n juillet 2001, la Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme (FIDH) a publié le rapport d'une mission d'enquête effectuée en deux périodes : du 21 au 24 décembre 2000 et du 16 au 20 mars 2001, en Israël. Portant sur le « statut des citoyens arabes israéliens », c'est-à-dire de la minorité palestinienne vivant en Israël, cette mission avait pour problématique de départ de clarifier de quels statuts pouvaient bénéficier des citoyens arabes de confessions diverses (Musulmans, Chrétiens, Druzes) au sein d'un État se définissant comme juif et démocratique.
La mission avait choisi délibérément de porter son enquête sur le statut des Arabes israéliens que le rapport définit comme « les citoyens non juifs qui résidaient en Israël lors de la création de cet État en mai 1948 ou qui en descendent » sans remettre en cause le contexte. Celui-ci, défini d'une part par l'existence d'un État juif qui se détermine comme foyer national des Juifs du monde entier, d'autre part par la persistance d'un conflit israélo-palestinien qui dure depuis trois générations, ne saurait être contesté par la mission d'enquête qui n'en a ni le mandat ni la compétence. Toutefois, indique le rapport de la FIDH, « le souci d'adopter cette démarche plus restreinte est fondé sur la conviction des chargés de mission qu'il existe des possibilités réalistes d'améliorer le statut de la minorité arabe d'Israël dans les limites même des paramètres qui forment le contexte actuel ». Ainsi le rapport se fixe-t-il pour objectif de démontrer l'existence et l'importance des discriminations dont sont victimes les Arabes israéliens et qui « sont liées à la définition même de l'État d'Israël, à partir du projet politique sioniste, comme État juif ».
Constats
Dans le chapitre 2 du rapport, l'accent est mis sur la citoyenneté de seconde zone dont bénéficient, du fait de leur non judaïté, les Palestiniens qui ont choisi de continuer à vivre en Israël, alors que le chapitre 3 nous révèle l'absence des droits élémentaires qui est le lot quotidien des populations bédouines. Évalués à 130 000 en 1948 (contre 850 000 précédemment), les Arabes vivant en Israël aujourd'hui représentent 1 150 000 habitants (soit environ 19% de la population israélienne estimée à 6 100 000). Répartie en trois zones, en Galilée (au nord), dans le Petit Triangle (au centre) et dans le Néguev (essentiellement pour la population bédouine), la population arabe est victime de discriminations directes et indirectes que le rapport de la FIDH cerne avec précision mais dont nous nous contenterons de ne citer que certaines :
- Alors que la langue arabe constitue l'une des langues officielles de l'État au même titre que l'Hébreu ou l'Anglais, dans les faits, c'est l'Hébreu qui est dominant et sa connaissance est exigée pour l'entrée à l'Université ou pour postuler à un emploi dans la fonction politique ;
- Aucune Université arabe n'existe en Israël et aucun cours n'est dispensé en Arabe, ce qui explique la sous-représentation des étudiants arabes dans les Universités israéliennes (6% seulement) ;
- À cela vient s'ajouter le coût élevé des études qui opère une sélection sociale privilégiant les étudiants israéliens sur les étudiants arabes ;
- Le manque de moyens budgétaires des municipalités arabes (dans le budget total de l'année 2000, 4% seulement du budget était destiné aux 57 municipalités arabes alors que la pauvreté et le dénuement des populations en augmentent grandement les besoins). C'est dans cette discrimination que réside l'une des principales raisons du retard des populations arabes et de l'écart de leur situation socio-économique par rapport à la majorité juive ;
- La discrimination dans l'accès à l'emploi dans la fonction publique est particulièrement spectaculaire (6,3% d'Arabes au ministère de la Santé, 4,2% au ministère de l'Agriculture, 4,8% au ministère de l'Éducation, 0% au ministère des Médias et des Communications...). Dans le secteur privé, les Arabes israéliens sont pris entre une exclusion de fait et une sur-représentation dans le marché du travail secondaire (emplois précaires et bien moins rémunérés) aux niveaux les plus bas de la hiérarchie. La discrimination est visible de même dans les salaires puisque le salaire horaire moyen d'une femme juive est de 28% supérieur au salaire moyen d'une femme palestinienne, le salaire moyen horaire d'un homme juif est supérieur de 33% au salaire moyen d'un Arabe israélien ;
- Les mêmes discriminations existent - et d'autant plus - par rapport à la terre, puisque dans un système où 93% appartiennent à l'État, seules 4,2% des terres restantes sont la propriété d'Arabes israéliens.
Sur ce plan, les populations bédouines ont été les premières lésées. Représentant une population d'environ 130 000 personnes au mode de vie semi-nomade basé sur l'élevage et la petite culture, les bédouins du Néguev ont été repoussé, en 1953, dans la région située à l'est de la ligne Beersheva-Hura-Hébron, le reste du Néguev leur étant devenu interdit car considéré comme zone militaire. À partir de 1967-1969, la politique israélienne a encouragé à leur concentration dans des zones urbaines ou villageoises aboutissant à un « regroupement forcé », visant à l'utilisation de la terre des bédouins pour l'extension de la colonisation juive d'une part, à « domestiquer » l'économie bédouine pour produire une main-d'oeuvre bon marché d'autre part. Aujourd'hui, sept localités de peuplement de bédouins bénéficient d'une reconnaissance officielle et par là même de services sociaux de base (santé, éducation et énergie). Quant à la majorité - environ 72 000 - qui demeurent dans des villages dits « non reconnus », ils subissent du fait de cette non reconnaissance « des violations graves de leurs droits économiques et sociaux les plus élémentaires » (ni emploi, ni instruction, ni connexion à un réseau téléphonique, de distribution d'eau ou d'électricité et les habitations qu'ils ont construites sont toujours en danger de démolition). Il va sans dire que nombre de ces villages, non intégrés au sein des municipalités dont ils dépendent en fait, se voient privés d'exercer des droits politiques au niveau municipal et les habitants se voient empêchés d'exercer leur droit de vote « dès lors qu'ils n'ont pas de résidence officiellement reconnue ».
Ces discriminations qui font de citoyens non Juifs des non citoyens ou des citoyens de seconde zone au sein même d'un État qui se proclame démocratique ne pose-t-il pas le rapport direct existant entre la judaïté d'Israël et son fonctionnement politique ? Le rapport de la FIDH relève avec pertinence la contradiction de fait existant entre ces deux principes contradictoires d'un État qui se proclame et Juif et démocratique.
Un aperçu de la législation sur laquelle s'appuie l'État d'Israël ne nous fournirait-elle pas le creuset où se construit et s'entretient, par l'affirmation d'une loi religieuse et d'une nation juive, le racisme anti-arabe et la négation des droits d'une nation opprimée, causes premières des discriminations dont sont victimes les Arabes en Israël ?
Les fondements de l'État israélien
L'État d'Israël n'a pas de Constitution écrite protégeant les libertés fondamentales : s'y substituent des lois fondamentales édictées par la Knesseth. Le cadre constitutionnel israélien repose sur des textes de loi que le rapport de la FIDH cite en détail, mais dont nous ne relèverons que quelques uns :
- La déclaration d'indépendance (1948) ;
- La loi du retour (1950) ;
- La loi sur la nationalité (1952) ;
- La loi sur Jérusalem, capitale d'Israël (1980) ;
- La loi sur la dignité de l'homme et sa liberté (1992) ;
- La loi sur la liberté de l'emploi (1992, révisée en 1994), sur l'armée (1976)...
La loi sur la dignité de l'homme, qui est considérée comme prémisse à une ébauche de Déclaration des droits de l'homme, énonce que les droits de l'homme doivent être interprétés dans « l'esprit des principes contenus dans la Déclaration d'indépendance » et qu'elle a pour objet d'instituer « les valeurs de l'État d'Israël en tant qu'État Juif et démocratique ». La FIDH relève la carence, dans cette loi, d'une clause d'égalité protégeant contre la discrimination bien qu'elle « établit que toute personne est libre de quitter Israël et que tout citoyen israélien à l'extérieur du pays est habilité à y entrer. Elle protège la propriété, la liberté personnelle et la confidentialité ».
Déclarations de principe que d'autres textes de lois ou le pouvoir du Parlement et des chefs religieux peuvent contredire. Ainsi, la loi du retour de 1950 accorde « à tout Juif le droit d'émigrer en Israël », la loi sur la nationalité (1952) garantit la nationalité à tout immigrant « posant la prééminence du droit du sang sur le droit du sol ». D'où la tenue d'un registre de la population où les résidents sont inscrits sous trois rubriques : l'une concernant la citoyenneté, l'autre l'appartenance religieuse et la troisième l'appartenance nationale au sens de l'appartenance ethnique. « Ainsi, sur la carte d'identité de chaque Israélien figure la nationalité au sens de la communauté ethnique : Juif, Arabe, Druze ou Circassien ».
En application de ce cadre juridique, le système politique israélien exclura de la compétition électorale toute formation politique qui remettrait en cause le caractère juif d'Israël, qui contesterait qu'il est « l'État des Juifs » (article 5 de la loi sur les partis politiques et article 7(a) de la loi fondamentale sur la Knesseth). Ainsi, aucune formation politique ne doit mettre en doute :
- ni la composition démocratique de l'État en tant que comportant une majorité de Juifs ;
- ni la préférence accordée aux Juifs dans le retour ;
- ni l'existence de liens privilégiés de l'État avec la diaspora ;
ces trois éléments étant considérés comme centraux de la judaïté de l'État d'Israël.
Par ailleurs, à l'intérieur même de la population juive sévit le pouvoir des chefs religieux qui disposent aujourd'hui de 22 députés, représentant 18% des voix parlementaires. Et le rapport relève que « d'une façon contraire au principe de démocratie alors même que si, selon la Déclaration d'indépendance, toutes les religions sont libres d'établir leurs cultes respectifs, tous les citoyens ne jouissent pas d'une liberté de conscience religieuse. En effet, en Israël les citoyens juifs d'Israël sont tenus de se soumettre à la religion juive, religion d'État imposée par la loi et la juridiction religieuse ».
Le conflit entre l'État et la religion organisée caractérise en permanence la vie politique israélienne et n'est-elle pas la source même où prennent naissance toutes les enfreintes graves aux droits humains les plus élémentaires, où s'élaborent les plans de discriminations d'ordre religieux et raciste ? Plus encore, bien qu'on affirme un peu plaisamment que la doctrine sioniste est laïque, comment y accorder crédit lorsque la Déclaration d'indépendance énonce clairement que « l'État d'Israël sera fondé sur la liberté, la justice et la paix selon l'idéal des prophètes d'Israël » ? Et au-delà de toutes les révoltes que nous pouvons éprouver face à l'arrogance de cet État, son fonctionnement ne pourrait-il nous amener à nous interroger sur les rapports existant entre État laïque et État démocratique, à nous demander si la laïcité n'est pas la condition sine qua non et le préalable nécessaire à tout fonctionnement réellement démocratique de l'État et de la société civile ?
Rapport FIDH : mission d'enquête sur le statut de citoyens arabes israéliens. N°310 Juillet 2001.