au soir, nous avaient interdit l'accès à la maison de Salah Hamzaoui, le Président du Comité de soutien à Hamma Hammami, oublié aussi que, ce même soir, les personnalités étrangères invitées chez Sihem Bensedrine, la porte parole du CNLT, avaient dû user de toute leur autorité pour obtenir le droit d'entrer chez elle...
Nous sommes tous entrés derrière les « prévenus », pêle-mêle, avocats, familles, journalistes, observateurs et une foule de sympathisants, des jeunes très nombreux, qui étaient déjà passés, pour certains, par le banc des accusés dans ce même tribunal, mais aussi des universitaires, des responsables politiques de tous bords, des représentants de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, du CNLT, de l'ATFD et beaucoup d'autres que je ne connaissais pas. La police a bien essayé de nous interdire l'accès à la salle du tribunal, mais elle ne semblait pas prête à affronter une telle bousculade. Le bâtonnier et d'autres membres du conseil de l'ordre ont alors obtenu, avec l'accord du président du tribunal, monsieur Mostapha Kaâbachi, de transférer la séance dans une salle plus grande, tellement nous étions tous comprimés.
Les prévenus étaient assis sur leurs bancs, entourés de leurs familles et de tous les avocats (deux cents environ), mais le juge n'arrivait toujours pas. La police, elle, était très présente, en uniforme ou en civil ; elle a commencé à faire reculer les avocats jusqu'au moment où des membres de la police secrète se sont précipités sur Hamma Hammami et ses camarades, les ont arrachés à leurs bancs, bousculant leur entourage et faisant tomber par terre Ousseima, la seconde fille de Hamma, âgée de 13 ans, qui reste terrorisée et choquée jusqu'à aujourd'hui par ce rapt en plein tribunal.
À partir de cet instant, tout a basculé. Un avocat a grimpé sur un banc pour dénoncer cet enlèvement, et les membres du Conseil de l'ordre, après s'être concertés, ont décidé de retirer leurs robes et de renoncer à plaider. Pendant ce temps, dans la salle, des slogans fusaient de toutes parts : « libertés politiques », « non à la terreur, non à la dictature ». Il régnait une véritable atmosphère d'« anarchie », d'absence de pouvoir, pour reprendre le terme utilisé par l'avocat marocain, Abderrahim Berrada, qui, comme son confrère Abderrahim Jamai, n'avait pas eu le droit de se constituer, malgré les conventions tuniso-marocaines.
Était-on vraiment dans un tribunal ? Où était la justice pendant tout ce temps ? Nadia Hammami et quelques personnes présentes par hasard apercevront le juge et ses assesseurs au milieu de l'après midi quand la police ramènera les prisonniers menottés. Il suffira que Hamma crie « ce sont des sauvages » et que Abdeljabbar Madouri lance « Justice indépendante » pour que les policiers les reconduisent séance tenante dans les geôles du sous-sol. Le juge tournera la tête et sortira de la salle. Il ne reviendra qu'à la fin de la journée pour confirmer les sentences prononcées en juillet 1999 et ajouter deux ans de prison à A. Madouri qui a osé « injurier » la justice.
Comment pourrait-on qualifier de procès ce qui s'est passé ce samedi 2 février 2002 ? La sentence a été prononcée sans qu'à aucun moment les prévenus aient eu la possibilité de s'exprimer, que les charges leur aient été notifiées, que le Procureur ait pu formuler sa demande et sans bénéficier de l'assistance de leurs avocats. Hamma Hammami et Samir Tâamallah ont été ramenés une troisième fois dans la salle d'audience, sans Abdeljabbar Madouri, probablement trop amoché pour être montré au public. Je me souviens du regard de Najoua Rezgui, sa femme, les yeux fixés sur la petite porte à droite du tribunal par où étaient arrivés les prisonniers.
Les peines prononcées sont terriblement, absurdement, lourdes car en fait de quels crimes se sont rendus coupables Hamma Hammami et ses camarades ? Qu'ont-ils fait d'autre tout au long de leur vie que de réclamer le droit à la liberté d'organisation politique, le droit à l'expression de leurs idées politiques, le droit à la liberté d'opinion, à travers les poèmes de Samir Tâamallah ou les romans de Madouri, à travers les écrits politiques, universitaires ou journalistiques de Hamma Hammami. C'est pour cela qu'en 1972 déjà ce dernier a été condamné alors qu'il n'avait que 20 ans, pour cela qu'il sera condamné à nouveau en 1987 après la constitution du Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT) dont il est le porte-parole, puis en 1992, 1994 et enfin en 1999, alors qu'il a choisi la clandestinité. C'est d'ailleurs une période propice pour lui à la lecture et à l'écriture. Dans l'un des courriers qu'il a pu faire sortir, il écrit : « Mes tortionnaires m'ont aidé sans le vouloir à prendre le chemin de la dignité, à ouvrir les yeux sur les problèmes de la Tunisie et à donner un sens à ma vie. Depuis, je n'ai ni regretté le choix que j'ai fait, ni abandonné le chemin que j'ai pris. Au contraire chaque jour qui passe ne fait que renforcer ma conviction de la justesse de mon choix ».
En fait, s'il y a eu procès, ce samedi, ce n'était pas celui de Hamma Hammami, pas plus que celui du PCOT. S'il y a eu procès, c'était bien celui du régime tunisien qui ne respecte plus aucune règle de l'état de droit, ne se soucie pas même de respecter les formes comme il l'avait fait en juillet 1999. C'était un procès, il n'était ni juste ni équitable, les charges qui pesaient sur les prévenus relevaient toutes du délit d'opinion, mais c'était un procès tout de même où les prévenus et les avocats avaient au moins eu la parole, ils avaient pu dénoncer les tortures qu'ils avaient subies. Dans la même salle du Palais de justice, ce samedi 2 février, les avocats et la foule des observateurs et des sympathisants qui ont assisté à l'enlèvement sauvage des prévenus, qui ont constaté l'absence de la Cour, sauf pour ces quelques secondes de verdict, ont bien compris qu'un pas nouveau avait été franchi par le pouvoir, assuré de son impunité par le soutien qu'il reçoit depuis le 11 septembre. Est-ce pour cette raison que l'ambassade de France n'avait pas jugé bon d'envoyer un représentant, alors même que les ambassades de Suisse et des États-Unis étaient là ?
Un pas aussi a été franchi par tous ceux qui étaient venus soutenir Hamma Hammami et ses camarades, pas parce qu'ils appartiennent au même parti que lui, beaucoup des personnes présentes dans la salle l'ont combattu et le combattront encore mais avec les armes de la démocratie, pas de la répression. S'ils étaient là, avec leurs chants et leurs slogans pour les libertés politiques, c'est parce qu'ils savent que ce n'est pas par la terreur qu'on combat le terrorisme, mais, comme l'a dit Hamma Hammami, en août dernier, sur la chaîne de télévision qui émet depuis Londres, Mustakilla : « par la liberté d'expression pour tous, y compris pour ceux avec qui nous ne sommes pas d'accord ». « Les différends politiques et idéologiques, a-t-il ajouté, ne peuvent être réglés qu'à travers la liberté et l'exercice de la démocratie ».
Cela passe, aussi et surtout, par une justice indépendante. Hamma et ses compagnons ont lancé un défi en se présentant volontairement face à leurs juges. Ils ont trouvé en face d'eux des magistrats démissionnaires face à la police politique. C'est bien encore une fois la preuve d'une justice aux ordres et qui tourne à vide, comme le montre la valse-hésitation des arrestations, condamnations, libérations de Sihem Bensedrine, Moncef Marzouki, Mohamed Moadda, ou encore la parodie de justice le 30 janvier dernier, dénoncée par le CNLT (9 février 2002) , sans oublier le règlement de compte du pouvoir à l'encontre de la LTDH par la condamnation à 10 ans de prison pour harcèlement sexuel de son Vice-président, Khemaïs Ksila.
C'est pour avoir dénoncé dans une lettre adressée le 6 juillet au président Zine El Abidine Ben Ali le « harcèlement » et les « intimidations » dont les juges sont l'objet, et avoir prié le Président de les « libérer de la tutelle » du pouvoir politique, afin de permettre « l'épanouissement des libertés constitutionnelles », que le juge Mokhtar Yahiaoui a été révoqué par le Conseil de discipline des magistrats de Tunisie.
C'est pour soutenir son combat, celui des avocats et de tous ceux qui se mobilisent aujourd'hui en Tunisie qu'il faut être toujours plus nombreux à exiger la libération immédiate et inconditionnelle de Hamma Hammami, Samir Tâamallah, Abdeljabbar Madouri et Ammar Amroussia, ainsi que l'amnistie générale pour tous les prisonniers d'opinion en Tunisie.