Alternatives citoyennes Numéro 5 - 23 novembre 2001
des Tunisiens, ici et ailleurs, pour rebâtir ensemble un avenir
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UGTT : dynamique prometteuse

 

Lorsqu'au mois de septembre 2000 Ismaïl Sahbani est limogé et remplacé par Abdesselem Jrad à la tête du Bureau exécutif de l'UGTT, les observateurs, sans parler des syndicalistes directement impliqués, restent sceptiques. La crise annoncée sera-t-elle résorbée par le départ de Sahbani ? De nombreuses questions se posent tout au long des dernières années. Celle qui s'imposait à tous portait sur le positionnement de l'UGTT sur la scène politique nationale : la Centrale syndicale s'est progressivement retirée de la scène démocratique, et à un moment précisément où l'enfermement du pouvoir, l'étouffement des libertés, les pressions et harcèlements contre les contestataires, activistes des droits de l'homme ou militants politiques devenaient l'axe de la politique du pouvoir.

La direction de l'UGTT a mis l'organisation complètement « sous l'éteignoir » sur la question démocratique, devenue pourtant « le credo » de tous les partis, légaux ou non reconnus, parlementaires ou non, et de tout le mouvement associatif indépendant. Bien plus, les quelques initiatives ou prises de position des directions syndicales qui se sont succédées depuis 1989 en rapport avec la démocratie et les libertés ont consisté à appuyer avec force le président Ben Ali et « les grandes orientations de sa politique » et à engager l'UGTT aux côtés du président lors des élections présidentielles de 1994 et de 1999...

Par ailleurs, l'UGTT, face aux patrons dans les entreprises lors des négociations sociales, est considérablement affaiblie. La présence syndicale s'en ressent gravement. Le nombre d'adhérents a baissé nettement (que reste-t-il aujourd'hui des 250 000 à 300 000 adhérents du milieu des années 80 ? Pas plus de 100 000 selon des sources très fiables...). Des syndicats d'entreprise, des sections fédérales ont disparu ou vivotent. Lors du renouvellement des syndicats, il est arrivé fréquemment de ne pas trouver le nombre requis de candidats. Certains syndicats ne sont pas renouvelés durant quatre, cinq ou six ans.

Sur un autre plan et alors que la politique libérale, de plus en plus libérale, se confirmait de jour en jour, avec son cortège d'effets négatifs sur les acquis sociaux, sur l'équilibre social du pays, la direction de la Centrale syndicale « accompagnait » ce nouveau et dangereux cours sans réagir... Bref le rôle de « contre-pouvoir » qu'a toujours joué l'UGTT dans les années 70 et 80 n'était plus qu'un souvenir. Au contraire, les observateurs notaient que la Centrale syndicale se muait progressivement en appendice du pouvoir politique et de son chef.

L'opération menée en septembre 2000 par Jrad et ses camarades de l'exécutif, avec l'assentiment et le soutien du palais, et qui a consisté à se débarrasser de Sahbani aux moindres frais, circonscrivant ainsi la crise profonde à des « agissements inacceptables du Secrétaire général Ismaïl Sahbani au niveau des finances de l'UGTT » a semblé, dès le départ, « cousue de fil blanc » à de très nombreux syndicalistes.

La démarche de Jrad a consisté, depuis plus d'un an maintenant, à s'évertuer à convaincre du caractère limité du malaise. Il parle certes de « choc douloureux » suscité par « les agissements scandaleux » de l'ex-Secrétaire général. Mais il affirme péremptoirement : « aujourd'hui nous sommes fiers d'avoir réussi dignement, et sans ingérence aucune, à maîtriser la situation et à en limiter les dégâts ». Et probablement pour relever son propre moral et celui de ses troupes (ou ce qu'il en reste) il ne craint pas d'ajouter : « la situation a été si vite normalisée que beaucoup d'observateurs n'ont pu cacher leur étonnement, voire leur admiration ». La méthode Coué semble avoir des adeptes à la direction de l'UGTT !

En réalité, le bilan de 14 mois de « rectification » n'est guère convaincant. Rien d'essentiel n'a été remis en cause dans la politique de l'UGTT depuis le départ de Ismaïl Sahbani, et son remplacement par Abdesselem Jrad. Les réformettes, les petites mesures en faveur de certains victimes de l'ancien Secrétaire général ne peuvent constituer le changement fondamental de politique que réclament des syndicalistes de plus en plus nombreux. Les quelques déclarations ou « petites phrases » sur l'indépendance de la Ligue des droits de l'homme, sur l'amnistie générale, sur la liberté d'expression, etc., ne sont pas significatives. D'une manière générale, les dirigeants actuels considèrent que sur les grandes orientations de l'UGTT depuis le Congrès de Sousse en 89 (soutien politique au pouvoir de Ben Ali, appui aux grands choix gouvernementaux dans le domaine économique et social, coordination très étroite avec le patronat de l'UTICA ..), il n'y a rien à changer...

Ceux qui « attendaient » la nouvelle direction (en fait, la même) lors des Congrès des Unions régionales des Fédérations et des Syndicats nationaux ont été servis : à Sousse, à Monastir, à Jendouba, à Ben Arous et ailleurs, les Congrès ont été contestés. Des irrégularités ont été signalées en grand nombre. En fait, la direction Sahbaniste (sans Sahbani) a tout fait pour maintenir les anciennes équipes. Seuls quelques (trop) inconditionnels de Sahbani ont été limogés : c'est le cas notamment de Ali Trabelsi (Union régionale de Tunis) et de Habib Atig (Union régionale de Ben Arous) ou encore de Hassen Kanzari (Fédération de la Métallurgie)...

Ajoutons qu'au niveau des relations internationales, l'UGTT a perdu l'essentiel de ses positions dans le mouvement syndical international. À la CISL, c'est la grande réserve à l'égard de la direction actuelle de l'UGTT. À la Confédération européenne des syndicats (CES), avec laquelle l'UGTT a toujours eu des rapports très suivis, l'attitude est carrément hostile depuis septembre 2000. Pour la CES et plusieurs syndicats d'Europe (français, espagnols, allemands, italiens), l'UGTT a perdu son autonomie à la fois à l'égard du pouvoir politique et à l'égard du patronat. En se mettant au service d'une politique qui sacrifie délibérément les intérêts des travailleurs et qui casse chaque jour davantage les barrières devant un ultra-libéralisme claironné, l'UGTT a perdu son âme...

C'est dans ces conditions qu'après plusieurs contacts et démarches préparatoires, un certain nombre de figures du syndicalisme tunisien ont pris, en octobre, une initiative importante. Il s'agit de « la plate-forme syndicale pour la réhabilitation de l'UGTT ». Les initiateurs qui ont publié cette plate-forme [voir notre article dans ce dossier] n'y sont pas allés par quatre chemins. Ils parlent d'une « crise profonde », d'une véritable « dénaturation » de l'UGTT tout au long d'un processus qui a commencé lors du Congrès de Sousse en 1989, les deux Congrès suivants (1993 et 1999) n'ayant servi qu'à confirmer en l'aggravant le dit processus. C'est une UGTT soumise, intégrée à l'appareil d'État et mise au service de la politique gouvernementale, totalement bureaucratisée, plutôt « administrativée », fonctionnarisée. Et pour que les choses soient plus claires, les initiateurs de la plate-forme affirment que la direction actuelle étant responsable de la dérive de l'UGTT, elle n'est pas habilitée à diriger l'entreprise de rectification et de réhabilitation.

La plate-forme, servie par la qualité de ses initiateurs, crée le choc attendu. Plusieurs journaux se font l'écho de l'initiative. El-Wahda, organe du PUP, la publie intégralement, de même que El-Maoukef, très proche du Parti Démocratique et Progressiste. De même, l'hebdomadaire Réalités en publie de larges extraits. Une véritable offensive médiatique est organisée par les initiateurs de la plate-forme. Les journaux publient des contributions de Habib Guiza, de Mohamed Chakroun, Ali Romdhane, Abdennour El Meddahi... Au terme d'un mois, ce sont plusieurs dizaines de cadres syndicaux qui se regroupent autour de « la plate-forme ».

C'est alors qu'intervient le Congrès du Syndicat national de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, l'un des bastions du courant syndical démocratique, et qui a toujours joué, tout au long de l'histoire de l'UGTT à partir du début des années 70, un rôle particulier dans l'évolution de l'UGTT. La direction de l'UGTT a usé de toutes les « ficelles », de toutes les combines pour empêcher les syndicalistes démocrates, dont certains ont participé à l'initiative de la « plate-forme », d'accéder à la direction de ce syndicat. Une équipe docile, totalement inexpérimentée a été imposée.

L'épisode du Congrès de l'Enseignement Supérieur a constitué un élément de dynamisation de la contestation à l'égard de la direction actuelle. « La plate-forme » est en train de devenir incontournable. C'est autour de la plate-forme, c'est à côté de la plate-forme qu'une dynamique avance, en fonction des prochaines échéances : Conseil national fin décembre, Congrès national en mars/avril. Des initiatives nouvelles, se situant dans le cadre ou à partir de la plate-forme, sont en préparation pour les prochaines semaines, même si les initiateurs tiennent à souligner que le mal fait au syndicalisme au cours des 12 dernières années est tellement profond qu'il faudra du temps, des efforts et des sacrifices pour que l'UGTT retrouve son âme et sa fonction : celle de contre-pouvoir par rapport à l'État et au gouvernement au niveau national, de contre-pouvoir par rapport au patronat au niveau de l'entreprise, du secteur ou de la branche.

Il est clair, en tout état de cause, que les semaines et les mois qui viennent seront marqués par une intensification de la dynamique syndicale contestataire et une multiplication/diversification des initiatives qui viendront alimenter, approfondir et enrichir cette dynamique. Si certains se demandent comment la direction actuelle de l'UGTT réagira à cette dynamique, d'autres préfèrent aller à l'essentiel en se demandant comment le pouvoir réagira face aux contestataires et à leur ambition de réhabiliter l'UGTT...

 

Salah Zeghidi
Syndicaliste. Tunis.
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