orsqu'au mois de septembre 2000 Ismaïl Sahbani est
limogé et remplacé par Abdesselem Jrad à
la tête du Bureau exécutif de l'UGTT, les observateurs,
sans parler des syndicalistes directement
impliqués, restent sceptiques. La crise annoncée
sera-t-elle résorbée par le départ de Sahbani ? De
nombreuses questions se posent tout au long des
dernières années. Celle qui s'imposait à tous
portait sur le positionnement de l'UGTT sur la scène
politique nationale : la Centrale syndicale s'est
progressivement retirée de la scène démocratique, et à
un moment précisément où l'enfermement du
pouvoir, l'étouffement des libertés, les pressions et
harcèlements contre les contestataires, activistes
des droits de l'homme ou militants politiques
devenaient l'axe de la politique du pouvoir.
La direction
de l'UGTT a mis l'organisation complètement « sous
l'éteignoir » sur la question démocratique,
devenue pourtant « le credo » de tous les partis,
légaux ou non reconnus, parlementaires ou non, et
de tout le mouvement associatif indépendant. Bien plus,
les quelques initiatives ou prises de position
des directions syndicales qui se sont succédées depuis
1989 en rapport avec la démocratie et les
libertés ont consisté à appuyer avec force le président
Ben Ali et « les grandes orientations de sa
politique » et à engager l'UGTT aux côtés du président
lors des élections présidentielles de 1994 et
de 1999...
Par ailleurs, l'UGTT, face aux patrons dans
les entreprises lors des négociations sociales,
est considérablement affaiblie. La présence syndicale
s'en ressent gravement. Le nombre
d'adhérents a baissé nettement (que reste-t-il
aujourd'hui des 250 000 à 300 000 adhérents du
milieu des années 80 ? Pas plus de 100 000 selon des
sources très fiables...). Des syndicats
d'entreprise, des sections fédérales ont disparu ou
vivotent. Lors du renouvellement des syndicats, il
est arrivé fréquemment de ne pas trouver le nombre
requis de candidats. Certains syndicats ne sont
pas renouvelés durant quatre, cinq ou six ans.
Sur un autre plan et alors que la politique libérale,
de plus en plus libérale, se confirmait de jour en
jour, avec son cortège d'effets négatifs sur les acquis
sociaux, sur l'équilibre social du pays, la
direction de la Centrale syndicale « accompagnait » ce
nouveau et dangereux cours sans réagir...
Bref le rôle de « contre-pouvoir » qu'a toujours joué
l'UGTT dans les années 70 et 80 n'était plus
qu'un souvenir. Au contraire, les observateurs notaient
que la Centrale syndicale se muait
progressivement en appendice du pouvoir politique et de
son chef.
L'opération menée en septembre 2000 par Jrad et ses
camarades de l'exécutif, avec l'assentiment
et le soutien du palais, et qui a consisté à se
débarrasser de Sahbani aux moindres frais,
circonscrivant ainsi la crise profonde à des « agissements
inacceptables du Secrétaire général
Ismaïl Sahbani au niveau des finances de l'UGTT » a
semblé, dès le départ, « cousue de fil blanc »
à de très nombreux syndicalistes.
La démarche de Jrad a consisté, depuis plus d'un an
maintenant, à s'évertuer à convaincre du
caractère limité du malaise. Il parle certes de « choc
douloureux » suscité par « les agissements
scandaleux » de l'ex-Secrétaire général. Mais il
affirme péremptoirement : « aujourd'hui nous
sommes fiers d'avoir réussi dignement, et sans
ingérence aucune, à maîtriser la situation et à en
limiter les dégâts ». Et probablement pour relever son
propre moral et celui de ses troupes (ou ce qu'il
en reste) il ne craint pas d'ajouter : « la situation a
été si vite normalisée que beaucoup
d'observateurs n'ont pu cacher leur étonnement, voire
leur admiration ». La méthode Coué semble
avoir des adeptes à la direction de l'UGTT !
En réalité, le bilan de 14 mois de « rectification »
n'est guère convaincant. Rien d'essentiel n'a été
remis en cause dans la politique de l'UGTT depuis le
départ de Ismaïl Sahbani, et son remplacement
par Abdesselem Jrad. Les réformettes, les petites
mesures en faveur de certains victimes de
l'ancien Secrétaire général ne peuvent constituer le
changement fondamental de politique que
réclament des syndicalistes de plus en plus nombreux.
Les quelques déclarations ou « petites
phrases » sur l'indépendance de la Ligue des droits de
l'homme, sur l'amnistie générale, sur la
liberté d'expression, etc., ne sont pas significatives.
D'une manière générale, les dirigeants actuels
considèrent que sur les grandes orientations de l'UGTT
depuis le Congrès de Sousse en 89 (soutien
politique au pouvoir de Ben Ali, appui aux grands choix
gouvernementaux dans le domaine
économique et social, coordination très étroite avec le
patronat de l'UTICA ..), il n'y a rien à
changer...
Ceux qui « attendaient » la nouvelle direction (en
fait, la même) lors des Congrès des Unions
régionales des Fédérations et des Syndicats nationaux
ont été servis : à Sousse, à Monastir, à
Jendouba, à Ben Arous et ailleurs, les Congrès ont été
contestés. Des irrégularités ont été signalées
en grand nombre. En fait, la direction Sahbaniste (sans
Sahbani) a tout fait pour maintenir les
anciennes équipes. Seuls quelques (trop)
inconditionnels de Sahbani ont été limogés : c'est le
cas
notamment de Ali Trabelsi (Union régionale de Tunis) et
de Habib Atig (Union régionale de Ben
Arous) ou encore de Hassen Kanzari (Fédération de la
Métallurgie)...
Ajoutons qu'au niveau des relations internationales,
l'UGTT a perdu l'essentiel de ses positions
dans le mouvement syndical international. À la CISL,
c'est la grande réserve à l'égard de la direction
actuelle de l'UGTT. À la Confédération européenne des
syndicats (CES), avec laquelle l'UGTT a
toujours eu des rapports très suivis, l'attitude est
carrément hostile depuis septembre 2000. Pour la
CES et plusieurs syndicats d'Europe (français,
espagnols, allemands, italiens), l'UGTT a perdu son
autonomie à la fois à l'égard du pouvoir politique et à
l'égard du patronat. En se mettant au service
d'une politique qui sacrifie délibérément les intérêts
des travailleurs et qui casse chaque jour davantage
les barrières devant un ultra-libéralisme claironné,
l'UGTT a perdu son âme...
C'est dans ces conditions qu'après plusieurs contacts
et démarches préparatoires, un certain
nombre de figures du syndicalisme tunisien ont pris, en
octobre, une initiative importante. Il s'agit de
« la plate-forme syndicale pour la réhabilitation de
l'UGTT ». Les initiateurs qui ont publié cette
plate-forme [voir notre article dans ce
dossier] n'y sont pas allés par
quatre chemins. Ils parlent d'une « crise
profonde », d'une véritable « dénaturation » de l'UGTT tout au
long d'un processus qui a commencé lors du
Congrès de Sousse en 1989, les deux Congrès suivants
(1993 et 1999) n'ayant servi qu'à confirmer
en l'aggravant le dit processus. C'est une UGTT
soumise, intégrée à l'appareil d'État et mise au
service de la politique gouvernementale, totalement
bureaucratisée, plutôt « administrativée »,
fonctionnarisée. Et pour que les choses soient plus
claires, les initiateurs de la plate-forme affirment
que la direction actuelle étant responsable de la
dérive de l'UGTT, elle n'est pas habilitée à diriger
l'entreprise de rectification et de réhabilitation.
La plate-forme, servie par la qualité de ses
initiateurs, crée le choc attendu. Plusieurs journaux
se font l'écho de l'initiative. El-Wahda, organe du
PUP, la publie intégralement, de même que
El-Maoukef, très proche du Parti Démocratique et
Progressiste. De même, l'hebdomadaire Réalités
en publie de larges extraits. Une véritable
offensive médiatique est organisée par les
initiateurs de la plate-forme. Les journaux publient
des contributions de Habib Guiza, de Mohamed
Chakroun, Ali Romdhane, Abdennour El Meddahi...
Au terme d'un mois, ce sont plusieurs dizaines de
cadres syndicaux qui se regroupent autour de « la
plate-forme ».
C'est alors qu'intervient le Congrès du Syndicat
national de l'Enseignement Supérieur et de la
Recherche Scientifique, l'un des bastions du courant
syndical démocratique, et qui a toujours joué,
tout au long de l'histoire de l'UGTT à partir du début
des années 70, un rôle particulier dans
l'évolution de l'UGTT. La direction de l'UGTT a usé de
toutes les « ficelles », de toutes les
combines pour empêcher les syndicalistes démocrates,
dont certains ont participé à l'initiative de la
« plate-forme », d'accéder à la direction de ce
syndicat. Une équipe docile, totalement
inexpérimentée a été imposée.
L'épisode du Congrès de l'Enseignement Supérieur a
constitué un élément de dynamisation de la
contestation à l'égard de la direction actuelle. « La
plate-forme » est en train de devenir
incontournable. C'est autour de la plate-forme, c'est à
côté de la plate-forme qu'une dynamique
avance, en fonction des prochaines échéances : Conseil
national fin décembre, Congrès national en
mars/avril. Des initiatives nouvelles, se situant dans
le cadre ou à partir de la plate-forme, sont en
préparation pour les prochaines semaines, même si les
initiateurs tiennent à souligner que le mal fait
au syndicalisme au cours des 12 dernières années est
tellement profond qu'il faudra du temps, des
efforts et des sacrifices pour que l'UGTT retrouve son
âme et sa fonction : celle de contre-pouvoir
par rapport à l'État et au gouvernement au niveau
national, de contre-pouvoir par rapport au patronat
au niveau de l'entreprise, du secteur ou de la branche.
Il est clair, en tout état de cause, que les semaines
et les mois qui viennent seront marqués par une
intensification de la dynamique syndicale contestataire
et une multiplication/diversification des
initiatives qui viendront alimenter, approfondir et
enrichir cette dynamique. Si certains se demandent
comment la direction actuelle de l'UGTT réagira à cette
dynamique, d'autres préfèrent aller à
l'essentiel en se demandant comment le pouvoir réagira
face aux contestataires et à leur ambition de
réhabiliter l'UGTT...